L’établissement d’un État de droit suppose que l’État soit soumis au droit. Cette soumission ne peut être réalisée que s’il existe un juge compétent pour exercer le contrôle des actes de l’administration, contrôle fondé sur le droit, qu’il soit spécifique, comme dans la tradition des systèmes continentaux, ou qu’il ne se distingue pas du droit commun, comme le nom l’indique pour la tradition de common law. Le Conseil d’État s’est trouvé, depuis la fin du XIXème siècle, avec le Tribunal des conflits (TC, 8 février 1873, Blanco) à l’avant-garde de l’approfondissement de cet État de droit. Pourtant, certains actes demeurent immunisés du contrôle juridictionnel. L’arrêt CE, 28 mars 2011, Maxime Gremetz en est un exemple remarquable.
En substance, monsieur Gremetz, député, avait interrompu un débat en commission parlementaire relatif aux suites de l’accident nucléaire de Fukushima, demandant que des voitures de ministres soient déplacées de leur place de parking. L’incident avait été particulièrement virulent. Le député Gremetz avait, par la suite été sanctionné par le bureau de l’Assemblée nationale, compétent en tant qu’organe disciplinaire de ses membres. Maxime Gremetz avait été sanctionné par une censure, une exclusion temporaire et une réduction de son indemnité. Il alors saisi la juridiction administrative d’une demande d’annulation de sanction, sur le fondement de l’article de L.521-2 CJA. Le Conseil d’État rejette la requête au motif qu’« il n'appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs aux sanctions infligées par les organes d'une assemblée parlementaire aux membres de celle-ci ».
Bien que la question précise portait sur la compétence du juge administratif de connaître des actes de gestion interne des assemblées parlementaires, l’arrêt éclaire de façon très intéressante les zones aveugles du contrôle du juge administratif sur certains actes (I). La pérennité de l’absence de contrôle sur ces actes mérite d’être questionnée au regard des évolutions de la jurisprudence et du droit européen (II).
Par tradition, le plus souvent dite « républicaine », certains actes demeurent hors de la portée du juge administratif (B). Ces hypothèses sont toutefois limitées (A).
Il existe, à l’heure actuelle, trois catégories d’actes pour lesquelles le juge administratif se déclare incompétent pour connaître des litiges les concernant. Il s’agit des mesures d’ordre intérieur (1), des actes de gouvernement (2) et des actes parlementaires (3).
Les MOI constituent des actes qui relèvent, en général, des mesures de bonne gestion interne à une administration spécifique. Ces mesures peuvent relever soit du champ disciplinaire soit de l’organisation du fonctionnement du service public par le chef de service. La délimitation de ce qui relève des MOI est délicate. Elle peut être toutefois être approchée en suivant un double critère : d’une part, la mesure doit être d’une gravité minime. Une sanction trop importante, par exemple, sera exclue de cette catégorie et devra être contrôlée par le juge. De la même façon, un acte qui porte atteinte aux droits et libertés fondamentaux ou qui modifie la situation juridique d’un administré doit être exclu de cette catégorie. Il est aujourd’hui difficile de donner des exemples de ce qui persiste comme mesures d’ordre intérieur, tant le champ de ces dernières tend à se réduire. La catégorie n’a pourtant pas disparue et on peut toutefois relever que, de façon générale, les décisions d’affectation des enfants dans des classes continuent d’en faire partie (CE, 30 septembre 1994, Sulzer ou encore, plus récemment, CAA Versailles, 17 février 2005, M. et Mme Do), de même que la décision de transfert d’un détenu, pour autant que ne soient pas atteints ses droits et libertés (CE, 14 décembre 2007, Ministre de la Justice c/ Boussouar). On peut également évoquer le changement d’affection d’une secrétaire, d’un service à un autre, au sein du même établissement (CE 8 mars 1999, Mme Butler) ou d’un agent d’un restaurant universitaire à une résidence universitaire (CE, 18 mars 1996, Biard).
Les actes de gouvernement sont difficiles à définir. La doctrine semble avoir abandonné la tentative de les caractériser autrement qu’empiriquement, c’est-à-dire en proposant et en actualisant la liste des actes qui semblent entrer dans cette catégorie. On trouve la première trace de ces actes dans l’arrêt Lafiitte du Conseil d’État du 1er mai 1822, ou encore dans l’arrêt Duc d’Aumale du 9 mai 1867. Dans ces deux arrêts, le Conseil se déclare incompétent pour connaître d’actes qui ont été pris en suivant un « mobile politique ». Le critère du mobile politique n’aurait su prospérer avec le développement de l’État de droit. C’est la raison pour laquelle, le Conseil d’État est revenu sur cette jurisprudence par un arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875. Le cousin de l’empereur Napoléon III avait été nommé général par ce dernier. Le ministre de la guerre, sous la IIIème République, et donc après la chute de l’Empire, décida de retirer au prince Napoléon son grade de général, au motif que la fin de l’Empire, entraînait la fin des privilèges accordés sous ce régime et contraires aux valeurs et nécessités de la République. Bien qu’il ne fait aucun doute que l’acte avait été pris sur un mobile politique, le Conseil d’État se déclara compétent, et rejeta la requête au fond. Cette jurisprudence, suivie peu après par le Tribunal des conflits (TC, 5 novembre 1880) limita drastiquement le nombre d’actes auparavant immunisés du contrôle juridictionnel – et c’est heureux. Toutefois, la catégorie des actes de gouvernement perdure aujourd’hui encore.
Pour l’essentiel, elle concerne deux catégories : celle que l’on nomme actes de gouvernement internes et celle des actes de gouvernement externes. Les premiers sont relatifs aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels. Ainsi en va-t-il de la décision du Premier ministre de déposer un projet de loi (CE, 19 octobre 1962, Brocas), la décision de nommer un membre du Conseil constitutionnel (CE, ass., 9 avril 1999, Mme Ba), le décret de nomination du Gouvernement (CE 16 sept. 2005, M. Hoffer), la décision de recourir à l’article 16 de la Constitution (CE, Ass, 2 mars 1962, Rubin de Servens), le refus de Premier ministre d’invoquer l’urgence pour la procédure de contrôle du Conseil constitutionnel (CE, 9 octobre 2002, Mayet et Bouget), ou encore la décision de nommer une comité pour examiner des pistes de réforme de la Constitution (CE, 3 décembre 1993, Syndicat des justiciables et Bidalou).
Les seconds actes, externes, concernent, en substance, la conduite des relations internationales. On peut ainsi citer, pêle-mêle, les mesures relatives à la conduite de la guerre, la décision de mise en œuvre d’un embargo (CE, CE, 29 décembre 1997, Société Héli-Union), l’envoi des troupes françaises sur un théâtre d’opérations (CE, 5 juillet 2000, Mégret et Merkhantar), l’élaboration, la signature et la ratification d’un traité international (CE, 23 juillet 1961, Sté indochinoise d'électricité), la suspension de tels traités (CE, 18 décembre 1992, Préfet de la Gironde), la décision de reprendre les essais nucléaires (CE, 29 septembre 1995, Association Greenpeace France) ou encore la détermination d’un vote dans des instances internationales (CE, 23 novembre 1984, Association "Les Verts") et la décision d’interdire l’inscription des étudiants irakiens dans les Universités, durant la première guerre du Golfe (CE, 23 septembre 1992, GISTI).
Reste, enfin, une troisième catégorie d’actes, qui intéresse directement l’arrêt commenté. Il s’agit des actes pris par les bureaux ou les présidents des assemblées parlementaires dans le cadre de la gestion interne de leur assemblée respective. Ces actes ne doivent être confondus ni avec les actes législatifs ni avec les actes de gouvernement. Ils ne constituent pas des actes législatifs puisqu’ils ne peuvent être rattachés à la conduite de la procédure d’adoption des lois. Ils ne constituent pas non des actes de gouvernement car ils sont purement internes aux assemblées alors que la catégorie évoquée tend plutôt à recenser les actes qui mettent en cause les relations entre pouvoirs constitutionnels.
Le refus de contrôler les actes parlementaire est ancien. On peut le faire remonter à l’arrêt CE 15 novembre 1872, Carrey de Bellamare. Le Conseil considère que ces actes se situent en dehors du « domaine de l’appréciation des tribunaux ». On peut ainsi mentionner, parmi eux, les décisions de réglementation de l’accès du public aux salles des débats (CE, 24 novembre 1882, Merly). Le Conseil d’État juge qu’un rapport d’enquête parlementaire n’est pas un acte administratif (CE 30 mars 2001, Association du Vajra Triomphant ). L’élection de deux membres de l’Assemblée à siéger au Parlement européen n’est pas non plus susceptible de recours (CE 22 mai 2012, Dupré). Le contentieux des pensions est également exclu de prétoire (CE 27 mars 1996, Antagnac).
À l’inverse, on doit mentionner qu’en général, les décisions relatives aux bâtiments et plus précisément aux travaux sur ces bâtiments peuvent être connues par le juge administratif (CE 3 février 1899, Joly : pour la demande de paiement par un architecte de ses honoraires relatifs à la construction de la salle des séances du Palais-Bourbon). On doit aussi mentionner que le Conseil constitutionnel est compétent pour contrôler les règlements des assemblées parlementaires. Cette compétence doit être exercée de façon obligatoire, aux termes de l’article 61 de la Constitution.
Plusieurs justifications peuvent être apportées au refus du juge administratif de contrôler ces actes. La séparation des pouvoirs est valable pour certaines des catégories mentionnées (1). Pour autant, la cause essentielle de ces exclusions du contrôle doit être recherchée dans les ambiguïtés de la notion d’acte administratif (2).
La séparation des pouvoirs est un trait essentiel de l’État démocratique moderne, État de droit. Conceptualisé dès le XVIIème siècle, il postule le respect des prérogatives propres à chacun des pouvoirs, sous réserve de l’exercice par chacun d’eux des fonctions de contre-pouvoirs qu’ils peuvent devoir assumer. La situation est, en France, particulière, puisque la justice n’a jamais été reconnue comme un pouvoir, à l’équivalent des pouvoirs législatif ou exécutif, mais simplement comme une autorité. On trouve trace de cette idée dans le principe, formalisé par Portalis, selon lequel le juge est « la bouche de la loi ». Le juge doit appliquer la loi, sans pouvoir y renoncer pour des motifs non juridiques. D’ailleurs, le Code civil prohibe toujours les arrêts de règlement (art. 5) : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ». C’est la raison pour laquelle, l’autorité de la chose jugée est circonscrite dans des limites strictes.
La révérence du juge pour le législateur explique bien des solutions, et notamment celle qui conduit à exclure du champ de son contrôle les actes parlementaires. Plus précisément, le juge, dans la position d’infériorité dans laquelle le place la tradition constitutionnelle et républicaine française, ne se reconnaît, à juste titre, pas titulaire de l’exercice de la souveraineté. C’est bien ce terme qu’il emploie pour justifier son refus de contrôler la sanction du député Gremetz. Il juge que le régime de sanction du Parlement contre les parlementaires « se rattache à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement ». Cette conception justifie également que soit exclus des poursuites judiciaires les propos tenus par les parlementaires dans l’exercice de leurs fonctions (art. 26 de la Constitution et loi du 29 juillet 1881). Elle justifie également que soit rejetés pour défaut de qualité à agir les recours intentés pas des parlementaires en seul qualité de parlementaire. Ainsi, le Conseil d’État refuse d’examiner la requête déposée par le député Noël Mamère contre l’arrêté autorisant la cession de l’hippodrome de Compiègne, alors même qu’il soulevait que « la décision contenue dans cet arrêté relevait de la seule compétence du législateur, qu'elle avait une incidence sur les finances publiques et qu'elle portait atteinte à des intérêts environnementaux » (CE, 1er juin 2016, Mamère).
Le problème essentiel, qui permet de traiter sous le même angle les actes de gouvernement, les MOI et les actes parlementaires, réside dans la difficulté de saisir précisément la notion d’actes administratifs. La question est trop vaste pour pouvoir être traitée d’un seul tenant. Il suffira simplement de montrer que tous ces actes sont exclus de la catégorie des actes administratifs.
Un acte administratif peut être, en premier lieu, défini par un critère matériel. Est administratif tout ce qui relève de l’administration, du fait de gérer un service public, entendu au sens très large. Si la définition relève de l’évidence, c’est en revanche le critère utilisé qui souffre d’indéfinition. L’administration, en tant qu’activité, est difficilement qualifiable. Le fait de signer des traités, d’adopter des règlements intérieurs, opposables aux agents ou aux usagers du service public, les modalités d’organisation de ce service public, ou la décision de sanction d’un parlementaire relèvent de l’administration au sens le plus communément partagé du terme. Pourtant, ils sont exclus du contrôle du juge administratif parce que qualifiés de MOI, d’actes de gouvernement ou d’acte parlementaires. Sur le plan strictement matériel, il est délicat d’établir une frontière intellectuellement maniable et efficace entre les actes qui relèvent des actes de gouvernement et non de l’activité d’administration. L’abandon du critère du « mobile politique » complique la classification. Pourtant, il est heureux que ce critère ait été oublié. D’un autre côté, il est indéniable que l’adoption d’un règlement intérieur ou la mutation interne d’un agent, sous conditions, constituent des actes d’administration. Mais leurs effets sont suffisamment peu importants pour que le juge les considère comme devant être examinés. Quant aux actes parlementaires, la question semble se poser différemment. S’il ne fait aucun doute que, matériellement l’acte relève de l’activité d’administration, c’est la qualité de l’autorité qui l’a adopté qui permet l’exclusion du contrôle.
On peut donc tenter de définir l’acte administratif par un critère organique : sont des actes administratifs les actes qui sont adoptés par une administration. Cependant, là encore, le critère est incertain. D’abord, certains actes de l’administration ne relèvent pas du droit administratif. Il en va ainsi des actes de gestion du domaine privé des administrations. D’autre part, certain actes administratifs peuvent être adoptés par des organes qui relèvent du droit privé. Certains actes des ordres professionnels entrent dans cette catégorie (CE , Ass, 31 juilet 1942, Monpeurt, CE, 2 avril 1943, Bouguen), ainsi que des actes du Conseil supérieur de la magistrature (Ce, Ass, 17 avril 1953, Falco et Vidaillac). D’autre part, à se limiter au critère organique, on comprendrait mal la situation contentieuse particulière des actes de gouvernement.
L’exclusion du contrôle de ces actes persiste dans une certaine mesure. Certaines hypothèques sont toutefois susceptibles d’interroger la pérennité du refus de contrôler.
Traiter de l’évolution du refus de contrôler certains actes nécessite de distinguer les MOI, dont la catégorie s’est réduite comme peau de chagrin (A), des autres actes. Dans ce dernier cas, les exigences tirées du droit à un procès équitable pourraient constituer une menace, bien qu’elles soient encore imparfaitement efficaces (B).
On situe assez aisément au début des années 1990 l’initiation d’un mouvement de recul des MOI (1). Une fois lancé, ce mouvement n’a eu de cesse d’être approfondi (2).
Les arrêts Kherouaa (CE, 2 novembre 1992), Hardouin et Marie, tous deux du 17 février 1995 marquent un net tournant dans la logique du Conseil d’État. Ils contribuent, tous, dans des domaines différents, à autoriser le contrôle du juge là où, auparavant, ce dernier restait en recul, estimant que les décisions en cause ne présentaient pas de gravité particulière qui aurait justifiée son intervention.
Dans la première affaire, largement médiatisée à l’époque, les faits relevaient de ce que des élèves d’un collège de Montfermeil avaient été exclues pour port de signes religieux. L’article 13 du règlement intérieur de l’école interdisait, de façon générale et absolue, le « port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d'ordre religieux, politique ou philosophique ». Saisi, par les parents de jeunes filles, le Conseil d’État admet non seulement la recevabilité contre la décision d’exclusion, mais également celle du recours dirigé contre le règlement intérieur de l’établissement. Si la jurisprudence admettait depuis longtemps les recours contre les décisions d’exclusion (CE, 26 janvier 1966, Davin), l’arrêt Kherouaa est en revanche le premier à admettre un recours dirigé contre un règlement intérieur. Il est ainsi revenu sur une jurisprudence ancienne (CE Sect., 21 octobre 1938, Lote: CE, 20 octobre 1954, Chapou). Le revirement est d’autant plus notable que le contrôle exercé par le juge est un contrôle qui reprend les termes du contrôle maximum utilisé en matière de police administrative (CE, 1933, Benjamin). Ainsi, le simple fait que l’interdiction soit « générale et absolue » suffit à juger le règlement intérieur illégal. Avec l’arrêt Kherouaa, le Conseil passe sans transition d’une absence de contrôle à un contrôle maximum.
Les arrêts Hardouin et Marie, sont relatifs, respectivement, aux domaines des sanctions militaires et pénitentiaires. Dans le premier cas, un militaire de marine nationale s’est vu infligé une sanction pour ivresse et refus de se soumettre aux ordres. Dans le second, un détenu contestait la décision du directeur de la maison d’arrêt de le placer en cellule de punition pendant huit jours. Dans les deux cas, la formule retenue par le Conseil d’État est identique. Il juge que la recevabilité des recours dirigés contre ces actes doit être appréciée à l’aune de critères particuliers, « eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure ». Dans le cas de la sanction pénitentiaire, il est évident que la mesure de mise en cellule de punition constitue de facto une mesure qui aggrave les conditions de détention, dans un milieu qui est déjà, structurellement, un milieu de privation. Dans le cas de la sanction militaire, le Conseil juge in concreto que « tant par ses effets directs sur la liberté d'aller et venir du militaire, en dehors du service, que par ses conséquences sur l'avancement ou le renouvellement des contrats d'engagement, la punition des arrêts constitue une mesure faisant grief, susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir ». Cette jurisprudence a été largement confirmée par la suite.
Il serait tout à fait inutile de proposer ici une liste d’arrêts par lesquels le juge administratif se déclare compétent pour connaître de recours contre des actes qui se révèlent de peu d’importance. D’ailleurs, c’est bien le seul critère de l’importance qui oriente le choix des commentateurs. Il faut toutefois prendre garde à ne pas opérer une confusion dommageable. Les actes administratifs unilatéraux susceptibles de recours sont ceux qui font grief. On considère qu’un acte fait grief lorsqu’il modifie l’ordonnancement juridique. Or, toute modification de l’ordonnancement juridique ne peut être considérée comme portant atteinte aux droits de justiciables. Il est évident qu’un changement de service d’un agent modifie sa situation juridique mais ne porte pas nécessaire atteinte à ses droits. La confusion de sens doit être perçue afin d’éviter les incompréhensions. Le Conseil d’État est revenu sur la formulation qu’il avait adoptée en 1995 dans l’arrêt Marie (« eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure, la punition de cellule constitue une décision faisant grief susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir »). Ainsi demeurent dans la catégorie des MOI les seuls actes décisoires qui présentent une absence certaine de gravité.
Par une série de 3 arrêts rendus par l’assemblée du contentieux (Payet, Garde des Sceaux c/Boussouar, et Planchenault), le Conseil d’État a, le 14 décembre 2007 confirmé l’assouplissement engagé avec les arrêts Kherouaa, Marie et Hardouin. Il juge que les mesures de changement d’affectation, le déclassement d’emploi d’un détenu, ou encore la décision de changement d’affectation d’un détenu d’un établissement vers un autre établissement aux conditions plus défavorables, ne constituent pas des mesures d’ordre intérieur. Le Conseil exige de prendre en compte à la fois, pour chaque acte de façon concrète la « nature et l’importance de ses effets sur la situation des détenus ». C’est la raison pour laquelle, il juge désormais que les simples avertissements peuvent être contestés devant le juge (CE, 21 mai 2014, Garde des sceaux). En appliquant in concreto ces critères, qui ont été dégagés dans les arrêts de 1995, le Conseil réduit fortement le contenu de la catégorie des MOI.
Le refus du juge de connaître des requêtes dirigées contre les MOI tient à l’application de l’adage De minimis non curat praetor (le préteur ne s’occupe pas des affaires de faible importance). On n’introduit pas un recours pour la « beauté du geste ». Mais, il est également vrai que le domaine pénitentiaire est le plus exposé à la réduction des MOI. Si les critères tiennent à la gravité et aux effets sur la situation des détenus, alors ils sont plus facilement remplis dans le cadre des prisons. La promiscuité, le régime de réduction légitime des droits des détenus, les privations nécessaires tendent à décupler les effets des mesures qui, d’ordinaires, paraîtraient les moins graves.
Le refus d’un juge de connaître d’un litige heurte frontalement le droit à un procès équitable. Ce droit fondamental, exigence propre des démocraties et de l’État de droit, est protégé tant en droit interne (1), qu’en droits européens (2).
Le Conseil constitutionnel reconnaît sur le fondement de l’article 16 de la DDHC (CC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information) qui dispose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution », la pleine valeur constitutionnelle du droit à un procès équitable. Celui-ci implique que soit assuré l’accès à un tribunal et respectés les droits de la défense dès lors qu’une sanction revêt le caractère d’une punition. Le recours juridictionnel doit être effectif. Cela signifie qu’il doit pouvoir être concrètement introduit et que le jugement doit être réel. Toutefois, le législateur peut être amené à atténuer ce droit afin de respecter d’autres normes constitutionnelles ou d’atteindre d’autres objectifs à valeur constitutionnelle, comme le principe de bonne administration de la justice, qui peut exiger que soit encadré l’exercice du droit à un procès équitable, voire partiellement limité (CC, 30 septembre 2011, Samir A., QPC). Le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à se pencher sur les actes insusceptibles de recours.
Par analogie, on peut mentionner le contentieux des lois de validation. Le Conseil constitutionnel n’autorise à déroger à la séparation des pouvoirs et au droit à un recours effectif par une loi de validation – cette dernière visant à faire obstacle à l’exécution d’une décision de justice passée en force de chose jugée - qu’en cas de loi strictement définie, visant à préserver un objectif à valeur constitutionnelle et à poursuivre un but d’intérêt général. Ces restrictions pourraient tout à fait s’appliquer au droit à un recours effectif lorsqu’il est atteint par le refus du juge administratif de contrôler certains actes. Cependant, s’agissant des actes parlementaires comme des actes de gouvernement, la justification tirée du respect de la séparation des pouvoirs pourrait mettre à mal l’interdiction constitutionnelle.
Par-delà les frontières de l’ordre juridique interne, les droits européens, tant de la CEDH (a), que de l’Union (b) protègent également le droit à un procès équitable.
a - Le droit de la CEDH
L’article 6 de la Convention EDH préserve le droit à un procès équitable. Ce dernier implique le droit primaire d’accéder à un tribunal. L’article 6 prévoit deux volets : un volet civil, qui s’attache à protéger le droit à un procès équitable quand sont en cause des droits de nature civils, et un volet pénal. Le domaine des sanctions administratives relève, en fonction de la nature de la sanction de l’un ou l’autre de ces volets.
Le domaine de l’article 6 CEDH est étendu lorsque des sanctions ont été prononcées par un organe qui ne présente pas les garanties d’un Tribunal, et notamment pas les garanties procédurales et les garanties en termes d’impartialité. La jurisprudence relative aux sanctions administratives est très claire sur ce point, et, ce, depuis de nombreuses années. Ainsi peut-on citer l’arrêt Albert et le Compte c/ Belgique, du 10 février 1983, par lequel la Cour EDH reconnaît le droit pour un justiciable de contester une sanction administrative qui porte atteinte à ses droits. L’arrêt Marie peut être compris comme une réponse à cette interprétation. Depuis l’arrêt du Conseil d’État du 1er juin 2015, le domaine des sanctions pénitentiaires a quitté le giron des MOI.
S’agissant des actes parlementaires, notamment ceux de sanction, le chemin n’est pas encore en voie d’aboutissement. Il est vrai la Cour EDH préserve elle aussi l’autonomie des assemblées parlementaires dans leurs relations avec leurs membres. Elle exclut tout simplement l’applicabilité de la Convention à ces types de mesures (CEDH 27 août 1991, Demicoli c/ Malte). Elle confirme cette jurisprudence par un arrêt Di Nardo c/ Italie, du 28 novembre 1994, en jugeant très explicitement que « Les contestations résultant d’une relation de droit entre un organe de l’État – en l’occurrence le Parlement national qui, en application du principe de la séparation des pouvoirs, est gouverné par les principes d’autonomie et d’auto-gouvernement – et les sénateurs et parlementaires qui siègent ou ont siégé au Parlement, ne concernent pas des droits de caractère privé ». Sauf revirement possible (les arrêts sont assez anciens et les exigences de l’article 6 ont été approfondies par la Cour EDH, notamment en matière de sanctions administratives : voir, par ex. CEDH, 27 septembre 2011, Menarini diagnostics SRL c/ Italie), la jurisprudence du Conseil d’État ne risque pas d’attaque sous cet angle.
b - Le droit de l’Union
Le droit de l’Union est fondé sur une logique d’administration indirecte. Cela signifie que les institutions de l’Union, sauf précision contraire, n’exercent pas elles-mêmes les tâches matérielles et/ou juridiques d’exécution de la législation. Ces fonctions demeurent de la compétence des États membres, dans le champ desquelles, ils préservent un marge d’autonomie notamment sur les questions procédurales et institutionnelles. Cependant, lorsqu’elles agissent comme organes de l’administration déléguée de l’Union, les administrations nationales sont tenues de respecter les grands principes de l’ordre européen. Ainsi, certaines exigences peuvent pousser à offrir la garantie d’une protection effective des droits, au besoin en imposant l’existence de voies de recours internes. De cette façon, il est tout à fait envisageable que des actes qui relèveraient traditionnellement des catégories exclues du contrôle du juge administratif s’y trouvent finalement soumis. On peut voir une trace de cette influence dans la décision du Conseil d’État de contrôler le refus de notifier une aide à la Commission, là où, par identité de raisonnement, on aurait pu voir dans un tel acte, un acte de gouvernement intéressant la conduite des relations internationales (CE, Ass, 7 novembre 2008, Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine).
On pourrait trouver, encore, une trace de l’influence du droit de l’Union dans l’arrêt du Conseil d’État Président de l’Assemblée nationale du 5 mars 1999. Celui-ci a été rendu à propos de la procédure d’appel d’offre d’un marché public destiné à assurer la montée de gamme du service audiovisuel de l’Assemblée nationale. Le Conseil d’État a reconnu sa compétence pour connaître des actes de procédures au terme d’un raisonnement qui n’emporte pas, sur le plan juridique, l’adhésion. Il considère en premier lieu que l’acte en cause est détachable du marché public, et que ce dernier relève de la compétence du juge administratif. Puisqu’ils sont passés « au nom de l’État », le Conseil est compétent pour connaître des contestations nées de leur adoption. La matière des marchés publics est régie par le droit communautaire depuis 1989. Du point de vue de l’Union européenne, le fait que ce soit l’Assemblée nationale et non l’État administration soumise au pouvoir exécutif qui ait passé le marché importe peu. La CJUE ne reconnaît qu’un seul justiciable pouvant être attrait devant elle : l’État. On peut voir dans cet arrêt la volonté de voir pleinement appliqué le droit de l’Union. Que le marché ait été inférieurs aux seuils communautaires alors en vigueur importe peu, puisque la CJUE retient une conception extensive du champ d’application des principes fondamentaux de la commande publique (CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria).