Rares sont les théories aussi décriées, aussi mal admises, tant par la jurisprudence qui, si elle en préserve le régime, refuse d’en prononcer le nom, que par la doctrine, qui n’y voit que la survivance d’un archaïsme juridique dont il faudrait se défaire, que celle des actes de Gouvernement. On la rattache traditionnellement à l’arrêt CE, 19 février 1875, Prince Napoléon.
Le Prince Napoléon-Joseph Bonaparte, cousin de l’empereur Napoléon III, occupa durant le second Empire et postérieurement plusieurs fonctions politiques et militaires. Par décret de l’Empereur, il fut notamment élevé au rang de général de division. Son nom ayant été omis de l’Annuaire militaire, le prince Napoléon en sollicita la réintégration du Ministre de la Guerre. Celui-ci refusa d’y faire droit et le prince Napoléon saisit le Conseil d’État.
L’essentiel de l’apport de l’arrêt réside plus dans le non-dit que dans le dit. Le Conseil d’État admet la recevabilité du recours, alors même que le Ministre avait soulevé le mobile politique de la décision, et, partant, le fait que, cette dernière relevant de la catégorie des actes de gouvernement, le recours se trouvait irrecevable. S’appuyant sur les conclusions de son Commissaire du Gouvernement, le Conseil d’État rejette la requête au fond, sans faire aucune mention à la nature de l’acte.
Cette solution a constitué une étape importante de l’affermissement du contrôle du juge administratif sur les actes de l’administration. Elle soutient le principe selon lequel la compétence du juge est de principe et son incompétence, l’exception. Il faut à ce titre noter la proximité temporelle de cette décision avec la pleine indépendance acquise par le Conseil d’État dans le cadre de la justice déléguée (loi du 24 mai 1872).
L’arrêt Prince Napoléon, s’il renouvelle la catégorie, en la rendant toutefois plus difficile à saisir (I), n’a pas épuisé la question et doit être lu au regard du développement contemporain de l’État de droit (II).
L’arrêt Prince Napoléon redéfinit la catégorie d’acte de Gouvernement. Toutefois cette redéfinition est inachevée : le Conseil d’État a supprimé l’ancien critère de définition sans en proposer de nouveau (A). Par ailleurs, le renouvellement de la catégorie laisse persister la problématique du contrôle de ces actes (B).
L’abandon du critère antérieur par l’arrêt commenté, celui du mobile politique (1), s’il est salutaire, rend néanmoins difficile la lecture de la notion (2).
La pérennité de l’arrêt Prince Napoléon tient à l’abandon non pas de la théorie des actes de gouvernement, mais du critère du « mobile politique » pour les définir. Ce critère avait été établi par une décision CE, 1er mai 1822, Lafitte, req. n° 5363. Dans cet arrêt, un requérant, la maison Lafitte, demandait au Gouvernement le paiement de rentes attribuées durant l’Empire à la princesse Marie Pauline Bonaparte, princesse Borghèse, dont elle avait été cessionnaire. Bien que la Restauration ait conduit à la déchéance des droits attribués aux membres de l’ancienne famille impériale, la maison Lafitte sollicitait le paiement au Gouvernement de sommes échues avant la promulgation de la loi de déchéance mais non perçues par la princesse. Face au refus du Gouvernement d’assurer le paiement des dettes du régime politique précédent, le Conseil d’État se déclara incompétent au motif que « la réclamation du sieur Lafitte tient à une question politique, dont la décision appartient exclusivement au gouvernement ».
Par son arrêt du 9 mai 1867, Duc D’Aumale, le Conseil avait abouti à la même conclusion en se fondant sur le même critère. Le commissaire du Gouvernement Aucoc soutenait alors que « la jurisprudence du Conseil d’État a toujours distingué parmi les actes de l’autorité publique, qu’on appelle ordinairement l’administration, les actes d’administration proprement dits, et les actes du gouvernement », les seconds étant adoptés selon des mobiles politiques, ne sauraient relever du juge administratif. Ainsi, l’acte de gouvernement ne se conçoit pas comme une exception à la compétence du Conseil d’État : le juge administratif ne juge que les actes de l’administration et non du Gouvernement.
Pour saisir ce raisonnement, il faut admettre que le Gouvernement présente une forme de dédoublement fonctionnel : il est à la fois un organe administratif et un organe politique. Si la plupart de ses décisions relèvent de la conduite de l’administration, certaines, probablement parce qu’elles touchent à des questions de souveraineté, relèvent de la seconde fonction du Gouvernement. Le développement de l’Etat de droit consiste justement à prendre la pleine mesure du Gouvernement en tant qu’organe administratif et non, disons, constitutionnel. C’est ainsi, par exemple, que la fonction première du Gouvernement – administration est exprimée dans l’autorité dont il dispose sur l’ensemble de l’administration (aujourd’hui, article 20 de la Constitution de 1958 : le Gouvernement « dispose de l’administration »). C’est pourquoi, par exemple, le ministre est toujours le supérieur hiérarchique et chef de service du département ministériel sur lequel il a autorité (CE, 7 février 1936, Jamart).
C’est ce critère de « question politique » ou de mobile politique qu’abandonne le Conseil d’État avec l’arrêt Prince Napoléon, sans toutefois abandonner la théorie des actes de Gouvernement. La nouvelle perspective ouverte par la décision commentée pose toutefois quelques problèmes dans l’appréhension de cette catégorie
Depuis l’arrêt Prince Napoléon, la doctrine s’est évertuée à systématiser la notion d’acte de gouvernement, sans toutefois y parvenir. Il est vrai que la jurisprudence, n’utilisant jamais la notion explicitement, s’est refusée à en donner une définition. C’est la raison pour laquelle, il est commun de ne procéder qu’en établissant des listes d’actes qui ont été reconnus comme actes de gouvernement. On peut toutefois les classer en deux grandes catégories : ceux qui touchent aux rapports entre les organes constitutionnels (que l’on pourrait appeler actes de gouvernement internes) et ceux qui touchent à la conduite des affaires internationales (que l’on pourrait nommer actes de gouvernement externes).
Dans la première catégorie, on trouve : le refus de présenter un projet de loi au Parlement : CE, 17 février 1888 ; CE, Sect., 18 juillet 1930, Rouché, et sous la Ve République : CE, 29 novembre 1968, Tallagrand ; la décision de promulguer une loi : CE, Sect., 3 novembre 1933, Desreumeaux ; la décision de déposer ou de retirer un projet de loi : CE, Ass., 19 janvier 1934, Compagnie marseillaise de navigation à vapeur Fraissinet ; le refus d’accélérer la procédure législative : CE, Sect., 25 juillet 1947, Société l'Alfa ; le refus d’engager une procédure de réforme constitutionnelle : CE, 26 février 1992, Allain ; les décisions liées aux pensions de retraite des Parlementaires : CE, 2003, Papon ; ou encore la nomination d’un membre du Conseil constitutionnel par le Président de la République : CE, Ass ,9 avril 1999, Mme Ba.
Dans la seconde catégorie, on trouve : les actes soumis au seul droit international public : CE Ass., 11 juillet 1975, Paris de Bollardière ; les actes qui relèvent des rapports avec les organisations et les juridictions internationales : CE, 9 juin 1952, Gény ; les conditions de signature d’un traité international : CE, Sect., 1er juin 1951, Société des étains et wolfram du Tonkin ; la décision de suspension d’une coopération scientifique et universitaire avec un pays en guerre (et la décision d’interdire l’inscription des étudiants ressortissants de ce pays dans les universités) : CE, 23 septembre 1992, GISTI ; la proposition de candidature en tant que juge d’une juridiction internationale : CE, Sect., 28 mars 2014, Groupe français de la Cour permanente d'arbitrage ; les diligences insuffisantes des autorités françaises pour rapatrier des ressortissantes françaises et leurs enfants retenus en Syie au motif que ce rapatriement nécessite l’engagement de négociations avec des autorités étrangères ou une intervention sur un territoire étranger (CE, 09/09/2020, Mme D et Mme C).
L’abandon du critère du « mobile politique » laisse donc vacante la place du caractère déterminant que l’acte doit présenter afin d’intégrer la catégorie des actes de Gouvernement. En d’autres termes, cette dernière souffre du manque d’un critère de qualification. Le Commissaire du Gouvernement Latournerie, dans ses conclusions sur l’arrêt commenté affirmait : « elle (la catégorie des actes de Gouvernement) est naturellement limitée aux objets pour lesquels la loi a jugé nécessaire de confier au gouvernement les pouvoirs généraux auxquels elle a virtuellement subordonné le droit particulier des citoyens dans l’intérêt supérieur de l’État. Tels sont les pouvoirs discrétionnaires que le gouvernement tient en France, soit des lois constitutionnelles (…) soit des lois de police ».
On pourrait proposer une définition de l’acte de gouvernement en recourant au critère de la mise en œuvre de la souveraineté. Ainsi, les actes touchant aux rapports entre organes constitutionnels relèveraient de la mise en œuvre de la souveraineté interne, tandis que les actes relatifs à la conduite des relations internationales appartiendraient à ceux mettant en œuvre la souveraineté externe de la France. On pourrait trouver, dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, une base intéressante avec le contrôle relatif aux engagements internationaux de la France au titre de l’article 54 de la Constitution de 1958. En effet, l’obligation de modifier la Constitution avant la ratification d’un traité international est obligatoire dès lors que celui-ci porte atteinte aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » (CC, 19 juin 1970, Traité signé à Luxembourg le 22 avril 1970, n° 70-39 DC). Le critère de l’exercice de la souveraineté pour appréhender les actes de gouvernement aurait l’avantage de définir le contentieux les intéressant de contentieux constitutionnel, ce qu’il semble bien être au vu de la typologie des actes de gouvernement. Ainsi, le refus du Conseil d’État de connaître de ces actes serait effectivement fondé sur l’incompétence de la juridiction administrative qui n’a pas à se substituer à une juridiction constitutionnelle défaillante. C’est, là, la problématique du contrôle juridictionnel de ces actes.
Ce que traduit l’arrêt Prince Napoléon est un contrôle réel du juge administratif sur l’acte contesté (1). Ce constat démontre à quel point le contrôle juridictionnel est au cœur de la notion (2).
Dans les faits d’espèce, le prince Napoléon s’était vu accordé le grade de général par son impérial cousin. Le raisonnement du Conseil d’État est assez subtil. Le prince Napoléon, en tant que membre de la famille impériale, était soumis au senatus-consulte du 7 novembre 1852 qui conférait à l’Empereur le rôle et les prérogatives de chef de la maison impériale. De ce fait, l’Empereur seul disposait de la capacité de fixer les titres et la condition des membres de la maison impériale, ainsi que les droits et obligations afférents. C’est sur cette dernière base légale que le décret impérial du 9 mars 1854 avait conféré au principe Napoléon le grade de général de division. La loi du 19 mai 1834 sur l’état des officiers permettait aux officiers de l’armée de conserver leurs grades et les protégeait contre un retrait abusif par l’autorité administrative.
Seulement, le Conseil juge que, dans la mesure où les titres et droits conférés aux membres de la maison impériale par l’Empereur étaient « toujours subordonnées à la volonté de l'Empereur », le prince Napoléon ne pouvait se prévaloir des dispositions protectrices de la loi de 1834. Le Conseil semble en réalité déduire du caractère précaire, car lié à l’unique volonté de l’Empereur, de la situation du requérant une incompatibilité de régime avec la loi de 1834, de sorte que, d’une part, l’acte de nomination ne pouvait avoir été pris sur son fondement, et que, d’autre part, le récipiendaire du titre ne pouvait donc se prévaloir du régime de cette loi.
En un sens, le mobile politique de l’acte aurait très bien pu être reconnu, selon la jurisprudence antérieure, tant à la décision du ministre de ne pas inscrire le nom du prince Napoléon à l’Annuaire des armées, qu’à la décision de l’Empereur de nommer son cousin au grade de général. Plus encore, le caractère politique ressort en réalité plus fortement de la décision initiale de nomination que de la décision attaquée. Ce qui pousse à cette conclusion réside dans le fait que, par la solution qu’il apporte au litige, le Conseil d’État dégage en quelques sortes un « mobile juridique » à la décision querellée. Il n’a jamais été soutenu que le caractère politique du mobile, selon la jurisprudence Lafitte, devait nécessairement exclure l’existence d’un mobile juridique. Mais dans l’abandon de ce critère et le maintien de la théorie des actes de gouvernement, on ne peut s’empêcher de voir une extension de l’État de droit sur un état d’arbitraire.
On peut rapprocher cette conception de la position du Conseil d’État sur les actes des organes des assemblées parlementaires.
Ce qui différencie particulièrement les actes de Gouvernement d’autres actes qui bénéficient de l’immunité juridictionnelle est le fait qu’ils émanent du Gouvernement. Contrairement à la justification des actes de Gouvernement fondée sur leur caractère politique, qui tient à leur nature, la justification de la catégorie au regard de leur auteur est difficilement admissible. En quelques sortes, la théorie de l’acte de Gouvernement intègre la dualité fonctionnelle de cet organe.
C’est pour cette raison qu’il faut distinguer l’immunité de l’acte de Gouvernement de celle qui bénéficie aux actes des assemblées parlementaires. On sait que certains actes de ces dernières, pris en la forme administrative, demeurent pourtant trop proches de l’exercice de la fonction parlementaire. L’arrêt CE, 28 mars 2011, Gremetz ne le rappelle que trop. Sanctionné pour avoir perturbé le déroulement d’une commission parlementaire (pour une raison de voiture mal garée), le Conseil juge « que le régime de sanction ainsi prévu par le règlement de l'Assemblée nationale fait partie du statut du parlementaire, dont les règles particulières découlent de la nature de ses fonctions ; que ce régime se rattache à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement ; qu'il en résulte qu'il n'appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs aux sanctions infligées par les organes d'une assemblée parlementaire aux membres de celle-ci ». C’est, ici, la nature parlementaire de l’acte, « indétachable » de l’exercice de la souveraineté nationale, qui justifie que le juge administratif ne soit pas compétent. On peut fonder cette justification sur le principe de la séparation des pouvoir. Le juge administratif ne saurait interférer dans l’exercice du pouvoir législatif. En revanche, dès lors que l’acte émanant d’une assemblée parlementaire est trop éloigné de la fonction parlementaire pour bénéficier de l’immunité, le juge administratif accepte d’en connaître par voie contentieuse (pour le cas des marchés publics passés par l’Assemblée nationale : CE, Ass, 5 mars 1999, Président de l’Assemblée nationale, req. n° 163328).
Il faut également distinguer l’immunité des actes de Gouvernement de celle conférée aux mesures d’ordre intérieur. On rappelle que ces actes ne constituent pas des actes administratifs susceptibles de faire grief. Ils sont, dès lors, insusceptibles de recours en excès de pouvoir. Comme c’est également le cas pour les circulaires (CE, Sect., 18 décembre 2002, Mme Duvignières, req. n° 233618 (ou lignes directrices CE, 19 septembre 2014, Agence pour l’enseignement français à l’étranger, req. n° 364385), c’est parce que ces actes ne modifient pas l’ordonnancement juridique qu’ils demeurent en dessous de champ de compétence du juge administratif. En un sens, les actes de Gouvernement, par la « haute politique » ou la souveraineté extérieure de la France dont ils font œuvre, « dépassent » la compétence du juge administratif, tandis que les mesures d’ordre intérieur ne l’atteignent pas. Ainsi, aux deux bouts du spectre de compétence du juge administratif, des actes échappent à son contrôle.
Les actes de Gouvernement devaient, dans l’esprit du Commissaire du Gouvernement dans l’arrêt commenté, pouvoir être fondés soit par des lois constitutionnelles, soit par des lois de police, l’une des deux catégories leur conférant un caractère discrétionnaire. Cependant, apparaît une forme de contradiction ou d’imprécision dans la définition donnée par Latournerie. Si les actes sont discrétionnaires, c’est qu’ils ne sont pas arbitraires. Autrement dit, ils doivent pouvoir faire l’objet d’un contrôle. Or, la seule conséquence de la notion d’acte de Gouvernement est de leur conférer une immunité juridictionnelle. Aussi, un tel acte ne saurait être discrétionnaire mais bien arbitraire.
On retrouve alors la problématique bien connue de l’excès de pouvoir selon laquelle le contrôle du juge doit pouvoir varier en fonction du pouvoir discrétionnaire dont dispose l’administration. Ainsi, plus la loi est précise et confine l’administration à un rôle d’exécutant, presque automatique, de ses prescriptions, plus le contrôle du juge administratif est extrêmement poussé, puisque l’administration ne dispose pas d’un choix. En revanche, lorsque la loi confère à l’administration une marge d’appréciation, le juge administratif reste en retrait par rapport à cet acte. Ainsi, plus le juge administratif développe de niveaux de contrôle, plus il est à-même d’exercer son office sur des actes conférant un large pouvoir d’appréciation à l’administration. C’est ainsi que le Conseil d’État, en développant un contrôle minimum, appelé aussi contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation, a pu saisir des catégories plus nombreuses d’actes sur lesquels il ne portait auparavant pas de regard. L’arrêt considéré comme fondateur du contrôle minimum a du reste été rendu dans une affaire mettant en cause le pouvoir d’interdiction du gouvernement des publications étrangères, fondée sur un acte de l’immédiat avant seconde guerre mondiale. En acceptant de contrôler ce qui touche au domaine d’une police administrative spéciale, y compris par un examen limité à l’erreur manifeste d’appréciation, le Conseil d’État a permis de réintégrer dans l’excès de pouvoir un certain nombre d’actes qui en étaient auparavant exclus (CE, Ass., 2 novembre 1973, Société Librairie Maspero, req. n°82590).
Ces développements attestent de la politique jurisprudentielle entreprise par le Conseil d’Etat pour approfondir son contrôle, une politique qui n’est, cependant, pas parvenue à faire disparaître la catégorie des actes de Gouvernement.
La jurisprudence Prince Napoléon n’a pas fait disparaître la notion d’acte de Gouvernement (A). Si certains palliatifs ont pu être établis, il n’est toutefois pas certain que l’ordre juridique accepte sa disparition pure et simple (B).
Si l’acte de gouvernement voit, pour des raisons tenant au développement et à l’approfondissement de l’État de droit, son champ se restreindre, le cœur de cette notion demeure protégé. Il faut comprendre par-là que, malgré les évolutions que la notion a pu subir, la nécessité de préserver certains actes du contrôle du juge, en l’espèce administratif, continue de se faire sentir.
L’irruption du droit européen des droits de l’Homme pourrait-elle constituer une voie de relégation de la catégorie des actes de Gouvernement ? La réponse doit être nuancée. Il est vrai que le Conseil d’État a récemment jugé que « Considérant qu'eu égard à son objet, la décision du ministre des affaires étrangères de reconnaître le statut diplomatique de l'ICE n'est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France ; qu'elle échappe, par suite, à la compétence de la juridiction administrative française, sans que soit méconnu le droit au recours dont M. Dupin se prévaut en invoquant les articles 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du premier protocole additionnel à cette convention ; qu'ainsi la requête de M. Dupin doit être rejetée comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître » (CE, 30 décembre 2015, Dupin, req. n° 384321).
La portée exacte de ce considérant doit être mesurée. Dans le raisonnement du Conseil d’État, l’immunité juridictionnelle n’a pas d’influence sur la violation de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette affirmation, telle qu’elle est formulée, est susceptible de deux interprétations. Au terme de la première, l’immunité juridictionnelle est, en toutes hypothèses, insusceptible d’être remise en cause par le droit européen des droits de l’Homme. En ce sens, le droit à un recours effectif (en l’espèce, il ne s’agissait pas de l’article 6 CEDH, mais de l’article 13, en combinaison avec l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention), serait inopérant face à un acte de Gouvernement. Au terme de la seconde, il résulte que, dans les faits d’espèce (cette incise est fondamentale), l’absence d’applicabilité ou de violation de la convention ne résulte pas de la nature de l’acte de Gouvernement mais des conditions particulières de l’affaire. En ce sens, le moyen fondé sur l’article 1er du premier protocole aurait un caractère surabondant ou inutile.
Il n’en demeure pas moins que, dans le cadre des relations européennes, le Tribunal des conflits, de même que les juridictions judiciaires et le juge administratif, se déclarent tous trois incompétents pour connaître de certains actes, malgré l’évolution de l’intégration européenne. Ainsi, face au refus du Premier ministre de déposer un projet de loi de transposition d’un accord-cadre adopté par l’Union européenne, le Tribunal des conflits juge-t-il : « eu égard au contenu de la décision-cadre du 28 novembre 2008, le refus du Premier ministre de soumettre au Parlement un projet de loi en vue de sa transposition en droit interne touche notamment à la conduite des relations internationales de la France ; que, dès lors, en tout état de cause, ni la juridiction administrative ni la juridiction judiciaire ne sont compétentes pour en connaître ; qu’ainsi, sans qu’il soit besoin d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la validité de la décision-cadre en cause, c’est à bon droit que, par les décisions mentionnées ci-dessus, les deux ordres de juridiction se sont déclarés incompétents pour connaître du litige ; qu’il n’en résulte aucun conflit négatif de compétence ; que la requête est donc irrecevable et doit être rejetée ».
Ces positions semblent devoir perdurer. En effet, le Cour européenne des droits de l’homme s’est, récemment, montrée, globalement, respectueuse de la doctrine de l’acte de gouvernement en estimant qu’elle n'excède pas la « marge d'appréciation dont jouissent les Etats pour limiter le droit d'accès d'une personne à un tribunal » (CEDH, 04/04/2024, Tamazount et autres c/ France). Elle a, toutefois, posé une condition en considérant que le droit d'accès à un tribunal n'est pas totalement entravé dès lors qu’un engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat est possible. En d’autres termes, l’admission d’un tel régime de responsabilité permettrait de ne conférer aux actes de gouvernement qu’une « injusticiablité relative » à même de rendre le régime contentieux de cette catégorie d’actes conforme aux exigences du droit européen.
Le Conseil d’Etat semble avoir suivi cette invitation en affirmant que la juridiction administrative est « compétente pour connaître de conclusions indemnitaires tendant à la mise en cause de la responsabilité sans faute de l’État, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques du fait de décisions non détachables de la conduite des relations internationales de la France » (CE, 24/10/2024, n° 465144). Outre les conditions propres à la responsabilité sans faute, le juge administratif suprême pose que ce régime ne saurait « interférer, même indirectement, avec les objectifs ou la mise en œuvre de la politique extérieure de la France » et que cette responsabilité « ne saurait, en principe, être engagée au bénéfice des personnes dont une décision non détachable de la conduite des relations internationales a pour objet même de régir ou d’affecter la situation, soit à titre individuel, soit de manière collective ».
Ainsi, l’exigence de soumission de l’État au droit peut, sans doute, admettre une certaine forme de limitation. Sans doute, également, cette restriction devrait être palliée, au fur et à mesure, par la création de techniques qui permettront de concilier des impératifs opposés.
Il existe deux justifications au maintien de la catégorie d’actes de gouvernement : la première est fondée sur la nature de l’acte lui-même. Le « mobile politique », pour reprendre la formule antérieure qui s’accommodait mal du développement d’une justice administrative, traduit pourtant une réalité concrète. Il est des zones dans lesquelles l’État n’agit pas comme « simple » administration mais exprime une puissance souveraine. C’est le cas des actes pris dans le domaine des relations internationales. Dans d’autres cas, les titulaires de l’autorité administrative agissent au titre de pouvoirs constitués et, au final, le contentieux de leurs actes relève d’un contentieux de la constitutionnalité. Dans l’architecture actuelle et l’articulation entre les juridictions, aucune d’entre elles n’a de compétence pour apprécier la validité juridique de ces actes. En ce sens, l’acte de gouvernement est protégé par la répartition des pouvoirs et par la répartition des compétences entre les juridictions. Si la première justification peut difficilement être remise en cause sans porter atteinte à la marge de manœuvre de l’État agissant en tant que puissance souveraine dans les relations internationales, la seconde, en revanche, pourrait être assez facilement renversée par l’instauration d’une voie contentieuse devant le Conseil constitutionnel.
C’est d’ailleurs le cas des décrets relatifs à l’organisation d’un référendum. Le Conseil d’État a jugé (CE, Ass, 19 octobre 1962, Brocas) qu’il ne lui appartenait pas de connaître par voie contentieuse du décret décidant de soumettre un projet de loi à la procédure référendaire. Cette solution, en tant qu’elle se fonde sur le fait que le Président de la République agit ici en tant qu’autorité constitutionnelle, apparaît assez logique, le Conseil d’État n’étant en capacité que de connaître des actes pris par l’État administration. Or, dans sa décision CC, 25 juillet 2000, Hauchemaille, (n° 2000-21 REF), le Conseil constitutionnel à pallier l’angle mort juridictionnel. Saisi d’une contestation contre le décret décidant de soumettre un projet de loi constitutionnelle au référendum (relatif au quinquennat), le Conseil constitutionnel commence par rappeler qu’il est investi d’une mission de contrôle des opérations référendaires par la Constitution (art. 60 : « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats »). Aux termes de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958, le Conseil assume deux fonctions : l’une consultative et l’autre juridictionnelle. La première intervient a priori et doit permettre d’éviter toute contestation sur l’organisation juridique des opérations électorales postérieures. Ainsi, la voie juridictionnelle doit essentiellement être actionnée pour apprécier la légalité d’agissements durant le déroulement des opérations référendaires. C’est la raison pour laquelle dans sa décision Hauchemaille, le Conseil constitutionnel rappelle que « un électeur n'est en principe recevable à inviter le Conseil constitutionnel à statuer en la forme juridictionnelle sur la régularité de ces actes que dans les conditions définies par l'article 50 de l'ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958, précisées et complétées par le règlement de procédure susvisé ». Cependant, il prend implicitement en compte l’absence d’autre voie de recours contentieux contre un acte d’organisation qui s’avérerait non-valide. C’est pourquoi il ouvre, de façon prétorienne, une voie de droit afin de contester la régularité de ces actes : « cependant, qu'en vertu de la mission générale de contrôle de la régularité des opérations référendaires qui lui est conférée par l'article 60 de la Constitution, il appartient au Conseil constitutionnel de statuer sur les requêtes mettant en cause la régularité d'opérations à venir dans les cas où l'irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l'efficacité de son contrôle des opérations référendaires, vicierait le déroulement général du vote ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics ».
Cette jurisprudence illustre parfaitement la possibilité qu’il y aurait à reconnaître au Conseil constitutionnel une compétence plus large pour apprécier les actes de Gouvernement « internes », c’est-à-dire ceux qui font intervenir les organes de l’État en qualité de pouvoirs constitués dans leurs relations avec d’autres pouvoirs constitués. Elle se conçoit également eu égard au fait que le Conseil d’Etat, dans certaines circonstances, a pu prendre acte de l’ouverture de nouvelles voies contentieuses devant le Conseil constitutionnel (CE, Sect., 14 septembre 2001, Marini, req. n°237208). Cette solution, devant être introduite par voie de droit écrit, est d’autant plus impérieuse que l’immunité juridictionnelle de l’acte de Gouvernement relève d’une création purement prétorienne. Cette affirmation, qui semble évidente, n’en recèle pas moins une difficulté de fond : celle que la règle ne peut, même indirectement, être « rattachée » à une « disposition législative » au sens et pour l’application de l’article 61-1 C relatif à la QPC. Ainsi, la Cour de cassation en a tiré toutes les conséquences en refusant de transmettre une telle question au Conseil constitutionnel : « Mais attendu, d'abord, que l'article 26 de la loi du 24 mai 1872 portant réorganisation du Conseil d'État ne constitue pas le fondement textuel de l'immunité juridictionnelle des actes de gouvernement, reconnue par le juge administratif sans le soutien d'une disposition législative ; que ce texte n'est pas, dès lors, applicable au litige ou à la procédure ; que la première question prioritaire de constitutionnalité posée est, par suite, irrecevable » (Cass. Civ. 1ère, 4 février 2015, pourvoi n° 14-21309).