Comme le rappelle très justement le Pr. Hafida Belrhali, « la responsabilité [administrative] sans faute s’applique d’abord (…) du fait même de l’exécution du service public au profit de ceux (…) qui l’exécutent » (H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, 2017, p. 174). Il faut effectivement, dans le domaine de la responsabilité administrative, distinguer deux types de responsabilités : la responsabilité pour faute et la responsabilité sans faute. Si la première hypothèse suppose que les pouvoirs publics aient commis une faute de nature à engager leur responsabilité, notamment du fait d’une carence dans l’exercice de leurs compétences, la deuxième hypothèse repose le plus souvent sur le risque ou la rupture d’égalité devant les charges publiques.
En l’espèce, deux habitants s’étaient engagés bénévolement et à la demande du maire de la commune de St-Priest-la-Plaine à tirer le feu d’artifice qui devait clôturer une fête de village fin juillet 1936. Un des engins a explosé avant le moment prévu, entrainant des blessures graves sur les deux habitants chargés de la mise à feu. Le Conseil de préfecture de Limoges – ancêtre du tribunal administratif – a alors été saisi par l’une des victimes et par les proches d’une victime décédée depuis lors. Dans deux arrêts, en date du 2 janvier 1943, le Conseil de préfecture de Limoges a reconnu la responsabilité de la commune et octroyé certaines indemnités aux victimes ou à leurs ayants droit. La commune de St-Priest-la-Plaine décide de contester les deux arrêts devant le Conseil d’État. Pour la Haute-juridiction, les bénévoles ont participé précisément à l’exécution d’un service public dans l’intérêt de la collectivité et n’ont pas commis de fautes. Pas plus d’ailleurs que la commune n’en a commis. Mais pour le juge administratif, les victimes doivent voir leurs préjudices être réparés en intégralité, c’est pourquoi il rejette les requêtes présentées par la collectivité.
Cet arrêt d’assemblée – qui fait d’ailleurs suite à l’arrêt Cames où la responsabilité de l’État fût engagée à la suite d’un accident de travail pour lequel aucune faute n’était imputable à l’administration – apparait comme un arrêt fondateur concernant la responsabilité sans faute fondée sur la collaboration occasionnelle (I). Après cet arrêt, la jurisprudence est venue également préciser encore les contours de la responsabilité sans faute pour les collaborateurs du service public (II).
Le Conseil d’État dégage deux conditions principales qu’il convient de réunir strictement pour pouvoir mettre en action ce régime de responsabilité sans faute : l’existence effective d’un service public (A) et la participation réelle de la victime au service public (B).
L’arrêt en question apporte effectivement la condition de l’existence effective d’un service public. À ce titre, la jurisprudence traditionnelle du droit administratif donne de nombreuses illustrations sur la qualification ou le refus de qualifier une activité de service public (1). Elle donne une liste d’exemples précise et postérieure à l’arrêt Cne de St-Priest-la-Plaine (2).
Traditionnellement, le droit administratif prévoit que des services publics soient qualifiés comme tels par le législateur. Au-delà, plusieurs critères permettent de qualifier une activité de service public. Il doit particulièrement s’agir d’une activité d’intérêt général (critère matériel) exercée par une personne publique (critère organique).
Cette perspective est sans doute la plus classique, mais elle n’est pas sans éluder une autre perspective dégagée notamment par l’arrêt APREI : « indépendamment des cas dans lesquels le législateur a lui-même entendu reconnaitre ou, à l'inverse, exclure l'existence d'un service public, une personne privée qui assure une mission d'intérêt général sous le contrôle de l'administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l'exécution d'un service public ; (…) même en l'absence de telles prérogatives, une personne privée doit également être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de service public lorsque, eu égard à l'intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu'aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparait que l'administration a entendu lui confier une telle mission » (CE, 22 février 2007, A.P.R.E.I, n° 264541).
En étendant ainsi la catégorie des services publics, s’adaptant par là même aux évolutions de notre société, le juge élargit potentiellement le champ d’application de la responsabilité sans faute évoquée dans notre affaire. Pour autant, il veille à ce que l’influence ou le contrôle d’une collectivité soient suffisamment importants pour qu’elle soit désignée comme personne responsable ce qui limite cet élargissement.
La jurisprudence donne, effectivement, de nombreux exemples plus concrets. Si le juge administratif qualifie la fête organisée par la commune en l’espèce de service public, cette jurisprudence s’inscrira dans le long terme puisqu’un nouvel arrêt reconnaitra aussi cette qualité quelques années plus tard pour une autre fête communale traditionnelle (CE, 24 octobre 1958, Cne de Clermont-l'Hérault c./ Begnes, Lebon). Il rejettera, en revanche, les fêtes qui ne s’inscrivent pas dans une tradition communale, alors même qu’on pourrait potentiellement les rattacher à un service public culturel de la commune (CE, 12 avril 1972, Chatelier, Lebon). De la même façon, il rejettera ce régime de responsabilité si la fête est organisée par de seules personnes privées même si son caractère traditionnel est démontré (CE, 13 juillet 1966, Leygues, Lebon).
Pour d’autres activités, la qualité de service public est plus simple à déterminer, dès lors qu’elles entrent dans les missions de service public des collectivités territoriales : service de secours, service hospitalier, etc (CE Sect., 22 mars 1957, Commune de Grigny, Lebon). D’ailleurs, la participation des citoyens est pleinement encouragée par la loi (v. notamment : C. Pénal, art. 223-6).
Une fois l’activité de service public qualifiée, il faut évidemment que la victime y ait participé réellement et qu’elle y ait subi des préjudices.
La participation de la victime doit être matériellement réelle, effective (1) et peut prendre diverses formes (2).
Pour être considéré comme un « collaborateur » du service public, il convient que la participation du citoyen soit matériellement effective. Le juge doit pouvoir repérer une action de la part de cette victime qui réclame la responsabilité sans faute de l’administration.
Assez logiquement, cette participation effective, au sens retenu par le juge administratif, ne comprend pas la participation au service public en tant qu’usager (CE, 23 juin 1971, Commune de Saint-Germain-Langot, Lebon). Il ne suffit pas non plus d’être un agent, un employé ou un élu de la collectivité organisatrice.
Ces éléments pris en compte par le juge, cette collaboration effective peut prendre plusieurs formes.
En l’espèce, les bénévoles participaient matériellement au tir de feux d’artifice à l’occasion d’une fête traditionnelle organisée par la ville, à la demande du maire.
En matière de service public de secours, la collaboration s’entend par les gestes de premiers secours pratiqués ou par le fait d’assister une personne en péril. Il peut s’agir, par exemple, de plonger dans l’eau pour sauver une personne de la noyade. Le lien familial qui peut exister entre le collaborateur et la personne en train de se noyer ne change rien à la possibilité de solliciter la responsabilité de la collectivité responsable du service public des secours (CE Sect., 1er juillet 1977, Cne de Coggia, Lebon). Nous le verrons par la suite, ce régime permet de prendre en compte de nombreuses situations, notamment la collaboration spontanée et à titre bénévole comme c’est le cas en l’espèce.
La jurisprudence Cne de St-Priest-la-Plaine est un arrêt fondateur pour ce régime de responsabilité sans faute au profit des collaborateurs du service public. Ce dernier est amené à s’appliquer à l’ensemble des collaborateurs (A), mais il n’est pas sans faire application des causes d’exonération traditionnelles en matière de responsabilité (B).
Le régime de responsabilité sans faute fondé sur le risque est amené à s’appliquer ici à des collaborateurs dont l’activité est à la fois bénévole (1) et spontanée (2), ce qui peut surprendre à l’époque.
Dans de nombreux exemples cités précédemment, la plupart des activités sont exercées à titre bénévole. Le caractère onéreux de l’engagement au sein de l’activité n’est pas une condition requise pour la mise en œuvre de ce régime. De la même façon, elle n’est pas une condition d’exclusion de ce régime.
La responsabilité sans faute pour les collaborateurs occasionnels du service public est ainsi possible que l’engagement se fasse à titre gratuit ou qu’un contrat avec rémunération ait été signé. L’indemnisation par l’État n’empêche pas dans le cadre de ce régime, selon la jurisprudence, la réparation des préjudices subis (CE Sect. 26 févr. 1971, Aragon, Lebon).
Le juge a petit à petit également retenu, non sans logique, mais non sans provoquer l’étonnement, les collaborations spontanées.
En effet, dans notre affaire, les deux bénévoles ont « accepté bénévolement [et] à la demande du maire de Saint-Priest-la-Plaine, de tirer un feu d'artifice à l'occasion de la fête locale ». Le fait que le maire ne les ait pas obligés à s’engager n’empêche pas la mise en œuvre de ce régime spécifique de responsabilité sans faute, ce qui est assez logique dès lors que le juge se trouve en présence, la plupart du temps, de collaborateurs bénévoles.
Quelques années avant la jurisprudence Cne de St-Priest-la-Plaine, le juge administratif avait d’abord réservé cet engagement de responsabilité sans faute pour les collaborateurs convoqués précisément ou réquisitionnés (par exemple : CE Sect. 5 mars 1943, Chavat, Lebon). La spontanéité de l’action, sans qu’il ne soit besoin d’une convocation ou d’un ordre, est aujourd’hui également retenue dans quelques perspectives « urgentes ». Le juge accepte donc de considérer comme des collaborateurs occasionnels les personnes qui ont spontanément, sans que les pouvoirs publics ne leurs aient forcément demandé de le faire, décidé de prêter leur concours au service public. Pour les secours, il n’y a pas réellement de demandes ou d’acceptation de la part des autorités publiques, mais une acceptation et une demande de facto. En réalité, l’absence de secours de la part des autorités publiques dans l’immédiat entraine l’action du collaborateur occasionnel qui a l’obligation d’intervenir sous peine de sanction pénale. De même, pour un individu qui se lance à la poursuite d’un délinquant en l’absence de policier sur place (CE Sect., 17 avril 1953, Pinguet).
Face à un élargissement de ce régime, le juge administratif tempère la mise en cause des collectivités publiques.
Le juge administratif tempère effectivement la mise en cause des collectivités publiques en appliquant les causes traditionnelles d’exonération en matière de responsabilité : la commission d’une faute de la victime (1) ou, plus rarement, la force majeure (2).
Classiquement, la faute commise par la victime – qui devrait voir ses préjudices être indemnisés – peut atténuer la responsabilité ou exonérer la collectivité de sa responsabilité dans le cadre du régime offert aux collaborateurs occasionnels du service public.
En l’espèce, le Conseil d’État relève notamment que les bénévoles « ont été blessés, au cours de cette fête, par suite de l'explosion prématurée d'un engin, sans qu'aucune imprudence puisse leur être reprochée ». Il laisse à penser qu’en cas de fautes d’imprudence de la part des bénévoles, la commune aurait pu demander à être exonérée de sa responsabilité ou à tout le moins voir atténuer l’indemnisation due aux victimes. La jurisprudence nous offre quelques rares illustrations en la matière, y compris pour des régimes de responsabilité sans faute (par exemple, CE, 27 novembre 1970, Consorts Appart-Collin, n° 75992, Lebon).
La prise en compte de la force majeure semble être encore plus rare.
Classiquement, la force majeure peut être retenue pour exonérer ou atténuer la responsabilité de la puissance publique. Elle reste une perspective assez rare dès lors que le juge administratif – dans le même raisonnement que le juge civil ou le juge pénal – exige un évènement extérieur à la victime et à la collectivité mise en cause. Cet évènement doit présenter un caractère imprévisible et irréversible, délicat à démontrer.
Si elle peut être invoquée dans le régime de responsabilité pour faute comme dans le régime de responsabilité sans faute, la force majeure reste une perspective rare et difficile à faire prendre en compte par le juge.