La primauté de la Constitution dans l'ordre interne
(CE, ass., 30/10/1998, Sarran et Levacher)

Introduction

Il est des arrêts qui éclairent le droit au-delà des faits d’espèce qui en sont à l’origine. L’arrêt Sarran et Levacher est topique de ces arrêts de principe qui irriguent l’ensemble de la réflexion juridique.

À l’origine de l’arrêt, se trouve le compromis destiné à mettre fin à l’une des situations politiques les plus difficiles des années 1980. Suite aux « événements » en Nouvelle-Calédonie, et notamment à la prise d’otage d’Ouvéa et à l’assassinat du leader indépendantiste kanak, nés d’un mouvement de décolonisation tardif, un accord avait été trouvé entre forces opposées. Il devait conduire à l’autonomisation progressive de cette partie du territoire de la République, quitte, du reste, à déroger à certains principes fondamentaux de la Constitution. En prévoyant la possibilité pour le Congrès de Nouvelle-Calédonie d’exercer une part du pouvoir législatif, l’accord de Nouméa du 5 mai 1998 portait atteinte à la l’unicité de l’État unitaire. En limitant les modalités d’accès au scrutin sur l’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, il portait atteinte au principe d’indivisibilité de la République établi à l’article 1er de la Constitution. Pour être valides, ces dérogations à la loi fondamentale devaient atteindre rang constitutionnel. Ce fut l’objet de la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998. Elle avait pour but de constitutionnaliser la loi du 9 novembre 1988 qui fixait les modalités d’organisation de la consultation des populations d’outre-mer, adoptée par référendum de l’article 11 de la Constitution. Le décret du 10 août 1998 a déterminé les modalités concrètes de réalisation de ces opérations.

Cet ensemble normatif prévoyait que seraient appelés à se prononcer sur l’autodétermination, les électeurs néo-calédoniens inscrits sur les listes électorales de l’île à la date du référendum et y ayant leur résidence à la date de l’adoption référendaire de la loi de 1988. Selon plusieurs requérants, dont messieurs Sarran et Levacher, cette limitation du corps électoral portait atteinte à la Constitution ainsi qu’à un ensemble d’instruments internationaux et notamment aux articles 2, 25 et 26 du Pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques, à l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et à l’article 3 du premier protocole additionnel à cette convention. Ce sont la physionomie et l’articulation de ces griefs dirigés contre le décret de 1998 (seule prise contentieuse à disposition des requérants) qui furent à l’origine du considérant de principe selon lequel « si l'article 55 de la Constitution dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie", la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ».

La position du juge administratif est claire et ne souffre plus l’ambiguïté (I). L’arrêt Sarran et Levacher  va toutefois au-delà du problème de la place de la Constitution face au droit international. Il détaille et explicite des points de la doctrine constitutionnelle du juge administratif (II). 

I - L'affirmation claire d'un principe essentiel

L’arrêt Sarran et Levacher doit sa postérité à l’affirmation de la suprématie de la Constitution sur les traités internationaux. La solution est logique (A), mais présente des conséquences notables sur les contours du contrôle de conventionnalité du juge administratif (B).

A - Une solution logique

La solution suit une stricte orthodoxie. Elle permet d’esquisser les déterminants du contrôle suivi (1). Elle se place dans la lignée d’une jurisprudence rendue quelques mois avant l’arrêt Sarran et Levacher (2). On voit dès lors mal comment le Conseil d’État aurait pu juger autrement (3).

1 - Les déterminants du contrôle

Il est, de prime abord, étonnant que le Conseil d’État, qui n’est pas juge de la constitutionnalité des lois (CC, 25 janvier 1975, IVG), ait été amené, à l’occasion d’un recours contre un décret à statuer sur la hiérarchie entre Constitution et conventions. La raison tient à une particularité de l’ensemble normatif en cause. Les dispositions réglementaires attaquées reprenaient, au mot près, celles de l’article 76 de la Constitution, lesquelles renvoyaient explicitement, en les reprenant, à la loi référendaire de 1988. Ce faisant, l’identité textuelle entre le décret et la Constitution faisait que le juge était en réalité invité à contrôler la conventionnalité de la Constitution. Le Conseil parle d’un phénomène de « constitutionnalisation » des dispositions réglementaires en cause.

La solution aurait pu être différente si le décret attaqué divergeait des dispositions constitutionnelles. Dans ce cas de figure, le Conseil aurait effectué un double contrôle : il aurait vérifié la conformité des dispositions réglementaires d’une part à la Constitution, et d’autre part, aux conventions internationales (CE, 5 janvier 2005, Melle Deprez et M. Baillard). Il a rappelé récemment, que dans le cas où est invoquée une disposition de l’Union européenne, les deux contrôles peuvent être exercés à la suite (CE 14 mai 2010, Rujovic).  Le contrôle du juge administratif était d’autant plus délicat que le juge constitutionnel se refuse à contrôler la constitutionnalité des lois adoptées par voie de référendum. Dans sa très célèbre décision CC, 6 novembre 1962, Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, le Conseil constitutionnel reconnaît que la Constitution est muette sur l’étendue de sa propre compétence pour connaître de la constitutionnalité des lois référendaires. Il juge cependant « qu’il résulte de l'esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale ». La solution est reprise à l’identique s’agissant d’une loi ordinaire adoptée par référendum (CC, 23 septembre 1992, Loi autorisant la ratification du traité sur l’Union européenne). Le Conseil n’affirme pas que le contrôle est en soi impossible, mais simplement que la Constitution ne lui donne pas compétence pour cela. Il se fonde sur l’idée qu’il est un simple « régulateur » des pouvoirs constitués et qu’il doit se soumettre à la volonté du pouvoir constituant, dont il tire son autorité, lorsque ce dernier s’exprime directement et sans ambiguïté.

2 - Les antécédents implicites de la solution : l’arrêt Moussa Koné

La question de la supériorité de la Constitution sur les conventions internationales n’était, en réalité, pas nouvelle. Un premier indice pouvait être trouvé dans l’application des conditions posées par l’article 55 de la Constitution. Cet article offre au traités et accords internationaux une autorité supérieure à celle des lois, à la double condition qu’ils aient été « régulièrement ratifiés ou approuvés » et « sous réserve (…) de (leur) application par l’autre partie ». Le fait que le Conseil vérifie le respect de cette double condition (voir par ex. CE, 11 avril 1962, Société Savana) rend compte du fait qu’il soumet la validité juridique des conventions internationales à la Constitution. Pour des raisons tirées de sa conception de la séparation des pouvoirs, il n’a toutefois accepté de contrôler la validité des actes de ratification ou d’approbation qu’assez tardivement (CE Ass., 18 décembre 1998, SARL du parc d’activités de Blotzheim). S’il ne vérifie que depuis plus récemment encore par lui-même la réalité de la condition de réciprocité (CE Ass., 9 juillet 2010, Mme Cheriet-Benseghir), il a toujours exigé qu’elle soit remplie avant d’appliquer un traité (CE Ass., 29 mai 1981, Rekhou).

Dans l’arrêt Koné, rendu le 3 juillet 1996 par l’Assemblée du contentieux, le Conseil d’État avait implicitement fait application du même principe de supériorité de la Constitution sur les traités. Saisi par un requérant, monsieur Moussa Koné, accusé par le Mali de faits pénalement réprimés, contre le décret prononçant son extradition, en application d’un accord bilatéral de coopération judiciaire, le Conseil avait circonscrit l’interprétation de ce dernier. Il avait jugé que « ces stipulations (conventionnelles) doivent être interprétées conformément au principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel l'Etat doit refuser l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique ».

Un principe fondamental reconnu par les lois de la République est une norme de nature constitutionnelle. C’est cette catégorie de normes dont fait application le Conseil constitutionnel dans sa décision CC, 16 juillet 1971, Liberté d’association,. Il est vrai que, dans l’arrêt Koné, l’exposé du principe apparaît avec moins d’évidence. Le Conseil d’État évite la contrariété du traité à la Constitution en interdisant que le premier soit interprété de façon contraire à la seconde. Plus précisément, il attend que l’interprétation juste du traité soit « conforme » à la Constitution. En établissant une exigence de conformité du traité à la Constitution, il ne fait, finalement, qu’appliquer le principe de supériorité de la Constitution à la convention internationale.  Ce principe n’est pourtant explicité que dans l’arrêt Sarran et Levacher et résulte d’une nécessité logique.

3 - La nécessité de la solution

La nécessité logique de la décision commentée réside essentiellement dans l’interprétation stricte des textes constitutionnels. Signe de cette rigueur, le Conseil d’État tire directement et expressément de la lecture de l’article 55 de la Constitution le principe selon lequel le droit international ne saurait prévaloir sur la Constitution. En posant le principe immédiatement après le rappel de cette disposition, le Conseil prend soin d’établir, dans son argumentation, un lien de nécessité. L’article 55 prévoit que les « traités (…) ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Il ne mentionne pas la Constitution. Il fait écho au quatorzième aliéna du Préambule de la Constitution de 1946, intégré au bloc de constitutionnalité (CC, 16 juillet 1971, Liberté d’association, n° 71-44 DC), selon lequel « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ». Le fait que le droit international se voie attribuer une place particulière dans la hiérarchie des normes par des dispositions constitutionnelles implique que la Constitution se place elle-même au sommet de l’ordre juridique.

Le rapport de conformité qui s’établit entre le droit international et le droit constitutionnel ne saurait être inversé : le premier doit être conforme au second, et non l’inverse. C’est le signe de sa soumission. Cette logique est explicite au sein du texte de la Constitution de 1958. En prévoyant un contrôle de la constitutionnalité des conventions internationales, et l’impossibilité subséquente de leur entrée en vigueur en cas de contradiction, l’article 54 de la Constitution structure cette hiérarchie. Le Conseil constitutionnel l’a récemment rappelé, dans sa décision de 2007 relative au Traité de Lisbonne (CC, 20 décembre 2007, Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne). Alors même que le droit de l’Union jouit d’une position privilégiée du fait de l’obligation constitutionnelle de participation à l’ordre juridique européen posé par l’article 88-1, le Conseil juge que « la place de la Constitution au sommet de l'ordre juridique interne » est « confirmée ». Une disposition internationale, même originaire de l’ordre juridique de l’Union ne saurait contredire la Constitution. Afin de tenir compte de la primauté pourtant affirmée du droit de l’Union sur le droit constitutionnel interne par la Cour de justice de l’Union (CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH), le Conseil constitutionnel exige un rapport plus « souple » de compatibilité du droit européen avec le droit constitutionnel, et non un rapport « strict » de conformité. Ce rapport de compatibilité n’est violé par une loi de transposition d’une directive qu’en cas « de mise en cause d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France » (CC, 17 décembre 2010, Kamel D.).

Du reste, le juge interne tire son autorité au sein de son ordre juridique propre de la Constitution elle-même. S’il remettait en cause cette conclusion, il ne trouverait plus de base à sa propre légitimité. D’un point de vue théorique, depuis les travaux de Santi Romano et d’Hans Kelsen, l’État de droit suppose l’existence d’une norme suprême au fondement de tout ordre juridique.

Dans l’arrêt Sarran et Levacher, le décret attaqué visait à appliquer les dispositions sans équivoque d’une loi référendaire (la loi de 1988), reprises in extenso par la loi constitutionnelle (art. 76 C). À la problématique des rapports entre droit international et droit constitutionnel, les faits d’espèce en ajoutaient deux autres non moins sensibles. D’abord, ils impliquaient que le Conseil d’État rejoigne le Conseil constitutionnel sur la question du contrôle de la constitutionnalité des lois référendaires. Ensuite, ils poussaient le Conseil d’État à prendre position sur la détermination du champ de compétence du Conseil constitutionnel en matière de contrôle des opérations référendaires. 

I - L'affirmation claire d'un principe essentiel

B - Les conséquences sur le contrôle de conventionnalité du juge administratif

Cette position rend toutefois difficile l’application du droit international. Sur ce point, tout est question de perspective. Si le juge interne ne pouvait logiquement suivre une voie opposée, tel n’est pas le point de vue du droit international. Il résulte d’un principe fondamental à ce dernier qu’un État ne saurait exciper de la contrariété d’une disposition conventionnelle avec son ordre juridique, fut-ce au niveau constitutionnel, pour échapper à ses obligations. La Cour internationale de justice rappelle souvent que : « si, d’une part, d’après les principes généralement admis, un État ne peut, vis-à-vis d’un autre État, se prévaloir de dispositions constitutionnelles de ce dernier, mais seulement du droit international et des engagements internationaux valablement contractés, d’autre part et inversement, un État ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre État sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur » (CPJI, avis du 4 février 1932, Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d’origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig, Sér. A/B, n° 44, p.24). La lecture stricte de ce principe, ainsi formulé, semble toutefois devoir le circonscrire aux relations entre États, et est insusceptible d’en étendre l’application jusqu’aux rapports qui se forment au sein, à l’intérieur même d’un ordre juridique. Il s’agit bien d’une inopérance du moyen d’inconstitutionnalité invoqué par un État « vis-à-vis d’un autre État ».

Le Conseil d’État n’ignore pas cette subtilité du droit international. Dans l’arrêt commenté, il précise que la supériorité des traités ne s’applique pas « dans l’ordre interne » aux dispositions constitutionnelles, laissant la voie ouverte à une compréhension autonome des rapports dans l’ordre international. De la même façon qu’il ne reconnaît pas, aux termes d’une lecture stricte de l’article 55, de supériorité de la coutume internationale sur la loi (CE, Ass, 6 juin 1997, Aquarone), il admet une forme de responsabilité sans faute de l’État en cas de loi qui en fait application (CE, Sect., 14 octobre 2011, Mme Saleh).  La solution, dans les faits d’espèce, est d’autant moins problématique qu’elle ne prive pas les instruments invoqués de force juridique. La condition de réciprocité évoquée à l’article 55 de la Constitution ne joue pas pour les traités visant la protection des droits de l’Homme (CC, 22 janvier 1999, Traité portant statut de la Cour pénale internationale, n°98-408 DC), ni, du reste, pour ceux relatifs au droit communautaire (CC, 9 avril 1992, Traité sur l’Union européenne, n°92-308 DC. Cette question se pose différemment avec l’introduction de l’article 88-4 C).

Cependant, le contrôle de la conformité du droit interne au droit de l’Union a dépassé la querelle des anciens sur la place respective du droit interne et du droit « externe ». Raisonner selon la logique de l’intégration des ordres juridiques permet d’éviter d’aborder ces questions sous l’angle de la hiérarchie. Les affirmations contradictoires des juges des différents ordres juridiques qui placent leur droit respectif au sommet de leur conception de la hiérarchie des normes relèvent, en pratique et pour l’essentiel, de l’incantatoire. La nécessité du dialogue des juges a conduit à opérer selon des mécanismes souples de conciliation (CC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique ; CE, 8 février 2007,  Société Arcelor Atlantique et Lorraine).

II - Les apports sur des questions constitutionnelles majeures

L’intérêt de l’arrêt Sarran et Levacher dépasse largement la seule question de la place de la Constitution dans l’ordre juridique. Il résout également trois questions qui intéressent les rapports entre droit constitutionnel de droit administratif. En tout premier lieu, il délimite le champ de compétence du Conseil constitutionnel dans son contrôle des opérations référendaires (A). Il prend également position dans deux débats anciens du droit constitutionnel. En ce sens l’arrêt Sarran et Levacher permet, en un certain sens, de définir la doctrine constitutionnelle du Conseil d’État (B).

A - L'établissement d'une distinction entre les formes de référendums

Les requérants soulevaient un moyen d’illégalité externe du décret attaqué tenant à ce que le Conseil constitutionnel aurait dû être consulté sur les modalités concrètes de réalisations des opérations référendaires. L’article 60 de la Constitution dispose que « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats ». En application de cette disposition, l’article 46 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 relative au Conseil constitutionnel impose au Gouvernement de consulter le Conseil constitutionnel sur l’organisation des opérations de référendum et de l’aviser « sans délai de toute mesure prise à ce sujet ». Par ailleurs, l’article 49 du même texte dispose que « Le Conseil constitutionnel assure directement la surveillance du recensement général ». Dans la mesure où l’essentiel du litige portait sur la délimitation du corps électoral appelé à se prononcer, il est apparu aux requérants, à la lecture de ces dispositions, que l’absence de consultation du Conseil préalablement au décret attaqué viciait sa procédure d’adoption.

Le Conseil d’État fait une lecture restrictive de la compétence consultative du Conseil constitutionnel. La combinaison de ces articles avec l’article 3 de la Constitution, qui dispose que « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » permet de saisir la justification de la position du Conseil d’État. Elle trouve ses racines dans une opinion exprimée en 1966 par le Pr. Capitant (JO AN, séance du 2 décembre 1966, 3ème séance, p. 5215). À propos du référendum prévu pour l’autodétermination des habitants de la Côté française des Somalis il avait établi une différence entre les référendums des articles 11 et 89 (« Ce dernier type de référendum n’est autre chose que l’exercice direct du pouvoir législatif par le peuple ») et le référendum de l’article 53 qui prévoit la consultation des habitants lors d’une modification des frontières nationales (« Tout autre est le référendum local, qui n’a pas de caractère législatif, mais se borne à réaliser l’une des deux conditions auxquelles est subordonnée la validité de la cession ou de sécession du territoire »). Il en déduisait que les dispositions de l’article 60 « ne sont applicables qu’au référendum législatif prévu par les articles 11 et 89 de la Constitution, ajoutant, Elles en le sont pas au référendum local prévu par l’article 53 ». C’est dans cette lignée que se place le Conseil d’État. Le Conseil constitution ne contrôle que les conditions dans lesquels le titulaire du pouvoir souverain fait la loi.

Cette limitation tient au fait que, selon l’opinion majoritaire, la consultation locale ne produit pas d’effets juridiques par elle-même. Elle n’est qu’une étape dans la réalisation de l’acte juridique parfait. Cette opinion peut être critiquée. Prévue par la Constitution, de façon générale à l’article 53, ou de façon plus spécifique à l’article 76, s’agissant des faits d’espèce, la consultation, fut-elle locale, produit bien des effets de droit. On voit mal comment pourrait être constitutionnelle une loi qui contreviendrait au résultat du vote. Par ailleurs, la justification du contrôle de l’article 60 réside dans la nécessité de s’assurer que le peuple souverain s’exprime dans des conditions qui ne peuvent laisser de doute quant à la réalité de sa volonté. Vu les conséquences à tirer d’une cession de territoire ou d’une sécession d’une partie du territoire national, le respect de cette exigence est plus encore à-propos. Enfin, cette position du Conseil d’État crée une asymétrie dans le contrôle. La consultation référendaire de 1988 qui posait les prémisses du référendum de 1998, avait, elle, été soumise au contrôle prévu à l’article 60.

II - Les apports sur des questions constitutionnelles majeures

B - Précisions dans la doctrine constitutionnelle du Conseil d'État

Le Conseil d’État prend, par ailleurs, position sur une question qui demeure, encore aujourd’hui, irrésolue. À l’occasion d’une incise dont il a le secret, il confine le champ d’application de l’article 11 de la Constitution aux seuls domaines législatifs. En jugeant « qu'il ressort de ces dispositions que seuls les référendums par lesquels le peuple français exerce sa souveraineté, soit en matière législative dans les cas prévus par l'article 11 de la Constitution, soit en matière constitutionnelle comme le prévoit l'article 89, sont soumis au contrôle du Conseil constitutionnel », il revient sur une polémique datant de 1962. En se déclarant incompétent pour contrôler la régularité de la loi référendaire de 1962 relative à l’élection au suffrage universel direct du Président de la République, le Conseil constitutionnel avait implicitement accepté que l’article 11 soit utilisé pour proposer au référendum une loi portant sur un domaine constitutionnel.

Il aborde ensuite la question de la hiérarchie entre les dispositions constitutionnelles elles-même. Du point de vue du juge administratif, comme du juge constitutionnel d’ailleurs, il ne peut exister de dispositions constitutionnelles qui soient supérieures à d’autres dispositions constitutionnelles. La question se pose lorsque l’on oppose des normes relatives aux principes fondamentaux et aux droits de l’Homme à des dispositions moins symboliques. Une certaine partie de la doctrine, non positiviste, estime qu’il existe une forme de supra-constitutionnalité qui ferait des normes relatives aux droits fondamentaux des normes d’un rang supérieur aux autres normes constitutionnelles procédurales ou moins substantielles. Il est vrai que l’exemple allemand est, de ce point de vue, particulièrement intéressant. L’article 79 de la Loi fondamentale allemande de 1949 dispose que « Toute modification de la présente Loi fondamentale qui toucherait (…) aux principes énoncés aux art. 1er à 20 (i.e les droits fondamentaux) est interdite ». En soustrayant du pouvoir constituant dérivé la partie relative aux droits fondamentaux, la Constitution allemande en fait des normes intangibles. En France, seule la « forme républicaine du Gouvernement » est soustraite au pouvoir constituant dérivé, en application de l’article 89 de la Constitution.

Dans l’arrêt commenté, le Conseil d’État se refuse à suivre une telle position. En admettant que l’article 76 déroge aux principes fondamentaux de la République, il place sa réflexion dans un rapport classique de résolution de conflit de lois, selon lequel la norme spéciale déroge à la norme générale. Sont ainsi préservées à la fois l’identité de valeur constitutionnelles des normes analysées et l’unicité de la Constitution. On retrouve l’idée, développée par le Conseil constitutionnel (CC, 2 septembre 1992, Traité sur l’Union européenne, préc), selon laquelle « le pouvoir constituant est souverain ». Selon la définition juridique classique, le pouvoir constituant dispose de la compétence de sa compétence (théorie dite de la Kompetenz-kompetenz), c’est-à-dire qu’il n’est limité que par sa propre volonté. Cela implique « qu'il lui est loisible d'abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu'il estime appropriée » et « qu'ainsi rien ne s'oppose à ce qu'il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu'elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite » (CC, 2 septembre 1992, préc.).