La naissance des SPIC, services publics industriels et commerciaux
(TC, 22/01/1921, Société commerciale de l'Ouest africain, dit Bac d'Eloka)

Introduction

En droit administratif, la notion de « service public » émerge comme une des deux activités principales de l’administration aux côtés de la police administrative. Le droit français démontre largement, au fil des dernières décennies, son attachement à ce concept tourné vers la satisfaction de l’intérêt général.

Plusieurs critères sont dégagés au fil du temps par la jurisprudence, pour permettre la reconnaissance du caractère de service public à un certain nombre d’activités. L’existence d’un réel intérêt général, comme critère finaliste, est évidemment nécessaire, mais également l’exercice de cette activité par une personne publique ou une personne privée sous le contrôle d’une personne publique, à savoir le critère organique. Enfin, le critère matériel est également évoqué, c’est-à-dire que le juge retient l’application de règles et moyens exorbitants du droit commun.

C’est à travers le célèbre arrêt Blanco (TC 8 février 1873, Blanco) que le Tribunal des conflits fait apparaitre la compétence des juridictions administratives pour connaitre des affaires relatives au service public. Il exclut de ce fait l’application du droit privé et la compétence du juge judiciaire.

Près de 50 ans plus tard, la même juridiction apportera une nouvelle solution particulièrement innovante en matière de service public, dans l’arrêt devenu particulièrement célèbre sur la Société commerciale de l’Ouest africain. En effet, dans cette affaire, la Société a assigné la colonie de Côte d’Ivoire, le 30 septembre 1920, devant le président d’un tribunal civil, concernant le préjudice qu’elle a subi sur l’une de ses voitures, lors d’un accident survenu sur le bac d’Eloka. Le lieutenant-gouverneur de la Côte d’Ivoire élève un conflit de juridictions. En conséquence, le 22 janvier 1921, le Tribunal des conflits reconnait la compétence de la juridiction judiciaire pour connaitre du litige avec ce service de transport géré par l’administration dès lors qu’il existe, dans le fonctionnement de celui-ci, des conditions voisines d’une entreprise du secteur privé.

Il faut voir dans l’arrêt du tribunal des conflits, l’émergence d’une nouvelle catégorie de services publics (I), tandis qu’une application rénovée de la solution apportée dans cette affaire verra le jour par la suite (II).

I - L'émergence d'une nouvelle catégorie de services publics

Si le Tribunal des conflits fait émerger une nouvelle catégorie de services publics, il évoque pour cela le critère du fonctionnement semblable du service à celui d’une entreprise privée (A), tout en dégageant la compétence du juge judiciaire et l’application du droit privé (B).

A - Le critère du fonctionnement semblable à celui d'une entreprise privée

La juridiction des conflits met en avant le fonctionnement du service public demeurant semblable à celui d’une entreprise privée. Il en déduit « qu'en effectuant, moyennant rémunération, les opérations de passage des piétons et des voitures d'une rive à l'autre de la lagune, la colonie de la Côte-d'Ivoire exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu'un industriel ordinaire ». Le Tribunal des conflits compare finalement ce service à un service de transport qui pourrait être assuré tout naturellement par un opérateur privé, moyennant le paiement d’une rémunération. Il assure également « que le bac d’Eloka ne constitue pas un ouvrage public », justifiant ainsi sa décision de trancher en faveur d’un régime de droit privé.

Le juge opère donc, pour la première fois, une véritable distinction entre la gestion réellement administrative d’un service public et un service public géré d’une manière beaucoup plus entrepreneuriale. Il reprend, en quelque sorte, la notion de « gestion privée » déjà appliquée dans l’arrêt CE, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges. Pour le Commissaire du gouvernement Matter, il est clair qu’il existe, au départ, des services publics régis tout à fait logiquement par l’Etat ou l’administration publique. Mais pour lui, à l’image du bac d’Eloka, « d’autres services, au contraire, sont de nature privée, et s’ils sont entrepris par l’Etat, ce n’est qu’occasionnellement, accidentellement, parce que nul particulier ne s’en est chargé, et qu’il importe de les assurer dans un intérêt général ». Ses conclusions permettent d’éclairer davantage les considérations émises en ce sens par le Tribunal des conflits.

Ce service, semblable à une entreprise privée de transport, est donc assuré par la colonie car il importe, dans le cadre d’un intérêt général, de permettre la traversée des lagunes qui rendent la circulation des individus et des véhicules particulièrement difficile dans cette zone géographique.

Ce service public, fonctionnant sur le modèle d’une entreprise privée, que le Tribunal des conflits ne nomme pas encore « service public industriel et commercial » (SPIC), entraine finalement la compétence des juridictions de droit commun.

I - L'émergence d'une nouvelle catégorie de services publics

B - L'application d'un régime de droit privé : la compétence du juge judiciaire

Pour le Tribunal des conflits, « en l'absence d'un texte spécial attribuant compétence à la juridiction administrative, il n'appartient qu'à l'autorité judiciaire de connaître des conséquences dommageables de l'accident invoqué, que celui-ci ait eu pour cause, suivant les prétentions de la Société de l'Ouest africain, une faute commise dans l'exploitation ou un mauvais entretien du bac ». Le Commissaire du gouvernement Matter, dans ses conclusions, précise également que « les contestations que soulève leur exploitation ressortissent naturellement de la juridiction de droit commun ».

Les litiges relatifs à ce type de service public doivent donc se voir appliquer un régime de droit privé et le juge judiciaire interviendra, au détriment du juge administratif. Le Tribunal des conflits intègre, malgré tout, une limite, pour ne pas dire une condition non-négligeable à cette appréciation. En effet, pour retenir cette compétence judiciaire, il convient qu’aucun texte de loi, relatif au service public en question, ne donne directement compétence à la juridiction administrative, sans quoi, elle seule pourrait alors en connaitre les litiges.

A travers son arrêt, le Tribunal des conflits fait naitre une réelle distinction en matière de compétences du juge administratif et du juge judiciaire. Cependant, elle ne dégage pas une règle simple qui consisterait à consacrer la « mainmise » du juge judiciaire sur l’ensemble des litiges relatifs aux SPIC. En effet, la jurisprudence sera bien plus complexe et diversifiée en la matière après cette solution, même si elle apporte évidemment une réelle novation et une règle de principe du droit administratif.

II - Une application rénovée de la solution apportée par l'affaire Bac d'Eloka

La solution apportée par le Tribunal des conflits servira de fondement à bon nombre d’évolutions en droit des services publics. Cette solution permettra l’apparition quelques années plus tard d’une véritable notion de « service public industriel et commercial » (A), tandis que la jurisprudence maintiendra malgré tout la compétence du juge administratif dans certains domaines (B).

A - L'apparition d'une véritable notion de service public industriel et commercial

Si, comme évoqué auparavant, l’arrêt du Tribunal des conflits ne fait pas encore apparaitre directement la notion de « service public industriel et commercial » dans son arrêt, il permet de faire émerger concrètement cette nouvelle notion dans le droit français, en distinguant bien deux catégories de services publics. Son raisonnement sera ainsi repris plus tard, par la haute-juridiction, pour nommer réellement ce concept nouveau.

En effet, c’est à la fin de l’année 1921, quelques mois après l’arrêt du Tribunal des conflits dans l’affaire Bac d’Eloka, que le Conseil d’Etat évoquera le terme de « service public industriel » (CE, 23 décembre 1921, Société générale d’armement, Rec. p. 333). Cette notion de SPIC affirmera son caractère en figurant dans plusieurs lois, le législateur la reconnaissant ainsi pleinement et désignant directement la catégorie de certains services publics : c’est le cas, par exemple, du service public de l’eau potable et de l’assainissement considéré comme un SPIC par la loi aujourd’hui codifiée au Code général des collectivités territoriales (art. L. 2224-11CGCT).

Cette distinction entre services publics administratifs et SPIC sera progressivement étendue aux établissements publics, dans un raisonnement identique.

Le Conseil d’Etat apportera aussi des critères considérables dans la détermination du caractère industriel et commercial d'un service public et d’un établissement public, prenant en compte l’objet de ce service, la réalité de ses financements et les modalités de son fonctionnement (CE Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques).

Mais d’après Laurent Dubois de Carratier, « le droit jurisprudentiel n’est pas un long fleuve tranquille. S’agissant précisément du service public industriel et commercial (SPIC), les eaux sont particulièrement troubles et agitées ; la jurisprudence est hésitante, divisée et même contradictoire » (L. Dubois de Carratier, « Le Conseil d’Etat, l’économie et le service public : concessions et services publics industriels et commerciaux. Années 1880-1950 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°52-3, 2005). Finalement, la jurisprudence va malgré tout maintenir, dans certains cas, la compétence du juge administratif pour connaitre de certains litiges relatifs aux SPIC.

II - Une application rénovée de la solution apportée par l'affaire Bac d'Eloka

B - Une compétence du juge administratif maintenue dans certains cas

Si en général, les litiges en matière de SPIC avec des usagers ou des tiers, y compris lorsqu’il s’agit de personnes publiques entretenant des « rapports (…) de droit privé » avec ces services publics (CE 4 novembre 2005, Ville de Dijon), sont connus du juge judiciaire, la jurisprudence reconnait certaines exceptions.

Certaines missions exercées par des SPIC peuvent, en effet, relever de la compétence du juge administratif, notamment de par leur objet. Sont notamment concernées par cette exception, les missions liées à l’ordre public, à un pouvoir de réglementation ou aux pouvoirs de police (finalement les actions liées aux prérogatives de puissance publique), ce qui reste assez rare. Il en va de même pour les travaux ou ouvrages publics entrainant la responsabilité délictuelle d’un SPIC dès lors que la victime est un tiers (CE, 25 avril 1958, Dame Veuve Barbaza). A contrario, la compétence judiciaire est retenue lorsqu’il s’agit d’un usager du SPIC, qui a vu son dommage se réaliser à cause des travaux ou d’ouvrage public.

Aussi, la compétence administrative est maintenue pour les litiges avec une infime partie du personnel des SPIC, à savoir les directeurs de service et les comptables publics. Enfin, c’est dans le domaine des contrats conclus par le service public industriel et commercial, que le juge administratif est également compétent. Il aura à connaitre des litiges dès lors que ces contrats, conclus par le SPIC, revêtent le caractère de « contrats administratifs », en application des critères jurisprudentiels et législatifs.