Covid-19 et respect des droits fondamentaux en EHPAD (CE, ord., 15/04/2020, n° 439910 ; CE, ord., 15/04/2020, n° 440002)

Introduction

En mars 2020, une véritable crise sanitaire liée au développement de l’épidémie de Covid-19, un virus respiratoire arrivé de Chine, a surpris le monde entier. La propagation rapide de cette épidémie, alors même que les acteurs médicaux se trouvaient limités dans leur action à la fois par la méconnaissance de la maladie et par le manque de moyens mis à leur disposition, a appelé à la mise en œuvre de mesures de la part des pouvoirs publics et notamment de l’État.

Si l’administration a pris différentes mesures générales, applicables à l’ensemble de la population et du territoire, des mesures plus ciblées ont nécessairement été mises en œuvre. C’est notamment le cas pour les universités, les écoles, les professions du secteur médical ou les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

Dans le cadre d’un référé-liberté, le Conseil d’État a eu à connaitre deux affaires connexes qu’il convient de traiter ici plus globalement. Dans une première requête, l’association Coronavictimes et d’autres associations ont demandé au juge administratif d’enjoindre à l’État de prendre un certain nombre de mesures pour l’accès aux soins dans les EHPAD. Ces groupements souhaitaient notamment s’assurer d’un accès égal aux soins hospitaliers et aux soins palliatifs pour les résidents présentant des symptômes du covid-19. Ils réclamaient également à l’État des mesures permettant aux personnes en fin de vie d’être accompagnées de leurs proches et la réalisation de test pour confirmer la cause « épidémique » de leur décès (CE, Ord., 15 avril 2020, n° 439910).

Dans le même temps (CE, ord., 15 avril 2020, n° 440002), plusieurs organisations syndicales du secteur médical ont demandé à la haute-juridiction d’ordonner au gouvernement la mise en œuvre de mesures pour dépister régulièrement les résidents, mais aussi le personnel des EHPAD, même en l’absence de symptômes du covid-19. Les organisations ont également demandé la distribution et l’utilisation plus large de matériels de protection (gel hydro alcoolique, masques chirurgicaux, gants, etc…), mais également la mise à disposition de respirateur à oxygène pour les résidents qui ne nécessitent pas obligatoirement une hospitalisation.

Rejetant les requêtes présentées dans les deux affaires, le juge administratif met en avant les stratégies de l’État dans le domaine (I) et ne relève donc pas de carence constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (II).

I - Des stratégies précises de l'État concernant les EHPAD durant la crise sanitaire

Le Conseil d’État reconnait que des stratégies précises ont bien été mises en œuvre par les autorités étatiques dans les EHPAD : tant pour les résidents (A), que pour les personnels (B).

A - Pour les résidents des EHPAD

Pour les résidents en EHPAD, ce qui est notamment mis en avant c’est la question du « tri des patients » dans un système hospitalier saturé par la crise (1). Il est aussi question de différentes mesures préventives et de dépistage définies pour eux par l’État contre le Covid-19 (2).

1 - Le « tri des patients » : la question de l’accès des résidents aux établissements de santé

L'association Coronavictimes et les autres requérants soutenaient notamment que l'État n'avait pas défini les critères devant présider au choix des patients qui, atteints d'une forme grave d'infection de covid-19, seraient admis en établissement de santé. Ils considéraient que des personnes qui souffrent d'une infection susceptible d'être imputée au covid-19 risquent d'être arbitrairement privées des soins dispensés dans les établissements de santé lorsqu’ils résident en EHPAD. Et ce pour plusieurs raisons : éloignement de l’hôpital, gestion interne de l’établissement, personnes en fin de vie et donc non-prioritaires… En ce sens, les associations allèguent que les résidants d’EHPAD souffrant d'une telle infection ne sont plus admis en établissement de santé lorsqu'elles souffrent de symptômes évocateurs du covid-19. En outre, ils font valoir que les patients admis à l'hôpital pour une telle infection, notamment les plus âgés, n'ont pas un égal accès aux soins de réanimation compte tenu d’une saturation constatée à l’époque.

Pour le Conseil d’État, l’instruction démontre tout le contraire et fait valoir une véritable stratégie de la part des autorités étatiques : « Plusieurs recommandations relatives à la prise en charge des personnes résidant dans les EHPAD suspectées d'être atteintes par une infection due au covid-19 préconisent, au contraire, l'admission de ces patients en établissement de santé lorsque leur état de santé le justifie. Ainsi la note du 27 mars 2020 du comité de scientifiques constitué au titre de l'état d'urgence sanitaire déclaré pour faire face à l'épidémie de covid-19, intitulée " Les EHPAD : une réponse urgente, efficace et humaine ", mentionne qu'en cas de nécessité, le patient est conduit vers une structure hospitalière pour une prise en charge, voire un accueil en secteur dédié de gériatrie aigüe. De même, la " fiche ARS " du ministère des solidarités et de la santé du 30 mars 2020 intitulée " prise en charge des personnes âgées en établissements et à domicile dans le cadre de la gestion de l'épidémie de covid-19 " précise que la décision d'orientation de ces patients vers la structure d'un établissement de santé est prise collégialement, au vu, notamment, de la situation particulière de la personne, entre le médecin coordonnateur de l'EHPAD, l'astreinte sanitaire " personnes âgées " instituée par les agences régionales de santé et le cas échéant, le service d'aide médicale urgente (SAMU), et en prenant en compte les recommandations émises par les sociétés savantes de médecins. (…) Enfin, il apparaît, au vu des éléments chiffrés produits par le ministère des solidarités et de la santé à la suite de l'audience de référé que les personnes résidant en EHPAD continuent d'être effectivement admises dans les différentes structures des établissements de santé pour y recevoir des soins nécessités par une éventuelle infection due au covid-19 ». De la même façon, il apparait que « plusieurs sociétés savantes de médecins ont émis des recommandations quant à la prise en charge en réanimation des personnes dans le cadre de l'épidémie de covid-19 qui ne traduisent pas un tel resserrement ». Enfin, le Haut-conseil de santé publique (HCSP) n’a pas recommandé de dépistage chez les personnes décédées, ce dernier ne présentant aucune utilité scientifique particulière au stade de l’épidémie au moment des faits invoqués.

2 - Les mesures préventives et de dépistage contre le Covid-19 chez les résidents

Des mesures préventives sont également prévues pour les résidents.  Elles sont prévues à la fois pour éviter les contaminations, mais également pour éviter les décès dans certaines situations après avoir contracté le virus. En effet, le Conseil d’État rappelle notamment que « si les requérants soutiennent qu'aucun plan n'a été mis en place au niveau national pour la production et la distribution aux EPHAD de matériel permettant une oxygénation à haut débit pour les résidents dont l'état ne nécessite pas une hospitalisation, il résulte de l'instruction que le ministre chargé de la santé a défini une stratégie de gestion de l'oxygène médical en EHPAD et à domicile, qui a fait l'objet d'une diffusion aux agences régionales de santé le 2 avril 2020 et que, compte tenu des tensions observées sur l'approvisionnement en concentrateurs individuels, de nouvelles consignes relatives à la gestion de l'oxygène en EHPAD ont été diffusées par le ministère le 11 avril, en vue d'assouplir les conditions d'accès à des solutions alternatives d'oxygénation ».

De la même façon, le Conseil d’État met en avant la priorité des personnes âgées résidant en EHPAD dans l’accès aux matériaux de protection contre la contamination au Covid-19 et aux matériaux de dépistage. De ce point de vue, le HCSP a donné – dans plusieurs avis – la priorité dans l’accès aux tests PCR notamment aux résidants et plus particulièrement en cas de foyer épidémique dans ces établissements collectifs. Enfin, les autorités de l’État ont prévu différents plans pour augmenter le nombre de masques de protection distribués dans ces établissements, y compris aux résidents, mais aussi aux personnels.

B - Pour les personnels des EHPAD

En effet, pour les personnels des EHPAD, une stratégie étatique est mise en œuvre en ce qui concerne les matériaux de dépistage (1) et les matériaux de protection (2).

1 - La stratégie en faveur du dépistage des personnels

Le Conseil d’État rappelle que « par un avis du 31 mars 2020, le Haut conseil de santé publique, dans l'état des connaissances et des ressources disponibles, a recommandé de donner la priorité, en matière de réalisation des tests diagnostiques dits RT-PCR, aux patients présentant des symptômes sévères de covid-19 et aux personnels de structures médico-sociales présentant des symptômes évocateurs de ce virus ». Un avis confirmé par une décision du ministère de la santé, annoncée le 6 avril 2020. Là encore, une priorité est donnée aux personnels des EHPAD, particulièrement touchés par le virus. Le juge administratif rappelle que la capacité de test s’élève à 21 000 par jour en France au 11 avril 2020. Des achats ont été effectués à l’époque pour augmenter cette capacité à 48 000 autotests et 40 000 tests PCR à la fin du mois d’avril, voire même près de 60 000 dans les semaines suivantes.

Il apparait également que les collectivités territoriales, dans les zones qui ont été particulièrement touchées, complètent l’action de l’État, y compris dans le domaine du dépistage des personnels des EHPAD. La Haute-juridiction reconnait toutefois clairement « qu'il est matériellement impossible de soumettre, à bref délai, à des tests de dépistage systématiques et réguliers l'ensemble des personnels (…) des EHPAD ».

2 - La stratégie en faveur de la protection du personnel

Si les syndicats requérants reprochent un manque de stratégie à l’État en la matière, le Conseil d’État met clairement en avant un certain nombre de mesures prises dans ce domaine. Il apparait clairement que les personnels des EHPAD figuraient parmi un certain nombre de professions prioritaires en matière de protection préventive. Le Conseil d’État rappelle ainsi que « la position du ministère des solidarités et de la santé depuis le 21 mars 2020, en présence d'un nombre insuffisant de masques de protection à la disposition de l'État, est de donner la priorité aux professionnels de santé amenés à prendre en charge des patients atteints du covid-19, ainsi qu'aux personnes intervenant auprès des personnes âgées en EHPAD. Pour ces derniers, la dotation annoncée est de cinq masques chirurgicaux par lit ou place et par semaine, avec un objectif chiffré de 500 000 masques chirurgicaux par jour, la dotation attribuée à chaque établissement devant permettre de couvrir en priorité les besoins des professionnels œuvrant auprès de patients possibles ou confirmés de covid-19 ». Les Agences régionales de santé ont également suivi avec rigueur les données relatives au personnel et ont déployé un certain nombre de plans dans ce domaine.

L’ensemble de ces actions démontrent que la politique étatique ne souffre d’aucune carence susceptible de porter atteinte à une liberté fondamentale au sens du Code de justice administrative.

II - L'absence de carence constitutive d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale

Si les requérants se fondent sur des droits et libertés fondamentaux auxquels le juge apparait attaché (A), le contexte de crise sanitaire renforce l’indulgence du juge administratif qui ne reconnait pas de carence de la part de l’État (B).

A - Les droits et libertés fondamentaux invoqués par les requérants

Dans ce type de contentieux, les requérants invoquent notamment le droit à la protection de la santé (1) et son corolaire, le droit à la vie (2).

1 - Le droit à la protection de la santé

Le Code de la santé publique prévoit, dans son chapitre préliminaire, que « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne. Les professionnels et les établissements de santé, les organismes d'assurance maladie ou tous autres organismes ou dispositifs participant à la prévention, aux soins ou à la coordination des soins, et les autorités sanitaires contribuent, avec les collectivités territoriales et leurs groupements, dans le champ de leurs compétences respectives fixées par la loi, et avec les usagers, à développer la prévention, garantir l'égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible » (CSP, art. L. 1110-1). Le préambule de la Constitution de 1946 prévoit également que la Nation « garantit à tous, (…), la protection de la santé » (Préambule C° 1946, alinéa 11). Il est très clair que le droit à la protection de la santé apparait comme un objectif et un principe à valeur constitutionnelle (CC, décision du 15 janv. 1975, n° 74-54 DC). Aussi, le Conseil d’État rappelle qu’aux termes de l’article L. 1110-3 du Code de la santé publique : « aucune personne ne peut faire l’objet de discriminations (…) dans l’accès aux soins ».

Ce droit à la protection de la santé pour tous est très clairement invoqué par les requérants dans les deux affaires, qu’il s’agisse des résidents en EHPAD ou du personnel de ces établissements. C’est la carence à protéger la santé de ces individus que le juge administratif a recherché et qu’il n’a finalement pas considéré comme existante ou suffisamment existante. Aucune discrimination pour les résidents ne ressort des éléments stratégiques mis en œuvre et mentionnés précédemment.

Au cœur de cette crise, c’est aussi son corolaire – le droit à la vie – qui est indirectement mis en avant.

2 - Le droit à la vie

Il est évident que le mouvement de subjectivisation des droits s’est étendu assez récemment au droit à la vie (sur ce sujet, v. notamment la thèse : A.-L. Youhnoski, Le droit à la vie humaine. Contribution à l’étude des relations entre la vie humaine et le droit, 2021). Le droit à la vie apparait comme le corolaire du droit à la protection de la santé ou comme une de ses composantes. Il est notamment soutenu par l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et par la jurisprudence de la CEDH.

Pour le Conseil d’État, « le droit au respect de la vie constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions [du CJA]. En outre, une carence caractérisée d'une autorité administrative dans l'usage des pouvoirs que lui confère la loi pour mettre en œuvre le droit de toute personne de recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin, peut faire apparaître, pour l'application de ces dispositions, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle risque d'entraîner une altération grave de l'état de santé de la personne intéressée ou qu'elle ne permet pas de sauvegarder sa dignité ».

En l’espèce, aucune atteinte manifestement grave et illégale n’est toutefois retenue par le juge administratif qui fait preuve d’une certaine indulgence dans ces deux affaires comme dans d’autres qui concernent le Covid-19.

B - L'indulgence du juge administratif dans le cadre du référé-liberté

Il faut rappeler le contrôle limité du juge administratif dans le cadre du référé-liberté (1) et une indulgence liée à la fragilisation de la décision publique dans le contexte du Covid-19 (2).

1 - L’office limité du juge administratif dans le cadre du référé-liberté

Le Code de justice administrative prévoit que : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » (CJA, art. L. 521-2).

Les demandes des requérants, dans le cadre de référé-liberté, apparaissent souvent audacieuses. Le juge administratif reste toutefois relativement limité dans ce domaine puisqu’il doit apprécier un ensemble de données, mettre en balance les libertés entre elles, mais aussi prendre en compte l’ordre public et les moyens des autorités administratives. C’est ce qui conduit le juge à faire preuve d’une certaine compréhension, voire même d’une certaine indulgence dans le contexte sanitaire tout particulier de cette épidémie. Dans ces deux affaires, il ne possède pas suffisamment d’éléments pour reconnaitre une carence constitutive d’une atteinte grave de la part des pouvoirs publics à l’encontre des libertés et droits fondamentaux.

2 - Une indulgence juridictionnelle justifiée par le contexte difficile du Covid-19

Dans le contexte du Covid-19, le juge administratif fait souvent preuve d’une certaine indulgence ou d’une compréhension relativement importante qu’une partie de la doctrine assimile à une dimension très « politique » des juridictions administratives en France. Au-delà de cette discutable caractéristique politique, le Conseil d’État apparait comme le juge qui prend pleinement en compte le contexte d’intervention des autorités publiques. Il est évident que ce contexte de crise sanitaire demeurait tout à fait exceptionnel et qu’il ne pouvait entrainer le même raisonnement de la part du juge que s’il était amené à se prononcer dans une période de « normalité » sanitaire.

Le Conseil d’État, dans ces deux affaires, montre bien qu’il s’appuie largement sur les différentes autorités scientifiques à l’occasion de son instruction. De la même façon, il reconnait, plus ou moins implicitement, que les pouvoirs publics ne peuvent agir de manière miraculeuse face à une situation extrême. Cette indulgence permet de laisser aux pouvoirs publics une marge de manœuvre et un pouvoir discrétionnaire nécessaires en de pareilles circonstances.

Ordonnances

CE, ord., 15/04/2020, n° 439910

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000041807017

CE, ord., 15/04/2020, n° 440002

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000041807021/