Il est des arrêts dont le nom évoque à lui seul tout un pan de l'histoire du droit administratif. L’arrêt Cohn-Bendit est de ceux-là : outre la célébrité du justiciable qui en est à l'origine, cette solution reflète la longue et tumultueuse relation entre un juge administratif français plus que centenaire et un ordre juridique communautaire naissant, auquel la Cour de Luxembourg s'attachait à assurer un avenir des plus radieux. L’arrêt d'assemblée Perreux du 30/09/2009 clos cette histoire par un chapitre final où les héros de l'histoire semblent, enfin, en paix.

L'affaire concerne Mme. Perreux, magistrate et responsable syndicale au sein du Syndicat de la magistrature. L'intéressée a présenté, à trois reprises, sa candidature à un poste de chargée de formation à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM), mais, en chaque circonstance, une autre candidature fut retenue. Sa dernière demande fut rejetée et elle fut nommée, par décret du 24/08/2006, vice-présidente chargée de l'application des peines au Tribunal de grande instance de Périgueux. Dans le même temps, une autre magistrate, Mme. B, était, selon Mme. Perreux, nommée par le même décret au sein de l'administration centrale, tandis qu'un arrêté du 29/08/2006 du ministre de la justice lui confiait les fonctions de juge de l'application des peines au Tribunal de grande instance de Périgueux, en qualité de chargée de formation à l'ENM à compter du 1°/09/2006. Mme. Perreux contesta la légalité de ces deux décisions. Mais, le Conseil d’État ne statua que sur celle de l’arrêté. En effet, les contestations contre le décret donnèrent lieu, s'agissant de la nomination de Mme. Perreux, à un désistement de sa part et, s'agissant de la nomination de Mme. B, à une déclaration d'irrecevabilité des conclusions de la part du juge administratif, l'acte en cause ne comportant pas cette mesure. Les conclusions de l'intéressée contre l’arrêté furent, cependant, jugées recevables, Mme. Perreux ayant intérêt à agir dès lors qu'elle pouvait prétendre aux mêmes fonctions au sein de l'ENM que Mme. B.

Mme. Perreux conteste donc la légalité de cet arrêté en soutenant que sa candidature à un poste à l'ENM a été rejetée en raison de ses engagements syndicaux. Estimant avoir fait l'objet d'une discrimination, elle invoque le bénéfices des règles relatives à la charge de la preuve en la matière, fixées par l'article 10 de la directive communautaire du 27/11/2000. A l'époque de l’arrêté, cette dernière n'avait pas encore été transposée malgré l'expiration du délai pour ce faire (la transposition n'a été réalisée que par l'article 4 de la loi du 27/05/2008).

En vertu d'une jurisprudence classique du nom du célèbre homme politique franco-allemand, M. Daniel Cohn-Bendit, cette requête aurait du être rejetée puisqu'elle conduisait à confronter directement une décision individuelle, l’arrêté, à une directive communautaire. Or, le Conseil d’État considérait qu'à l'inverse des règlements communautaires, les directives étaient dépourvues d'effet direct. En effet, l'article 189 du traité de Rome (aujourd'hui article 288 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne) prévoit que la directive fixe un objectif à atteindre aux Etats membres dans un délai imparti, tout en leurs laissant le choix des moyens pour y parvenir. En d'autres termes, la directive ne produit pas, par elle-même, d'effets de droit au profit ou à la charge des administrés. Elle ne les concerne que par la médiation de la norme nationale de transposition. C'est cette dernière qui est source de droit pour les justiciables. Sur cette base, le juge administratif refusait, donc, depuis 1978, d'annuler un acte administratif individuel directement contraire à une directive communautaire.

Cette position tranchait avec celle de Cour de justice des communautés européennes (CJCE), aujourd'hui Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qui, elle, reconnaissait une applicabilité directe à toutes les directives. Cette solution s'inscrivait dans le contexte d'un ordre juridique communautaire naissant, alors, en quête d'affirmation. Face aux oppositions des juridictions nationales, la Cour de Luxembourg devait, cependant, nuancer sa position en ne reconnaissant un effet direct qu'aux directives précises et inconditionnelles. De son coté, le Conseil d’État faisait, lui aussi, évoluer sa jurisprudence en développant des solutions permettant soit de sanctionner un acte réglementaire contraire à une directive, soit d'annuler une décision individuelle se fondant sur un acte réglementaire lui-même contraire à une directive. Si cette technique, dite de l'invocabilité d'exclusion, permettait de garantir l'effectivité du droit communautaire dans la majorité des hypothèses, elle laissait, cependant, intact la position de principe contenue dans l’arrêt Cohn-Bendit.

L’arrêt d'assemblée Perreux du 30/10/2009 est, alors, l'occasion pour le Conseil d’État d'aligner sa jurisprudence sur celle de la CJUE. Il reconnaît aux justiciables la possibilité de se prévaloir directement, à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif individuel, d'une directive communautaire non transposée, dès lors d'une part que le délai de transposition est expiré et d'autre part que les dispositions de la directive sont précises et inconditionnelles. Ce faisant, il consacre ce que l'on a appelé un invocabilité de substitution propre à garantir la pleine effectivité du droit communautaire. Désormais, la carence de l’État à transposer les directives ne sera plus de nature à priver les justiciables des droits qu'ils tiennent des directives. En l'espèce, cependant, l'article 10 de la directive n'est pas inconditionnel. Le Conseil d’État juge, alors, qu'il est dépourvu d'effet direct.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les réticences exprimées par le Conseil d’État face à un droit communautaire en pleine affirmation (I) et d'analyser, dans une seconde partie, la pleine effectivité du droit communautaire que la jurisprudence Perreux garantit désormais (II).

  • I – Une affirmation du droit communautaire qui se heurte au Conseil d'Etat
    • A – Un refus des plus nets : les directives n'ont pas d'effet direct
    • B – Un principe maintenu, mais contourné
  • II – Un juge administratif qui garantit la pleine effectivité du droit communautaire
    • A – Un revirement justifié par le renouveau de l'environnement juridique
    • B –Uneinvocabilité de substitution consacrée
  • CE, ass., 30/10/2009, Mme. Perreux

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