L’obligation d’abroger les règlements illégaux (CE, ass., 03/02/1989, Cie. Alitalia)

Introduction

L’administration dispose de plusieurs moyens d’actions parmi lesquels on retrouve l’acte réglementaire. Le Professeur Didier Truchet le définit comme « un acte administratif unilatéral général et impersonnel. Il s’adresse anonymement à ceux auxquels ils s’appliquent. Peu importe le nombre des intéressés (…). L’important est que l’autorité qui prend l’acte veut qu’il s’applique à tous ceux qui entrent dans son champ d’application (…). Bien sûr, seule une autorité disposant du pouvoir réglementaire peut prendre des actes réglementaires, dans la limite de sa compétence » (D. Truchet, Droit administratif, 7e Ed., Coll. Thémis, PUF, 2017, p. 247). Le gouvernement dispose notamment de ce pouvoir réglementaire, dans un cadre constitutionnel précis : la Constitution du 4 octobre 1958 opère une distinction claire entre domaine de la loi et domaine réglementaire (art. 34 et 37). L’article 21 de notre Constitution précise que, sous certaines conditions, le Premier Ministre « exerce le pouvoir réglementaire ». Il faut distinguer le règlement autonome, du règlement d’application qui est pris uniquement en appui d’un texte législatif. Aussi, conformément aux dispositions du Code de justice administrative (CJA), il faut rappeler que le Conseil d’État est notamment juge en premier et dernier ressort pour les recours dirigés contre les décrets et actes réglementaires du gouvernement (v. notamment : CJA, art. R. 311-1 2°). L’autorité réglementaire n’agit pas dans un cadre totalement libre, mais dans celui fixé par l’ensemble des normes supérieures, notamment les traités internationaux.

En l’espèce, la Compagnie Alitalia, société italienne implantée à Rome, a demandé au Premier ministre, en date du 2 août 1985, d’abroger l’article 1er du décret du 27 juillet 1967 et plusieurs dispositions du décret du 29 décembre 1979 codifiées au sein du Code général des impôts. La société argue de l’incompatibilité entre ces dispositions concernant le remboursement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les objectifs figurant dans la sixième directive du Conseil des communautés européennes du 17 mai 1977.

Malgré un délai de quatre mois, le Premier Ministre n’a pas répondu à cette demande. Dans une requête enregistrée le 11 décembre 1985, la Compagnie a donc demandé au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet du Chef du gouvernement. La Haute-juridiction est donc amenée à se prononcer à la fois sur la question de l’abrogation d’un acte réglementaire illégal et sur les effets juridiques internes d’une directive européenne. 

En donnant raison à la Compagnie Alitalia, les juges du Palais-Royal font évoluer, de manière considérable, la jurisprudence en matière d’abrogation des règlements (I) et permettent une expansion non-négligeable des effets juridiques reconnus à une directive européenne (II).

I – Une considérable évolution jurisprudentielle en matière d'abrogation d'actes réglementaires illégaux

Sur cette question, la jurisprudence administrative existante demeurait particulièrement incertaine (A), mais le Conseil d’État est venu mettre fin à cette incertitude avec la reconnaissance d’un principe d’abrogation obligatoire, par l’administration, des règlements illégaux (B). 

A - Une jurisprudence antérieure relativement incertaine

Sur la question de l’abrogation des actes réglementaires illégaux, les juges ont longtemps été incertains et divisés, distinguant notamment les illégalités originelles des règlements (1), de celles intervenues par la suite au gré des circonstances (2)

1 – Des décisions concernant les règlements originellement illégaux

Le Conseil d’État précise notamment, qu’après l’expiration du délai de recours, l’administration n’est pas tenue de procéder à l’abrogation d’un tel règlement illégal dès son adoption (CE Sect., 6 novembre 1959, Coopérative laitière de Belfort, Lebon).

Ensuite, une décision assez semblable à l’arrêt Compagnie Alitalia est venue préciser, dès 1976, que l’autorité administrative est tenue de faire droit à une demande d’abrogation lorsque le règlement est illégal. C’est ainsi que le juge administratif reconnaît une véritable compétence liée pour l’administration lorsque l’acte règlementaire est illégal de manière originelle notamment : « l’auteur d’un règlement illégal ou son supérieur hiérarchique, saisi d’une demande tendant à l’abrogation de ce règlement, est tenu d’y déférer » (CE, 12 mai 1976, Leboucher et Tarandon, Lebon). Pour autant, il vient à nouveau tempérer cette jurisprudence en retenant un délai de deux mois, à compter de la publication de l’acte, pour qu’une demande d’abrogation soit valable (CE, Sect., 30 janvier 1981, Ministère du travail c/ Société Afrique France Europe transaction, Lebon). 

La jurisprudence sera tout aussi fluctuante pour les règlements devenus illégaux après leur adoption. 

2 – Des décisions concernant les règlements devenus illégaux en raison des circonstances

Dans une jurisprudence très ancienne, le Conseil d’État reconnaissait déjà la possibilité de saisir le juge de l’excès de pouvoir pour demander l’abrogation d’un règlement à son auteur, dès lors que les circonstances le motivant avaient évolué – on peut d’ailleurs noter la proximité avec la traditionnelle théorie de l’imprévision – et dès lors que son auteur a refusé de le modifier ou de l’abroger (CE Sect., 10 janvier 1930, Despujol, Lebon).

Aussi, la jurisprudence apportera, plus tard, d’autres précisions. Les juges du Palais-Royal vont considérer que l’administration doit s’abstenir d’appliquer un règlement qui serait devenu illégal (CE Sect., 14 novembre 1958, Ponard, Lebon). Ils reconnaissent que l’administration ne commet alors, dans cette situation, aucune illégalité (CE Sect., 3 janvier 1960, Laiterie de St-Cyprien, Lebon). 

Enfin, la jurisprudence a opéré une distinction entre les changements de circonstances de droit et de faits. Lorsqu’un nouveau texte législatif, par exemple, rendrait un règlement illégal, le juge a pu considérer que la demande d’abrogation devait alors intervenir dans les deux mois (un délai relativement court) suivant la date de publication de ce texte (CE Ass., 10 janvier 1964, Synd. National des cadres de bibliothèque). Cette jurisprudence n’est pas sans apporter certaines incohérences face au caractère perpétuel dévolu également, par le juge administratif, à l’exception d’illégalité d’un règlement (v. CE, 24 janvier 1902, Avezard, Lebon). Le juge apparait plus favorable aux administrés lorsqu’il s’agit simplement d’une évolution dans les circonstances de faits rendant ainsi le règlement obsolète (CE Ass., 10 janvier 1964, Simonnet).

Face à cette jurisprudence longtemps contradictoire, hésitante et limitant l’obligation d’abroger un règlement illégal, un décret de 1983 est venu clarifier la situation, confirmé comme principe par l’arrêt Compagnie Alitalia. 

B - La reconnaissance d'une obligation d'abroger les règlements illégaux

Contraignant les tumultes jurisprudentiels, le décret du 18 novembre 1983 a prévu cette obligation d’abroger les règlements illégaux (1), avant que le juge administratif en fasse un véritable principe dans l’arrêt Compagnie Alitalia (2). 

1 - Une obligation prévue par le décret du 28 novembre 1983

Dans sa version initiale, l’article 3 du décret du 28 novembre 1983 (décret n°83-1025 du 28 novembre 1983, concernant les relations entre l’administration et les usagers, publié au JORF du 3 décembre 1983, p. 3492) prévoit que « l’autorité compétente est tenue de faire droit à toute demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal, soit que le règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ». Aucune condition de délai n’est donc requise dans ce nouveau cadre, posé par le pouvoir règlementaire, a contrario des limites posées par la jurisprudence.

Ces dispositions auraient dû simplifier le travail du Conseil d’État qui aurait pu être amené à appliquer pleinement cet article 3 au litige en question. Mais ce point n’a pas été sans soulever une difficulté : le pouvoir règlementaire peut-il ainsi s’écarter des solutions jurisprudentielles précédemment émises ? Les juges du Palais-Royal ont pu déjà préciser que le pouvoir règlementaire devait se soumettre aux principes généraux du droit (PGD), même en l’absence de dispositions législatives (CE, 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils, Lebon). 

Pour cette raison, le Conseil d’État a souhaité, dans l’arrêt Compagnie Alitalia, ériger cette obligation en véritable PGD.

2 - Un principe général dégagé par le juge administratif dans l’arrêt Cie. Alitalia

Le Conseil d’État acte donc « que l'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation d'un règlement illégal, est tenu d'y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ». Cette obligation d’abrogation d’un règlement illégal est reconnue comme un PGD, principe duquel s’inspire, selon les juges du Palais-Royal, les dispositions de l’article 3 du décret du 28 novembre 1983. Une belle « figure de style » pour rattacher ce principe à l’œuvre prétorienne du Conseil d’État et non au décret lui-même. Cette obligation, sans condition de délai de recours, s’applique tant aux illégalités résultant d’un chargement dans les circonstances de fait ou de droit, qu’aux illégalités originelles, c’est-à-dire dès la signature du règlement. Le juge administratif unifie et simplifie ainsi l’ensemble des régimes applicables en la matière et tranche, clarifie, les raisonnements jurisprudentiels antérieurs.

Ce principe est aussi reconnu, ensuite, par la loi du 20 décembre 2007 (Loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit, publiée au JORF du 21 décembre). En effet, son article 1er vient ajouter un article 16-1 à la loi du 12 avril 2000 : « L'autorité administrative est tenue, d'office ou à la demande d'une personne intéressée, d'abroger expressément tout règlement illégal ou sans objet, que cette situation existe depuis la publication du règlement ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ». Enfin, l’article L. 243-2 al. 1er du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) vient adapter à la marge cette obligation, en précisant que « l'administration est tenue d'abroger expressément un acte réglementaire illégal ou dépourvu d'objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu'elle résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l'illégalité ait cessé ». En effet, ces dispositions reprennent la jurisprudence qui précise que l'administration n'est pas tenue d'accueillir une demande d'abrogation dans le cas où l'illégalité a cessé lorsqu’elle se prononce (CE, 10 octobre 2013, Fédération française de gymnastique, Lebon).

Plusieurs décisions viendront préciser l’ensemble de ces règles. Il est possible d’en relever deux. D’une part, dans le cas d’un règlement illégal dès sa signature, ne peuvent être invoqués contre le refus d’en prononcer l’abrogation un vice de procédure ou un vice de forme (CE, ass., 18/05/2018, Féd. des finances et affaires économiques de la CFDT). D’autre part, le Conseil d’Etat a décidé que, saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre le refus d’abroger un règlement, le juge doit, pour donner un effet utile à sa décision, apprécier la légalité du règlement (et donc celle du refus) au regard des règles applicables à la date à laquelle il statue (CE, ass., 19/07/2019, Ass. des américains accidentels).

II – L'expansion non-négligeable des effets juridiques reconnus aux directives européennes

La reconnaissance de ce principe, par la Haute-juridiction, entraine aussi une évolution sur la force juridique des directives. En effet, si les directives avaient pour particularité initiale de ne pas produire d’effet direct en droit interne (A), l’arrêt Compagnie Alitalia a débuté une évolution de la jurisprudence française en faveur de la reconnaissance d’effets directs dévolus à de tels textes (B).

A - La particularité initiale des directives : l'absence d'effet direct

La position favorable, à l’existence d’effets directs des directives, de la juridiction européenne apparaît comme précurseur (1), alors que cette question traduit une certaine méfiance des juridictions françaises, à travers la position initiale du Conseil d’État (2). 

1 - La position précurseur de la juridiction européenne

Le droit européen a pris une place considérable en droit français. Il est principalement constitué du droit originaire, c’est-à-dire des traités européens, mais aussi des règles du droit dérivé édictées par les organes institutionnels de la Communauté, puis de l’Union européenne (UE) : les règlements, les décisions, les directives. Le Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) évoque ces différents actes et précise que « la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ». Des objectifs sont ainsi prévus et doivent être réalisés de la manière dont les États le jugeront bon. 

La Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), devenue aujourd’hui la Cour de justice de l’UE, a très tôt reconnu, comme pour les décisions, un effet direct des directives dans les ordres juridiques nationaux des États membres. C’est en 1970 que la Cour autorise les particuliers à invoquer les dispositions des directives à l’appui de leur recours (CJCE, 17 décembre 1970, SACE c./ Répulique italienne). Cette décision est également confirmée et précisée quelques années plus tard par les juges de Luxembourg (CJCE 4 décembre 1974, Van Duyn).

Malgré cette position des juges européens, les juridictions françaises font preuve de méfiance quant à l’invocabilité des directives par les particuliers à l’appui de leurs recours. Leurs décisions jurisprudentielles apparaissent, durant longtemps, en contradiction avec la juridiction européenne.

2 - La retenue marquée du juge administratif français

Dans une célèbre décision, le Conseil d’État réuni en assemblée (CE Ass., 22 déc. 1978, Ministre de l'intérieur c./ Cohn-Bendit, Lebon) retient une interprétation particulièrement stricte des traités. Ainsi il précise, à l’époque, que « qu'il ressort clairement de l'article 189 du traité du 25 mars 1957 que si ces directives lient les États membres "quant au résultat à atteindre" et si, pour atteindre le résultat qu'elles définissent, les autorités nationales sont tenues d'adapter la législation et la réglementation des États membres aux directives qui leur sont destinées, ces autorités restent seules compétentes pour décider de la forme à donner à l'exécution des directives et pour fixer elles-mêmes, sous le contrôle des juridictions nationales, les moyens propres à leur faire produire effet en droit interne. Qu'ainsi, quelles que soient d'ailleurs les précisions qu'elles contiennent à l'intention des États membres, les directives ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces États à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif individuel ». Notons qu’il s’agit ici d’un acte individuel et non d’un acte réglementaire. 

Cette décision forte traduit toutefois la méfiance du Conseil d’État, à l’image également d’autres juridictions des États membres. Cette jurisprudence concerne aussi bien les directives invoquées directement alors qu’elles ont été transposées, que les directives qui n’ont pas encore fait l’objet de transposition. Remarquons d’ailleurs que la France est généralement un mauvais élève en matière de respect des délais de transposition. La décision Cohn-Bendit fait aussi écho à une certaine confrontation entre le juge européen et le juge national, qui a duré pendant plusieurs années. Pour autant, la question de l’invocabilité des directives a été rapidement amenée à évoluer, dans la jurisprudence française.

B - Une évolution favorable de la jurisprudence française

Le renforcement de l’autorité des directives a pu être le fruit, dans un premier temps, de la jurisprudence Compagnie Alitalia (1), même si la question de leur invocabilité et de leur force juridique a ensuite été à nouveau précisée par le juge national (2).

1 - Un renforcement de l’autorité des directives acté par l’arrêt Cie. Alitalia

Si dans un arrêt de 1984 (CE, 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature), le Conseil d’État avait reconnu qu’un acte réglementaire devait se conformer aux orientations d’une directive, l’arrêt Compagnie Alitalia ouvre la voie à une place considérablement rehaussée du droit communautaire – aujourd’hui devenu le droit européen – en droit public français. 

En effet, la Haute-juridiction a pu préciser que les « autorités [des États membres] ne peuvent légalement, après l'expiration des délais impartis, ni laisser subsister des dispositions réglementaires qui ne seraient plus compatibles avec les objectifs définis par les directives (…), ni édicter des dispositions réglementaires qui seraient contraires à ces objectifs ». A travers ce considérant, les juges du Palais Royal considèrent que l’administration ne doit pas laisser en vigueur des actes règlementaires qui seraient incompatibles avec les objectifs d’une directive ou qui y seraient contraires. C’est notamment le cas lorsque les délais de transposition ont expiré. 

Comme le rappelle le Pr. Morand-Deviller, en application de cette jurisprudence, tout « refus d’abrogation est [alors] annulé » (J. Morand-Deviller, Droit administratif, LGDJ, 2013 p. 254). Cet arrêt marque les prémices d’une jurisprudence particulièrement abondante sur la force juridique et l’invocabilité des directives, largement précisée, jusqu’au début des années 2000, en droit interne. 

2 - L’invocabilité et la force des directives encore précisée en droit interne

Si l’arrêt Compagnie Alitalia a été particulièrement déterminant, la force des directives communautaires – puis européennes – a largement évolué en droit interne. Le juge administratif a rendu plusieurs décisions considérables en la matière. En 1992, il précise qu’un décret est dépourvu de base légale lorsqu’il a été pris sur le fondement d’une loi incompatible avec les dispositions d’une directive (CE, 28 Février 1992, SA Rothmans International France). De même, en 1998, le Conseil d’État, dans un arrêt d’assemblée, considère que dès lors que le délai de transposition d’une directive a expiré, ses dispositions s’imposent à toute règle de droit interne et cette règle doit alors cesser de s’appliquer (CE Ass., 6 février 1998, Tête).

Enfin, le Conseil d’État met pleinement fin à la jurisprudence Cohn-Bendit et aux réserves qui étaient les siennes concernant l’invocabilité des directives à l’encontre d’un acte individuel. Les juges du Palais-Royal précisent ainsi que « tout justiciable peut se prévaloir à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’État n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transpositions nécessaires » (CE, Ass., 3 octobre 2009, Perreux).

La jurisprudence française donne finalement une force considérable aux directives, tant à l’encontre des actes règlementaires, que des actes individuels et des textes de loi, amenant les plus eurosceptiques à s’interroger sur la souveraineté de l’État.

CE, ass., 03/02/1989, Cie. Alitalia

Vu la requête, enregistrée le 11 décembre 1985 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat, présentée par la COMPAGNIE ALITALIA, société par action de droit italien ayant son siège à Rome (Italie) Palazzo Alitalia, et tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du Premier ministre, résultant du silence gardé sur sa demande en date du 2 août 1985 tendant au retrait ou à l'abrogation de l'article 1er du décret n° 67-604 du 27 juillet 1967 codifié sous l'article 230 de l'annexe II du code général des impôts et du décret n° 79-1163 du 29 décembre 1979, et plus particulièrement de ses articles 25 et 26 codifiés sous les articles 236 et 238 de l'annexe II au code général des impôts ;

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la sixième directive du conseil des communautés européennes du 17 mai 1977 ;
Vu le code général des impôts et notamment les articles 230, 236 et 238 de son annexe II ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-935 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Vu la loi n° 77-1468 du 30 décembre 1977 ;

Après avoir entendu :
- le rapport de Mme Hagelsteen, Maître des requêtes,
- les observations de Me Ryziger, avocat de la COMPAGNIE ALITALIA,
- les conclusions de M. Chahid-Nouraï, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que l'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation d'un règlement illégal, est tenu d'y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ; qu'en se fondant sur les dispositions de l'article 3 du décret du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l'administration et les usagers, qui s'inspirent de ce principe, la COMPAGNIE ALITALIA a demandé le 2 août 1985 au Premier ministre d'abroger l'article 1er du décret n° 67-604 du 27 juillet 1967, codifié à l'article 230 de l'annexe II au code général des impôts, et les articles 25 et 26 du décret n° 79-1163 du 29 décembre 1979, codifiés aux articles 236 et 238 de l'annexe II au code général des impôts au motif que leurs dispositions, pour le premier, ne seraient plus, en tout ou partie, compatibles avec les objectifs définis par la sixième directive du conseil des communautés européennes et, pour les seconds, seraient contraires à ces objectifs ; que le Premier ministre n'ayant pas répondu à cette demande dans le délai de quatre mois, il en est résulté une décision implicite de rejet, que la COMPAGNIE ALITALIA a contesté pour excès de pouvoir dans le délai du recours contentieux ;

Considérant qu'il ressort clairement des stipulations de l'article 189 du traité du 25 mars 1957 que les directives du conseil des communautés économiques européennes lient les Etats membres "quant au résultat à atteindre" ; que si, pour atteindre ce résultat, les autorités nationales qui sont tenues d'adapter leur législation et leur réglementation aux directives qui leur sont destinées, restent seules compétentes pour décider de la forme à donner à l'exécution de ces directives et pour fixer elles-mêmes, sous le contrôle des juridictions nationales, les moyens propres à leur faire produire leurs effets en droit interne, ces autorités ne peuvent légalement, après l'expiration des délais impartis, ni laisser subsister des dispositions réglementaires qui ne seraient plus compatibles avec les objectifs définis par les directives dont s'agit, ni édicter des dispositions réglementaires qui seraient contraires à ces objectifs ;

Considérant que si les dispositions de l'article 230 de l'annexe II au code général des impôts comme celles des articles 236 et 238 de la même annexe ont été édictées sur le fondement de l'article 273 paragraphe I du code général des impôts issu de la loi du 6 janvier 1966, la demande de la COMPAGNIE ALITALIA n'a pas pour objet, contrairement à ce que soutient le Premier ministre, de soumettre au juge administratif l'examen de la conformité d'une loi nationale aux objectifs contenus dans une directive mais tend seulement à faire contrôler par ce juge la compatibilité avec ces objectifs des décisions prises par le pouvoir réglementaire, sur le fondement d'une habilitation législative, pour faire produire à ladite directive ses effets en droit interne ;

Considérant, d'une part, que l'article 1er de la sixième directive adoptée par le conseil des communautés européennes le 17 mai 1977 et concernant l'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires, fixait comme objectif aux Etats membres de prendre avant le 1er janvier 1978 les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour adapter leur régime de taxe sur la valeur ajoutée aux dispositions figurant dans cette directive ; que la neuvième directive du 26 juin 1978 a repoussé au 1er janvier 1979 le délai ainsi imparti ;

Considérant, d'autre part, que l'article 17 paragraphe 2 de la sixième directive précitée prévoit la déduction par l'assujetti de la taxe ayant grevé les biens et les services utilisés par lui "dans la mesure" où ils le sont "pour les besoins de ses opérations taxées" ; qu'il résulte de cette disposition que la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée payée en amont par un assujetti concerne la taxe due ou acquittée pour les biens qui lui ont été livrés et les services qui lui ont été rendus dans le cadre de ses activités professionnelles ;

Considérant, enfin, que l'article 17 paragraphe 6 de la même directive dispose que : "Au plus tard avant l'expiration d'une période de quatre ans à compter de la date d'entrée en vigueur de la présente directive, le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission, déterminera les dépenses n'ouvrant pas droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée. En tout état de cause, seront exclues du droit à déduction les dépenses n'ayant pas un caractère strictement professionnel, telles que les dépenses de luxe, de divertissement ou de représentation. Jusqu'à l'entrée en vigueur des règles visées ci-dessus, les Etats membres peuvent maintenir toutes les exclusions prévues par leur législation nationale au moment de l'entrée en vigueur de la présente directive." ; qu'il résulte clairement de ces dispositions, d'une part, qu'elles visent les exclusions du droit à déduction particulières à certaines catégories de biens, de services ou d'entreprises et non pas les règles applicables à la définition même des conditions générales d'exercice du droit à déduction et, d'autre part, qu'elles fixent comme objectif aux autorités nationales de ne pas étendre, à compter de l'entrée en vigueur de la directive, le champ des exclusions du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée prévues par les textes nationaux applicables à cette date ;

Sur la légalité de l'article 1er du décret n° 67-604 du 27 juillet 1967 codifié à l'article 230 paragraphe 1 de l'annexe II au code général des impôts :

Considérant que l'article 271 paragraphe I du code général des impôts issu des dispositions de la loi du 6 janvier 1966 prévoit que "la taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé les éléments du prix d'une opération imposable est déductible de la taxe sur la valeur ajoutée applicable à cette opération" ; que l'article 273 du même code, issu des dispositions de la même loi, dispose que "1. Des décrets en Conseil d'Etat déterminent les conditions d'application de l'article 271 ... 2. Ces décrets peuvent édicter des exclusions ou des restrictions et définir des règles particulières soit pour certains biens ou services, soit pour certaines catégories d'entreprises" ; que, l'article 230 paragraphe 1 de l'annexe II au code général des impôts, issu de l'article 1er du décret du 27 juillet 1967 pris sur le fondement de ces dispositions a prévu que "la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les biens et services que les assujettis à cette taxe acquièrent ou qu'ils se livrent à eux-mêmes n'est déductible que si ces biens et services sont nécessaires à l'exploitation et sont affectés de façon exclusive à celle-ci" ; que les dispositions précitées de l'article 17 paragraphe II de la sixième directive prévoient, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, la déduction par l'assujetti de la taxe ayant grevé les biens et les services utilisés par lui "dans la mesure" où ils le sont "pour les besoins de ses opérations taxées" ; qu'il suit de là que la première condition de déductibilité figurant à l'article 230 paragraphe 1 de l'annexe II précitée et tenant au caractère nécessaire à l'exploitation des biens et services concernés n'est pas incompatible avec l'objectif fixé sur ce point par la sixième directive et n'est donc pas devenue illégale à la date limite définie ci-dessus ; qu'en revanche, la deuxième condition posée par l'article 230 paragraphe 1 de l'annexe II et tenant à l'affectation exclusive à l'exploitation des biens et services pouvant ouvrir droit à déduction n'est pas compatible avec l'objectif défini par la sixième directive dans la mesure où elle exclut de tout droit à déduction les biens et les services qui font l'objet d'une affectation seulement partielle à l'exploitation alors même que ces biens et services sont utilisés pour les besoins des opérations taxées ; que, dans cette mesure, les dispositions de l'article 230 paragraphe 1 de l'annexe II sont devenues illégales et que la compagnie requérante était fondée à en demander l'abrogation ;

Sur la légalité de l'article 25 du décret n° 79-1163 du 29 décembre 1979, codifié à l'article 236 de l'annexe II au code général des impôts :

Considérant que sur le fondement des dispositions déjà citées de l'article 273 du code général des impôts, issues de la loi du 6 janvier 1966, le gouvernement a pris le 29 décembre 1979 un décret modifiant l'annexe II au code général des impôts en ce qui concerne le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée ; que l'article 25 de ce décret, codifié à l'article 236 de l'annexe II au code général des impôts, qui exclut du droit à déduction certains biens ou services "tels que le logement ou l'hébergement, les frais de réception, de restaurant, de spectacles ou toute dépense ayant un lien direct ou indirect avec les déplacements ou la résidence", s'il reprend les dispositions figurant précédemment aux articles 7 et 11 du décret du 27 juillet 1967 qui concernaient les dirigeants et le personnel de l'entreprise, étend les exclusions du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée aux "biens et services utilisés par des tiers" à l'entreprise ; que, dans cette mesure, ledit article méconnaît l'objectif de non extension des exclusions existantes, défini à l'article 17 paragraphe 6 précité de la sixième directive et est entaché d'illégalité ;

Sur la légalité de l'article 26 du décret n° 79-1163 du 29 décembre 1979 codifié à l'article 238 de l'annexe II au code général des impôts :

Considérant que les dispositions de l'article 238 de l'annexe II au code général des impôts, telles qu'elles résultent de l'article 26 du décret du 29 décembre 1979, et qui excluent du droit à déduction les biens cédés et les services rendus "sans rémunération ou moyennant une rémunération très inférieure à leur prix normal" ne se sont pas bornées à regrouper et à reprendre sous une rédaction différente les dispositions figurant antérieurement à l'article 10 du décret du 27 juillet 1967, mais ont aligné pour les services les conditions d'exclusion du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée sur celles, plus extensive, qui étaient prévues antérieurement pour certains biens, objets ou denrées, en supprimant le critère de libéralité, c'est-à-dire de non-conformité aux intérêts de l'entreprise, auquel était précédemment subordonnée pour les services l'exclusion du droit à déduction ; qu'ainsi, le champ des exclusions du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée s'est trouvé étendu en ce qui concerne les services par cette disposition, contrairement à l'objectif de non extension des exclusions existantes défini à l'article 17 paragraphe 6 précité de la sixième directive ; que la disposition attaquée est par suite, dans cette mesure, illégale ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le Premier ministre a illégalement refusé dans les limites ci-dessus précisées de déférer à la demande de la COMPAGNIE ALITALIA tendant à l'abrogation de l'article 1er du décret du 27 juillet 1967 et des articles 25 et 26 du décret du 29 décembre 1979 ;

DECIDE :
Article 1er : La décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le Premier ministre sur la demande présentée par la COMPAGNIE ALITALIA est annulée en tant que cette décision refuse l'abrogation :
- de l'article 1er du décret du 27 juillet 1967 en ce qu'il exclut tout droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les biens et services qui ont fait l'objet d'une affectation seulement partielle à l'exploitation ; - de l'article 25 du décret du 29 décembre 1979, en ce qu'il exclut le droit à déduction de la taxe ayant grevé tous les biens et les services utilisés par des tiers ; - de l'article 26 du même décret en ce qu'il applique aux services des conditions plus restrictives de droit à déduction prévues antérieurement pour les biens.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la COMPAGNIE ALITALIA et au ministre délégué auprès du ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, chargé du budget.