La notion d’organisation du service public dans la jurisprudence Epx. Barbier (TC, 11/01/2016, Comité d’établissement de l’Unité « Clients et Fournisseurs Ile-de-France »)

Introduction

C’est en 1968, par un célèbre arrêt de principe, que le Tribunal des conflits jugea que des personnes privées gérant un service public industriel et commercial (SPIC) pouvaient, sous certaines conditions, édicter de véritables actes administratifs (TC, 15/01/1968, Cie. Air France c/ Epx. Barbier). Ce faisant, la Haute juridiction consacrait une exception à la primauté du droit privé en la matière fondée, principalement, sur la notion d’organisation du service public. C’est cette notion que le juge des conflits appréhende plus strictement en l’espèce, tempérant, alors, la portée de la jurisprudence Epx. Barbier.

Dans cette affaire, les directeurs des « Unités Clients et Fournisseurs »  d’Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF ont décidé, par des mesures du 19/12/2011, de réorganiser, selon une logique de spécialisation par énergie, les services communs de ces deux sociétés. Saisi par le Comité d’établissement de l’Unité « Clients et Fournisseurs Ile-de-France » desdites sociétés, le Tribunal administratif de Paris a, le 07/06/2012,  annulé les décisions litigieuses. Les sociétés ERDF et GRDF ont, alors, saisi la Cour administrative d’appel de Paris qui a annulé, le 06/06/2013, le jugement rendu en première instance. Un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat a donc été exercé par ledit comité. Estimant que l’affaire soulevait une difficulté sérieuse sur la compétence de la juridiction administrative pour connaitre de telles décisions, les juges du Palais-Royal ont saisi, le 27/10/2015, le Tribunal des conflits afin que celui-ci détermine l’ordre juridictionnel compétent. Ce fut chose faite le 11/01/2016 : la Haute juridiction considéra, en effet, que le recours relevait de la compétence de la juridiction de l’ordre administratif.

Pour parvenir à cette solution, le juge des conflits a donc dû, préalablement, déterminer la nature administrative des décisions attaquées, ce qui n’était pas chose acquise, celles-ci étant édictées par ERDF et GRDF qui sont des sociétés de droit privé en charge de la gestion d’un SPIC. Cette difficulté l’a, alors, conduit à faire application de sa jurisprudence Epx. Barbier, par laquelle sont précisées les conditions à remplir pour qu’un acte affecté de ces deux particularités soit administratif. Celles-ci sont au nombre de trois : il faut que l’acte soit règlementaire, qu’il traduise la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique et qu’il se rattache à l’organisation du service public.

Parmi ces conditions, la troisième apparait déterminante. C’est, en effet, elle qui fonde les entorses à la primauté du droit privé en pareille hypothèse. Longtemps interprétée de manière extensive, elle a, récemment, fait l’objet d’un recentrage que l’arrêt du 11/01/2016 vient consacrer. Ainsi, le Tribunal des conflits distingue désormais l’organisation du service public lui-même et l’organisation interne de la société chargée de le gérer. La première relève du juge administratif, la seconde du juge judiciaire. Pour apprécier la ligne de partage entre ces deux notions, il faut, alors, déterminer si la mesure a ou non une incidence directe sur la manière dont le service public est assuré. La conséquence de cette évolution est que la portée de la jurisprudence Epx. Barbier s’en trouve limitée, ce qui a pour effet de re-privatiser tout un pan de l’activité des SPIC et de rééquilibrer la répartition des compétences en la matière au profit du juge judiciaire.

L’arrêt du 11/01/2016 est, alors, l’occasion d’étudier, dans une première partie, l’exception à la primauté du droit privé en matière de SPIC  que constitue la jurisprudence Epx. Barbier (I), puis d’analyser, dans une seconde partie, le recentrage de la notion d’organisation du service public et ses effets sur la portée de cette célèbre  jurisprudence (II).

I – La jurisprudence Epx. Barbier : une exception à la primauté du droit privé en matière de SPIC

Avec l’arrêt Epx. Barbier, le Tribunal des conflits consacre la possibilité pour des personnes privées gérant un SPIC de prendre des actes administratifs qui échappent, alors, à la compétence du juge judiciaire. Cette exception à la primauté du droit privé en la matière est sujette au respect de trois conditions (A), dont l’une, en l’occurrence le lien avec l’organisation du service public, apparait comme en étant l’élément cardinal (B).

A – Une exception sujette au respect de trois conditions …

Dans sa rédaction, l’arrêt Epx. Barbier ne fait référence qu’à deux conditions pour qu’un acte édicté par une personne privée gérant un SPIC soit administratif (1). Une analyse entre les lignes de la décision du Tribunal des conflits laisse, cependant, entrevoir une troisième condition, intimement liée aux deux premières (2).

1 – … dont deux sont explicites

Dans la décision de 1968, deux conditions sont explicitement posées : l’une a trait caractère règlementaire de l’acte, l’autre implique que ce dernier touche à l’organisation du service public.

Pour être administratif, l’acte doit, d’abord, être règlementaire, c’est-à-dire avoir une portée générale et impersonnelle. Impersonnelle signifie que l’acte doit s’adresser à une catégorie de personnes désignées, non de façon nominative, mais de façon abstraite, par leur qualité ou leur fonction. L’acte doit, de plus, viser tous les agents de cette catégorie ; c’est, là la signification du terme général. Par exemple, dans l’arrêt Epx. Barbier, le règlement d’Air France concernait  l’ensemble du personnel navigant commercial de la compagnie. En l’espèce, la mesure de réorganisation vise, elle, les services communs des sociétés ERDF et GRDF, et non tel ou tel de ses agents : elle a donc une portée générale et impersonnelle.

Il résulte de cette première condition que sont exclues du champ de la jurisprudence Epx. Barbier les décisions individuelles qui, conformément à une jurisprudence classique, demeurent de la compétence de juge judiciaire, à l’exception du cas où le litige concerne le directeur du service ou l’agent comptable quand ce dernier a la qualité de comptable public (CE, sect., 08/03/1957, Jalenques de Labeau).

Seconde condition explicite posée par le juge des conflits, l’acte doit concerner l’organisation du service public. C’est, par exemple, le cas dans l’arrêt Epx. Barbier où le règlement litigieux fixe les conditions d’emploi de certaines catégories de personnel. Cette solution est, somme toute, logique dans la mesure où, en règlementant l’organisation du service public qu’elle exploite, la personne privée se comporte, en quelque sorte, comme n’importe quelle personne publique.

Cette relation directe entre l’acte et le service public n’est pas inédite. Tout au contraire, on la retrouve dans la jurisprudence relative aux actes administratifs des personnes privées gérant, cette fois-ci, un service public administratif (SPA) : CE, ass., 31/07/1942 , Monpeurt ; CE, ass., 02/04/1943, Bouguen ;  CE, sect., 13/01/1961, Magnier. Ainsi, selon l’arrêt Magnier, un acte unilatéral, aussi bien individuel que règlementaire, d’une personne privée gérant un SPA est administratif s’il se rattache à la mission de service public confiée à l’organisme et traduit la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique. En revanche, toutes les décisions relatives au fonctionnement interne sont privées : le juge considère, en effet, ici que le pouvoir de décision n’est pas mis en œuvre au titre de l’exécution du service public, mais des rapports internes à l’institution.

A côté de ces deux conditions, la jurisprudence Epx. Barbier se fonde sur un troisième élément, la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique, qui n’est, contrairement  à l’arrêt Magnier, évoqué qu’implicitement.

2 – … et dont l’une est implicite

Les prérogatives de puissance publique peuvent être définies comme des pouvoirs exorbitants du droit commun, c’est-à-dire des pouvoirs qui dépassent par l’ampleur et l’originalité de leurs effets ce qui est courant dans les relations de droit privé. En d’autres termes, elles donnent à celui qui les possède un pouvoir de contrainte dont ne saurait être titulaire une personne de droit privé.

Deux techniques administratives illustrent parfaitement cette situation. L’on trouve, en premier lieu, le monopole, dans la mesure où la personne qui en bénéficie est titulaire d’un droit qu’un simple particulier ne saurait posséder : elle est, en effet, la seule à pouvoir intervenir sur un marché donné. La seconde concerne la possibilité d’imposer unilatéralement des obligations aux administrés. Par exemple, dans l’arrêt Epx. Barbier,  la règlementation applicable au personnel d’Air France ne résulte pas d’une négociation dans le cadre d’une convention collective comme le veut le droit commun du travail, mais d’un acte unilatéral du conseil d’administration de la compagnie : celui-ci s’impose, donc, au personnel par la seule volonté de l’organe de direction qui se trouve être habilité, à cet effet, par les pouvoirs publics. Les mêmes remarques pourraient être faites en l’espèce concernant les décisions de réorganisation des services communs d’ERDF et GRDF.

Dans son arrêt, le Tribunal des conflits ne mentionne pas explicitement ce type de prérogatives. Mais, il faut bien reconnaitre, au regard des données de l’affaire, qu’elles irriguent pleinement sa décision et constituent, de fait, une troisième condition à l’administrativité d’un acte édicté par une personne privée gérant un SPIC.

Il n’y a là rien de bien surprenant. Cette condition apparait, en effet, comme la suite logique de celle liée à la notion d’organisation du service public.  D’une part, compte tenu des contraintes, liées notamment aux impératifs de continuité et d’adaptation, qui pèsent sur tout service public, l’organisation de ce type d’activité implique nécessairement la possibilité de mettre en œuvre de telles prérogatives. D’autre part, la détention de tels pouvoirs n’est légitime qu’à partir du moment où l’activité en cause constitue effectivement un service public.

Cette relation fondamentale avec la notion d’organisation du service public n’est pas spécifique à la question des prérogatives de puissance publique. Bien au contraire, elle transparait dans chacun des chainons de la jurisprudence Epx. Barbier, de sorte que cette notion apparait comme en étant l’élément central.

B – Une exception fondée sur la notion d'organisation du service public

La notion d’organisation du service public apparait comme fondamentalement déterminante dans la position du Tribunal des conflits. En effet, c’est elle qui justifie l’entorse à certains principes fondamentaux du droit administratif (1). Et, c’est encore elle qui détermine, selon l’appréciation plus ou moins souple qui en est faite, le champ d’application de cette jurisprudence (2).

1 – Une notion qui justifie certaines entorses à des principes bien établis

Cette notion justifie que soit porté atteinte à deux principes fondamentaux du droit administratif.

Le premier veut que le contentieux des SPIC relève majoritairement des juridictions judiciaires. Tel est le principe posé par le célèbre arrêt Bac d’Eloka (TC, 22/01/1921, Société commerciale de l’Ouest africain) et qui se décline selon les différentes positions que peut prendre un administré face à un tel service public : usager, tiers, agents.

Avec la décision Epx. Barbier, c’est la solution inverse qui est adoptée. Et, c’est dans la notion d’organisation du service public que l’on trouve la justification d’une telle position. Concrètement, tout acte ayant cet objet apparait comme étant plus proche d’un acte administratif « ordinaire » que d’un acte de droit privé. En effet, en pareille hypothèse, l’acte est, certes, afférent à un SPIC, de surcroit, géré par une personne de droit privé, mais il touche à une matière qui relève, par essence, du droit administratif. Ainsi s’explique, alors, que le juge estime qu’il convienne de mettre, pour une fois, l’accent sur les deux premiers termes de la notion de service public industriel et commercial, alors qu’habituellement ce sont les deux derniers qui priment.

Le second principe concerne l’auteur de l’acte. En principe, les actes unilatéraux d’une personne morale de droit privé constituent des actes de droit privé. Avec la jurisprudence Epx. Barbier, c’est une entorse majeure qui est portée au critère organique. Cette atteinte ne peut, alors, se justifier que dans une relation directe entre l’acte en cause et le service public. Ainsi s’explique que la possibilité reconnue aux personnes privées gérant un SPIC d’édicter des actes administratifs soit limitée aux seuls cas où ces actes touchent à l’organisation du service public. En effet, en pareille hypothèse, l’organisme privé se comporte matériellement comme une autorité administrative. Et, il n’est nullement surprenant que l’on retrouve cette condition dans la jurisprudence sur les actes administratifs pris par des personnes privées gérant, cette fois-ci, un SPA.

Si elle fonde l’exception à la primauté du droit privé dans les deux hypothèses évoquées aux lignes qui précèdent, la notion d’organisation du service public détermine également le champ d’application de cette exception.

2 – Une notion qui délimite le champ d’application de la jurisprudence Epx. Barbier

La notion d’organisation du service public apparait ici déterminante en ce qu’elle circonscrit le champ des mesures pouvant être qualifiées d’administratives en application de la jurisprudence Epx. Barbier. En d’autres termes, le périmètre de cette dernière dépendra de l’appréciation, plus ou moins souple ou, au contraire, restrictive, que le juge retiendra de cette notion. Ainsi, une appréhension large de la notion d’organisation du service public conduira à reconnaitre à un grand nombre d’actes pris par des personnes privées gérant un SPIC une nature administrative. A l’inverse, si le juge en fait une interprétation stricte, le nombre des actes ainsi qualifiés sera plus limité.

La question est, alors, de savoir quelle conception de cette notion a été retenue tant par la doctrine que par la juge.

Pour la doctrine, cette notion doit être prise dans son sens large. Ainsi, pour le professeur Lachaume, la notion d’organisation du service public fait référence à l’idée plus générale de gestion du service public, ce qui recouvre à la fois l’organisation proprement dite, mais aussi le fonctionnement. Cet auteur prend appui sur l’arrêt Epx. Barbier lui-même et explique que, dans cette affaire, le Tribunal des conflits qualifie l’acte litigieux d’administratif, alors même que son objet, la règlementation du personnel, relève plus d’une logique de fonctionnement que d’organisation.

Au plan jurisprudentiel, le constat va aussi dans le sens d’une conception extensive de la notion d’organisation du service public. Ainsi, à de multiples reprises, le juge y a inclus des mesures qui avaient trait non à l’organisation du service public lui-même, mais à l’organisation interne de l’établissement en charge de celui-ci. Autrement dit, le juge a assimilé organisation de l’activité et organisation de l’organe en charge de cette activité, quand la jurisprudence Epx. Barbier ne visait que la première de ces deux branches.

Dans le domaine qui concerne l’arrêt commenté, en l’occurrence la réorganisation des services du gaz et de l’électricité, ont été regardées comme des mesures d’organisation du service public relevant de la compétence de juge administratif la décision réorganisant la direction de la production et du transport d’électricité d’EDF ou encore la décision portant création des directions gestionnaires des réseaux de distribution.

Dans un autre domaine, la jurisprudence, tant du Conseil d’Etat que du Tribunal des conflits, a longtemps considéré, de manière systématique, que les statuts des personnels des organismes privés en charge d’un SPIC étaient des actes administratifs, consacrant, de fait, une véritable présomption de lien avec l’organisation du service public. Il faudra attendre l’arrêt Voisin du Tribunal des conflits du 15/12/2008 pour que conditions d’emploi des personnels et organisation du service public ne se recoupent plus systématiquement.

Par cette décision, le juge des conflits amorçait, ainsi, un tournant plus restrictif dans l’appréciation de la notion d’organisation du service public. L’arrêt présentement commenté vient couronner toute l’évolution jurisprudentielle qui s’en est suivie.

II – La jurisprudence Epx. Barbier : une portée limitée par la contraction de la notion d'organisation du service public

Avec l’arrêt du 11/01/2016, le Tribunal des conflits restreint considérablement le champ des mesures considérées comme relatives à l’organisation du service public (A), re-privatisant, alors, tout un pan de l’activité des SPIC gérés par des personnes privées (B).

A – Un recentrage de la notion d'organisation du service public …

Fruit d’une lente maturation jurisprudentielle (1), le recentrage de la notion d’organisation du service public fait l’objet, dans l’arrêt du 11/01/2016, d’une confirmation  solennelle : par cette décision, le Tribunal des conflits consacre, en effet, l’irréductible différence entre organisation du service public et organisation interne  de l’entité chargée de le gérer (2).

1 – Une lente maturation jurisprudentielle

Comme souvent en droit administratif, c’est par un dialogue des juges que le recentrage du critère cardinal de la jurisprudence Epx. Barbier a été amorcé.

Outre l’arrêt Voisin évoqué supra, la première pierre majeure de cette évolution jurisprudentielle a été posée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Comité mixte à la production de la direction des achats d’EDF (CE, 23/06/2010). Bien que l’arrêt se révèle pour le moins peu explicite sur le rétrécissement de la notion d’organisation du service public qu’il met en œuvre, l’analyse de la décision attaquée au regard des conclusions très didactiques du rapporteur public B. Dacosta permettent d’en mieux apprécier la portée.

Dans ses conclusions, M. Dacosta plaide, ainsi, pour une conception stricte de la notion d’organisation du service public, dont doivent, selon lui, être exclues l’ensemble des mesures d’organisation interne de l’établissement en charge du service public. Pour isoler la ligne de démarcation entre ces deux sphères, celui-ci propose, alors, de ne considérer comme relevant de l’organisation du service public que les décisions qui ont « une incidence directe sur la façon dont le service public lui-même est assuré ».

C’est sur cette base que le Conseil d’Etat juge que la mesure réorganisant les services d’achats d’EDF « n’a pas pour objet de régir l’organisation du service public de l’électricité ». En effet, ces services ont pour mission de fournir en matériels des directions opérationnelles en matière de production et de distribution. La mesure réformant ce service ne touche, alors, pas plus à l’organisation du service public que ne pourrait le faire, par exemple, une décision réorganisant la direction de la communication ou celle des affaires juridiques. M. Dacosta illustre très bien cette situation en concluant que « fournir des moyens au service public, ce n’est pas participer à son organisation ».

Il faudra ensuite attendre 2015 pour que le Tribunal des conflits réponde au Conseil d’Etat. C’est chose faite le 09/02/2015 avec l’arrêt Union interprofessionnelle CFDT de Saint-Pierre-et-Miquelon. La motivation  de la décision se veut, ici, plus explicite puisque le juge des conflits considère que la création de postes de sous-directeurs au sein d’une caisse de prévoyance sociale « n’a pas pour objet de régir l’organisation du service public de l’assurance sociale, mais se rapporte à l’organisation et au fonctionnement interne » de l’institution en cause. Le commissaire du Gouvernement, M. Desportes,  reprend le critère de l’incidence sur l’organisation du service public en exigeant que celle-ci ne soit pas « quelconque » et classe parmi les mesures qui ne satisfont pas cette exigence celles qui intéressent exclusivement l’organisation interne des services de l’organisme privé.

Entre ces deux décisions, s’est intercalé un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation (10/07/2013, Société RTE-EDF Transport) par lequel a été jugé que des regroupements d’activité sur un site ou des transferts de sites n’affectaient que le fonctionnement interne du service sans en modifier l’organisation structurelle et ne relevaient donc pas de son organisation.

L’arrêt du 11/01/2016 se veut une synthèse de ces solutions.

2 – L’arrêt du 11/01/2016 ou la consécration de la distinction organisation du service public / organisation interne du gestionnaire

Dans son arrêt, le Tribunal des conflits considère que « la juridiction administrative a compétence pour apprécier la légalité d’une décision touchant à l’organisation du service public lui-même et non à la seule organisation interne de la société chargée de le gérer ». Ce faisant, la Haute juridiction consacre la distinction entre organisation du service public et organisation interne de l’établissement gestionnaire, contenue dans les décisions évoquées au propos précédent. La question est, alors, de savoir comment déterminer la ligne de partage entre ces deux notions.

La lecture du principe posé apporte une première réponse. Le juge des conflits exclue, en effet, du champ de la jurisprudence Epx. Barbier les mesures qui touchent « à la seule organisation interne » de l’organisme privé. Dès lors, une mesure uniquement tournée vers l’entité qui rend le service ne pourra être considérée comme administrative. Il s’ensuit, cependant, qu’une mesure peut relever de la compétence du juge administratif tout en visant l’organisme gestionnaire - il serait, d’ailleurs, difficile qu’il en aille autrement – mais, c’est à la condition qu’elle ne le fasse pas de manière exclusive.

Il faut, donc, que la mesure vise en plus, et à titre principal dirons-nous,  l’organisation du service public lui-même. De ce point de vue, les conclusions du rapporteur public du Tribunal des conflits, Mme. Escaut, se révèlent, particulièrement instructives. Mme. Escaut reprend, en effet,  le critère proposé par M. Dacosta en 2010 en exigeant que la mesure ait une incidence directe sur la façon dont le service public est assuré. Il faut comprendre, par-là, que la mesure doit modifier substantiellement l’exécution de celui-ci. Elle doit, en d’autres termes, toucher à ce qui en constitue le cœur, la raison d’être.

En l’espèce, les décisions attaquées réorganisent  l’activité assurant l’interface entre les fournisseurs du gaz et de l’électricité, qui recueillent et transmettent les demandes des consommateurs finaux d’énergie, et les équipes techniques qui réalisent les interventions chez ces derniers. C’est par elle que transitent, ainsi, les demandes des clients pour, notamment, la mise en service d’un abonnement, un changement de fournisseur ou, encore, des réclamations sur les consommations d’énergie facturées. Les mesures en cause touchent, dès lors,  à des éléments essentiels du service public de la distribution d’énergie.

Le Tribunal des conflits conclue, alors,  que « les décisions litigieuses, qui concernent les missions d’accueil et d’orientation des fournisseurs d’électricité, lesquels sont des usagers du service public de la distribution, modifient l’organisation de celui-ci ». A cet égard, la référence à la qualité d’usager des fournisseurs doit être relevée : elle atteste, une fois de plus, que la mesure impacte directement la manière dont le service public est assuré, puisqu’elle a une influence concrète sur ceux qui en sont les bénéficiaires. L’incidence d’une mesure sur les usagers peut, donc, se révéler un indice particulièrement utile pour apprécier le lien avec l’organisation du service public, que cela soit, d’ailleurs, vis-à-vis de l’exigence posée par Mme. Escaut ou de celle imposant que la mesure ne soit pas exclusivement tournée vers l’entité privée.

La jurisprudence aura, sans aucun doute, l’occasion à l’avenir d’affiner les modalités de distinction entre organisation du service public et organisation interne de l’entité privée. Pour l’heure, la consécration de cette distinction conduit à re-privatiser tout un pan de l’activité des SPIC.           

B – … qui re-privatise tout un pan de l'activité des SPIC gérés par des personnes privées

La position du Tribunal des conflits a pour conséquence de renvoyer dans le giron du juge judiciaire toute une partie de l’activité des SPIC gérés par des personnes privées. En effet, ce choix, mesuré, de politique jurisprudentielle (2) conduit à présumer que certaines matières ne relèvent pas de l’organisation du service public (1).

1 – Des secteurs présumés ne pas relever de l’organisation du service public

Avec l’arrêt du 11/01/2016, le Tribunal des conflits a donc consacré la distinction entre organisation du service public et organisation interne des établissements privés gestionnaires, la première demeurant de la compétence du juge administratif, la seconde relevant, désormais, de la compétence du juge judiciaire.

La question qui se pose, alors, est de déterminer ce qu’il faut entendre par organisation interne de ces entités. De ce point de vue, les jurisprudences évoquées dans le propos précédent permettent de déceler deux grands secteurs qui sont présumés ne pas concerner l’organisation du service public, mais celle de l’établissement qui en a la charge.

Le premier vise ce que l’on nomme les fonctions support. Il s’agit, là, de fonctions transversales qui ne sont pas spécifiques à un type d’entreprise donné, mais se retrouvent, au contraire, dans chacune d’entre elles. L’on peut citer, par exemple, les ressources humaines, la comptabilité, les services juridiques, les services commerciaux, marketing et communication, l’informatique ou, encore, la maintenance et la sécurité.

C’est l’hypothèse illustrée par l’arrêt du Conseil d’Etat de 2010. Cette affaire concerne, en effet, la direction des achats d’EDF chargée de fournir en matériels les directions opérationnelles de l’entité en matière de production et de distribution. Il s’agit là de fonctions support qui n’ont pas, à proprement parler, d’incidence directe sur l’exécution du service public, mais concernent, bien plus, le fonctionnement interne d’EDF. Dès lors, les décisions qui leurs sont relatives sont présumées ne pas concerner l’organisation du service public. Il faut, ici, préciser que cette présomption semble irréfragable : l’on ne voit, en effet, pas bien quelle donnée pourrait rattacher de telles mesures à l’organisation du service public.

Le second secteur relevant, en principe, de la compétence du juge judiciaire est afférent à la gestion des ressources humaines. Ainsi, conformément à l’arrêt du Tribunal des conflits de 2015, les décisions relatives au pouvoir de recrutement et de gestion des personnels de l’entité, telles que, par exemple, celles en modifiant l’organigramme, sont présumées être étrangères à l’organisation du service public.

Cette présomption semble, cependant, ici, simple dans la mesure où, par l’arrêt Voisin de 2008, le juge des conflits a considéré que les mesures ayant pour objet la détermination des conditions d’emploi, de formation professionnelle et de travail, ainsi que des garanties sociales des personnels n’étaient pas nécessairement afférentes à l’organisation du service public, ce qui peut indiquer qu’elles peuvent l’être dans certaines hypothèses.

Si le mouvement de privatisation de certaines décisions jadis considérées comme administratives est, alors, en marche, il n’en demeure pas moins mesuré.

2 – Un choix de politique jurisprudentielle mesuré

En statuant de la sorte, le Tribunal des conflits a tenté de trouver un juste équilibre entre une jurisprudence interprétant de manière particulièrement extensive la notion d’organisation du service public et une position qui aurait pu largement vider de sa substance le critère fonctionnel issu de la jurisprudence Epx. Barbier.

La ligne de partage, ainsi, consacrée est très bien résumée par le rapporteur public du Conseil d’Etat, Mme. De Barmon, dans ses conclusions sur la décision renvoyant au juge des conflits la question de compétence ayant conduit à l’arrêt du 11/01/2016. Celle-ci considère en effet : « au juge judiciaire, les litiges sur le fonctionnement interne de ces organismes dépourvus d’incidence directe sur l’organisation du service public, concernant souvent les « fonctions support » ; au juge administratif, les querelles sur la réorganisation structurelle des services plus directement en prise avec l’exécution du service public ».

Ainsi, d’un côté, le Tribunal des conflits évite l’excès, évoqué par son rapporteur public, qu’aurait pu être de limiter la compétence administrative aux seules mesures affectant directement les principes gouvernant l’organisation du service public, tels que la continuité ou l’égalité.

D’un autre côté, la position du juge des conflits met fin à l’immixtion du juge administratif dans l’organisation interne d’organismes de droit privé investis d’une mission de service public.

Ce faisant, la Haute juridiction procède à un rééquilibrage de la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. Celui-ci conduit à limiter le domaine réservé du juge administratif aux seules mesures touchant directement l’organisation du service public et à consacrer la compétence du juge judiciaire pour tout ce qui concerne l’organisation interne de l’entité gestionnaire. La jurisprudence Epx. Barbier se voit, alors, confirmée dans son principe, mais sa capacité à faire muter un acte pris par un organisme de droit privé gérant un SPIC en acte administratif s’en trouve, par suite, amoindrie.

TC, 11/01/2016, Comité d’établissement de l’Unité « Clients et Fournisseurs Ile-de-France »

Vu, enregistrée à son secrétariat le 28 octobre 2015, l'expédition de la décision du 27 oc-tobre 2015 par laquelle le Conseil d'Etat, saisi du pourvoi du Comité d'établissement de l'unité clients et fournisseurs Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF tendant à l'annulation de l'arrêt n° 12PA02860 rendu le 6 juin 2013 par la cour administrative d'appel de Paris, qui a accueilli l'appel formé par les sociétés ERDF et GRDF contre le jugement n°s 1201739/7/3, 1201743/7/3 et 1201747/7/3 du 7 juin 2012 du tribunal administratif de Paris, lequel a fait droit à ses demandes d'annuler les décisions du 19 décembre 2011 par lesquelles les direc-teurs des "Unités Clients et Fournisseurs" de Paris, de l'Ouest de l'Ile-de-France et de l'Est de l'Ile de France de ces sociétés ont décidé la mise en œuvre d'une réorganisation fondée sur la spécialisation par type d'énergie des personnels et des centres relevant de la fonction "accueil acheminement" en Ile de France, a renvoyé au Tribunal, par application de l'article 35 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de la compé-tence ;

Vu, enregistré le 27 novembre 2015, le mémoire présenté par le Comité d'établissement de l'unité clients et fournisseurs Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF tendant à ce que la juridiction administrative soit déclarée compétente, aux motifs notamment que le service accueil-acheminement est un service commun obligatoire, pour garantir la qualité d’un ser-vice public de proximité, que sa restructuration est substantielle et entraîne des transferts de personnels et une redéfinition des missions, en sorte que les décisions litigieuses touchent à l’organisation du service public au sens de la jurisprudence du Tribunal, du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation ;

Vu, enregistré le 1er décembre 2015, le mémoire unique présenté par les sociétés ERDF et GRDF s'en remettant à la décision du Tribunal des conflits ;

Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal a été notifiée au ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, qui n’a pas produit de mémoire ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de  M. Thierry Fossier, membre du Tribunal,
- les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano pour le Comité d’établissement de l’unité clients et fournisseurs Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF, et de la SCP Coutard, Munier-Apaire pour les Sociétés ERDF et GRDF,
- les conclusions de  Mme Nathalie Escaut, rapporteur public ;

Considérant que la juridiction administrative a compétence pour apprécier la légalité d'une décision touchant à l'organisation du service public lui-même et non à la seule organisation interne de la société chargée de le gérer ;

Considérant que, par trois décisions du 19 décembre 2011, les directeurs des "Unités clients et fournisseurs" des "plaques" de Paris, de l'Ouest de l'Ile-de-France et de l'Est de l'Ile-de-France du service commun aux sociétés ERDF et GRDF ont décidé la mise en œuvre d'une réorganisation tendant à la spécialisation, pour le gaz et l’électricité, des cinq services "ac-cueil-acheminement" de leurs unités respectives, antérieurement compétentes pour les deux énergies ; que les services "accueil-acheminement" assurent l'interface entre, d'une part, les fournisseurs d'électricité ou de gaz, lesquels transmettent eux-mêmes, par télé-phone ou par voie électronique, les demandes des consommateurs finaux d'énergie, d'autre part, les entités opérationnelles chargées de réaliser les interventions techniques, notam-ment pour le raccordement et les opérations de comptage ; que les tâches dévolues à ces services comprennent notamment l'accueil et l'orientation des demandes des fournisseurs, la coordination entre les entités opérationnelles susmentionnées, la facturation des presta-tions opérées à leur profit, l'encaissement et le recouvrement qui s'en suivent, le contrôle, la validation et la rectification des données de comptage pour l'électricité et le gaz et, enfin, le traitement de certaines réclamations ; 
 
Considérant que par arrêt du 6 juin 2013, la cour administrative d'appel de Paris a accueilli l'appel formé par les sociétés ERDF et GRDF contre le jugement du 7 juin 2012 du tribunal administratif de Paris, lequel a, sur la requête du Comité d'établissement de l'unité clients et fournisseurs Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF, annulé les décisions susdites ; que le Conseil d'Etat, saisi en cassation, a renvoyé au Tribunal, par application de l'article 35 du décret du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de la compétence ;
 
Considérant que les décisions litigieuses, qui concernent les missions d’accueil et d’orientation des fournisseurs d’électricité, lesquels sont des usagers du service public de la distribution, modifient l’organisation de celui-ci ;

Considérant qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que la juridiction de l'ordre administra-tif est compétente pour connaître de l’action engagée par le Comité d'établissement de l'unité clients et fournisseurs Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF ; 

D E C I D E :
Article 1er : La juridiction administrative est compétente pour connaître du litige opposant le Comité d'établissement de l'unité clients et fournisseurs Ile-de-France aux sociétés ERDF et GRDF à ces sociétés.  
Article 2 : La présente décision sera notifiée au Comité d'établissement de l'unité clients et fournisseurs Ile-de-France des sociétés ERDF et GRDF, aux sociétés ERDF et GRDF et au mi-nistre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.