La Cour européenne des droits de l'Homme : un système singulier de protection des droits
(dissertation)

Introduction

Le Traité de Londres (5 mai 1949) a, rapidement après le deuxième conflit mondial, entamé une démarche d’une coopération autour de dix pays d’Europe de l’Ouest : le Royaume-Uni, la Suède, la Norvège, la Belgique, le Danemark, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Rapidement, l’Allemagne, l’Islande, la Turquie et la Grèce ont rejoint la démarche. Progressivement et plus récemment encore, d’autres pays ont adhéré au Conseil de l’Europe, notamment après la chute de l’URSS. 

Si la « consolidation de la paix », la préservation des « valeurs spirituelles et morales », la défense du « progrès social et économique » sont des objectifs considérables du Conseil de l’Europe, la nécessité d’une juridiction pour assurer leur mise en œuvre a rapidement émergé.

De son côté, si la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés (CESDH) est signée par quelques États membres en novembre 1950, d’autres États vont progressivement la signer et la ratifier également.  La Convention, qui prévoit toute une série de droits et libertés que le Conseil de l’Europe se doit de garantir, ne manque pas d’être enrichie régulièrement par divers protocoles plus ou moins acceptés par les États membres.

Plus généralement, il apparait évident que sans recours possible devant une juridiction tout texte contenant des droits et libertés est « vidé de sa substance » (v. à ce sujet, par exemple : J. Travard (dir.), La protection des droits fondamentaux par le recours en responsabilité, Mare et Martin, 2023). Pour les droits et libertés contenus dans la CESDH, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est instituée quelques années après le traité de Londres et la signature de la Convention. C’est en 1959 que la CEDH s’installe au siège du Conseil de l’Europe à Strasbourg, puis dans un bâtiment voisin indépendant à la fin des années 1990. Un bâtiment qui existe toujours aujourd’hui et une juridiction qui produit de nombreuses décisions de justice. Une juridiction qui ne manque pas d’interroger sur ses missions et son fonctionnement qui apparait indispensable à l’heure actuelle.

La CEDH apparait de nos jours comme l’un des mécanismes supranational les plus performants, ce qui lui confère son caractère si singulier (I), bien qu’elle subisse aussi un certain nombre de critiques (II).

I - La CEDH : un mécanisme supranational performant et singulier

La CEDH recherche en permanence à être efficace (A), ayant pour conséquence une forte influence sur les législations des États membres (B).

A - L'efficacité recherchée de la CEDH

L’efficacité recherchée de la CEDH est possible en raison de la composition singulière de la Cour (1), mais aussi de par les moyens considérables qui lui sont dévolus et les conditions de son fonctionnement (2).

1 - Une efficacité de par la composition de la Cour

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe désigne les 46 juges, à la majorité absolue des voix exprimées. Une liste de trois candidats est alors présentée par chaque État membre. Ces acteurs veillent unanimement à la qualité des candidatures ; il s’agit, le plus souvent, de hauts magistrats ou d’éminents juristes dans leurs pays respectifs. La Convention prévoit que les juges sont élus pour 9 ans et qu’ils siègent à titre individuel, autrement dit sans que leur nationalité puisse influencer leur raisonnement si un contentieux concerne leur pays d’origine qu’ils ne représentent pas en siégeant. C’est une des obligations déontologiques importantes qui permet une certaine efficacité de la CEDH (v. à ce sujet : Jean-François Flauss, « Les obligations déontologiques des juges de la Cour européenne des droits de l’Homme », in Mélanges en l’honneur du Pr. Pétros J. Parapas, Bruylant, 2009, p. 195).

Les juges bénéficient enfin d’avantages considérables qui leur permettent de travailler dans d’excellentes conditions (indemnités, privilèges diplomatiques, …). Ils ne peuvent être, par exemple, arrêtés ou poursuivis sur le territoire des États membres pour les votes ou opinions émis à l’occasion des débats devant la Cour, conformément à l’art. 40 du Traité de Londres.

2 - Une efficacité de par les moyens dévolus à la Cour et son fonctionnement

Au-delà des magistrats qui composent la CEDH et qui travaillent dans d’excellentes conditions, l’efficacité de la Cour est aussi la conséquence des moyens importants qui lui sont dévolus et pris en charge par le Conseil de l’Europe. Le fonctionnement de la Cour en fait également une véritable juridiction qui produit un travail conséquent. La CEDH bénéficie ainsi d’un greffier et de greffiers adjoints, recrutés de manière très pointue et élus par la Cour, qui apportent un soutien administratif et juridique considérable à l’institution (à ce sujet : https://www.echr.coe.int/Documents/Registry_FRA.pdf). La Cour bénéficie également d’un certain nombre de traducteurs, notamment pour la publication des jugements en plusieurs langues des États membres.

D’un point de vue financier, les États membres qui financent le Conseil de l’Europe permettent de dégager un budget important propre au fonctionnement de la Cour. Pour l’année 2023, le budget de la CEDH se monte ainsi à près de 76 816 700 euros.

I - La CEDH : un mécanisme supranational performant et singulier

B - La forte influence de la CEDH sur les États membres

La forte influence de la CEDH et de sa jurisprudence se matérialise à la fois à travers leur prise en compte par les juridictions (1), mais aussi par les législateurs des États membres (2).

1 - La prise en compte de la jurisprudence par les juridictions nationales

La jurisprudence de la CEDH est plus ou moins directement prise en compte par les juridictions nationales des États membres, notamment les juridictions françaises.

Pour Olivier Dutheillet de Lamothe, « l'influence de la Convention européenne des droits de l'homme et de la Cour de Strasbourg sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel est (…) purement intellectuelle. Elle tient seulement à l'autorité persuasive de la jurisprudence de la Cour et à l'inspiration que trouve le Conseil dans un catalogue de droits beaucoup plus récent que la Déclaration de 1789. Cette influence est difficile à percevoir dans la mesure où, conformément à la tradition française, le Conseil constitutionnel ne se réfère pas expressément à d'autres décisions de justice et notamment aux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme » (Discours du 13 février 2009, à l’occasion de la visite du Président et d’une délégation de la Cour européenne des droits de l’homme au Conseil constitutionnel). De la même façon, le juge administratif a pu faire évoluer sa jurisprudence sous l’influence de la CEDH. C’est notamment le cas dans le domaine des mesures d’ordre intérieur (MOI) qui échappaient à tout contrôle du juge. Le Conseil d’État en a réduit l’étendue, fidèlement au droit au procès équitable défendu par la CEDH (v. par exemple : Florian DIANI, L’influence du principe de dignité humaine sur l’évolution du droit public de la vie en détention, Thèse Lille, 2016).

2 - L’influence de la jurisprudence de la Cour sur les législateurs nationaux

Au-delà de la jurisprudence des États membres, la jurisprudence de la CEDH a une influence sur les législateurs nationaux. En France, la doctrine est assez largement unanime pour dire que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg a influencé un certain nombre de réformes législatives d’ampleur afin de respecter les droits et libertés garantis par la Convention. Pour Anne-Sophie Brun et Géraldine Vial, c’est notamment le cas en droit de la famille, particulièrement au début des années 2000 : « De nombreuses réformes d’ampleur concernant des questions particulièrement sensibles du droit des personnes et de la famille ont, en effet, été initiées par les juges strasbourgeois. Cette influence est désormais bien connue mais l’on peut citer à titre d’exemple la loi du 3 décembre 2001 ayant consacré l’égalité successorale des enfants nés hors et en mariage, les lois de 2002 sur l’accès aux origines personnelles, sur la réforme du nom de famille et de l’autorité parentale ou encore l’ordonnance du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation. Parfois, le législateur français a même anticipé, voire prétexté une condamnation des juges européens, pour modifier le droit positif. Tel était le cas de la loi du 16 janvier 2009 qui a supprimé la fin de non-recevoir à l’action en recherche de maternité lors d’un accouchement sous X » (A-S. Brun et Géraldine Vial, « Droit des personnes et de la famille : le nouveau visage de l’influence de la Cour EDH », RDLF en ligne, 2017, chron. 16).

II - La CEDH : un mécanisme qui connait aussi des limites

Si la CEDH recherche et obtient une certaine efficacité, le dispositif comporte tout de même un certain nombre de limites qu’on ne peut éluder. Certaines limitations aux droits et libertés sont légitimement reconnues par la CEDH qui les accepte de la part des États membres (A), tandis que la démarche « intégrationniste » annihile la puissance de la Cour et de ses sanctions (B).

A - Des limitations aux droits et libertés légitimement reconnues par la CEDH

La CEDH accorde plusieurs limitations, qu’elle considère légitimes, aux droits et libertés contenus dans la Convention et les protocoles : un certain nombre d’intérêts généraux prévalant (1), mais aussi l’apparition de circonstances exceptionnelles (2).

1 - Des intérêts prévalant sur la garantie des droits par la Cour

Pour justifier la violation ou la limitation de certains droits et libertés pourtant garantis dans la Convention et ses protocoles, les États membres peuvent s’appuyer sur un certain nombre d’intérêts que la Cour reconnait bien volontiers comme légitimes. Cela vise finalement à donner une certaine souplesse au système de protection des droits mis en place par le Conseil de l’Europe.

Plusieurs articles de la Convention assurent la protection des droits et libertés, mais reconnaissent aussi des clauses dérogatoires plus ou moins permanentes, notamment un droit « d’ingérence » de l’État. L’ingérence, c’est-à-dire finalement la limitation imposée à un droit ou une liberté, doit être prévue spécifiquement par la loi, poursuivre un but d’intérêt général légitime et rester nécessaire dans une société démocratique. La CEDH va d’ailleurs vérifier que les États membres ne dépassent pas l’ingérence qui leurs est autorisée de mettre en œuvre (v. par exemple : CEDH, 24 mars 1988, Olsson c/ Suède). Ainsi, la liberté de manifester peut être limitée par les autorités d’un État membre, dans les conditions déterminées par la loi nationale, afin de préserver l’ordre public nécessaire. Aussi, des réserves peuvent également être invoquées par les États dans l’application d’une stipulation de la Convention, afin de prendre en compte une « réalité locale », mais l’État concerné doit logiquement s’adapter dans un délai raisonnable (art. 57 de la Convention). De manière plus temporaire encore, la Convention prévoit aussi le cas des « circonstances exceptionnelles ».

2 - La prise en compte de circonstances exceptionnelles par la Cour

L’article 15 de la Convention prévoit notamment : « En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Il s’agit d’une clause dérogatoire importante qui autorise les États à déroger à la Convention, sous certaines conditions et dans des situations d’extrême urgence (guerre, danger important, terrorisme, …). La question de l’invocation de l’article 15 a notamment été évoquée au moment des attaques terroristes de l’Organisation de défense de l’Irlande du Nord dans les années 1970 au Royaume-Uni, ou encore des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

Évidemment, un contrôle de la Cour est effectué sur les dérogations retenues (v. notamment : G. Gonzalez, L’état d’urgence au sens de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’Homme », Cahiers de la Recherche sur les Droits fondamentaux, en ligne, 2008, p. 93 et s). Là encore, ces dispositions permettent de déroger à la Convention pour des raisons bien précises qui se justifient aisément par le caractère très exceptionnel des circonstances dans lesquelles elles sont amenées à être appliquées. La portée de cette dérogation reste, pour autant, très vaste.

II - La CEDH : un mécanisme qui connait aussi des limites

B - La démarche « intégrationniste » du Conseil de l'Europe : une limite à la puissance de la Cour

La démarche « intégrationniste » visant à conserver à tout prix les États membres dans l’organisation pour conserver une certaine influence (1) vient limiter la puissance de la CEDH et de ses sanctions. La seule exception récente réside dans l’exclusion de la Russie en 2022, qu’il convient d’aborder rapidement (2).        

1 - La volonté de « raccrocher » les États autant que possible : des sanctions limitées

Les arrêts de la Cour ne sont évidemment pas sans conséquences juridiques ; ils doivent même en avoir pour être utiles et se présentent comme de véritables décisions juridictionnelles. Si des sanctions pécuniaires ou d’autres sanctions peuvent être prononcées à l’encontre d’un État membre par la CEDH, c’est au Comité des ministres du Conseil de l’Europe de vérifier l’exécution des décisions de la Cour. L’objectif d’un arrêt qui constate une violation est, le plus souvent, la volonté de faire évoluer la législation ou les pratiques de l’État membre condamné. À cet égard, l’article 46 §1 de la Convention prévoit notamment que « les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».

Dans l’affaire Ilgar Mammadov c/ Azerbaidjan (CEDH, 29 mai 2019, n° 15172/13), le Cour rappelle qu’un « des traits les plus significatifs du système de la Convention réside dans le fait qu’il est doté d’un mécanisme de contrôle du respect de ses dispositions. Ainsi, la Convention n’impose pas seulement aux États parties le respect des droits et obligations qui en découlent, mais elle met également sur pied un organe juridictionnel, la Cour, habilité à constater des violations de la Convention dans le cadre d’arrêts définitifs auxquels les États parties se sont engagés à se conformer (article 19, combiné avec l’article 46 § 1). De surcroît, elle institue un mécanisme de surveillance de l’exécution des arrêts, sous la responsabilité du Comité des Ministres (article 46 § 2 de la Convention). Ce mécanisme démontre l’importance que revêt la mise en œuvre effective des arrêts ». Pour autant, les États condamnés – qui doivent verser des indemnités aux requérants individuelles ou/et prendre les mesures à même de faire cesser toute violation de la Convention – ont parfois du mal à adopter les mesures nécessaires. Les moyens de la Cour et du Comité des ministres reste alors très limités (art. 46 §4 et 5 de la Convention). L’objectif « d’intégration » des États dans le système de protection empêche généralement les exclusions. Une partie de la doctrine s’accorde à dire qu’il vaut mieux une application imparfaite, qu’une sortie totale de certains États membres. Seule exception à ce jour, la Russie depuis la Guerre en Ukraine.

2 - L’une des rares exceptions : le cas de l’exclusion de la Russie

Les violations des droits et libertés garantis par la CEDH ont parfois du mal à être résolues dans certains États membres, et ce, malgré les efforts de la Cour pour les y encourager dans sa jurisprudence. La sanction la plus ferme est effectivement l’exclusion du Conseil de l’Europe et de son système de protection. Malgré tout, cette sanction n’est guère souhaitable en ce qu’elle fait sortir le pays de la démarche, l’éloigne encore davantage des objectifs de cette dernière et prive de recours des millions de justiciables. C’est pourquoi l’exclusion reste une très rare hypothèse au sein du Conseil de l’Europe.

Le seul exemple à ce jour correspond effectivement à l’exclusion de la Russie décidée en février 2022, quelques jours après le début de la Guerre menée en Ukraine ; L’Ukraine qui est, par ailleurs, également un État membre du Conseil de l’Europe. Effectivement, le Comité des Ministres a adopté – considérant que les agissements des troupes russes et l’agression d’un État membre constituaient de trop graves violations – une décision excluant la Fédération de Russie du Conseil de l'Europe, après près de 26 ans d'adhésion. Cette décision a été prise dans le cadre de la procédure prévue par l'article 8 du Traité de Londres qui précise : « Tout membre du Conseil de l'Europe qui enfreint gravement les dispositions de l'article 3 peut être suspendu de son droit de représentation et invité par le Comité́ des Ministres à se retirer dans les conditions prévues à l'article 7. S'il n'est pas tenu compte de cette invitation, le Comité́ peut décider que le membre dont il s'agit a cessé́ d'appartenir au Conseil à compter d'une date que le Comité́ fixe lui-même ».