Introduction
L’existence d’un juge des conflits est intimement liée à celle d’un dualisme juridictionnel. En effet, dès lors que deux ordres de juridictions coexistent, il est indispensable qu’un tribunal tiers vienne régler les conflits de compétence qui peuvent se poser entre ces deux ordres. Tel est le cas en France où les conflits d’attribution entre la juridiction administrative, chargée de juger les affaires mettant en cause l’administration, et la juridiction judiciaire, chargée de juger les litiges d’ordre privé, sont résolus par le Tribunal des conflits.
L’apparition de ce Tribunal fut donc concomitante à celle de la juridiction administrative. Une première expérience eut lieu lors de la Seconde République de 1848 à 1851, période durant laquelle le Conseil d’Etat fut brièvement doté d’une « justice déléguée » faisant de lui une juridiction à part entière : l’article 89 de la Constitution de 1848 prévoyait, ainsi, la création d’un tribunal spécial chargé de régler les conflits d’attribution entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire. Le Second empire devait mettre fin à cette expérience. Il fallut, alors, attendre la loi du 24/05/1872 pour voir réapparaître, de manière définitive, le Tribunal des conflits, conjointement à l’attribution, elle-aussi définitive, d’une « justice déléguée » au Conseil d’Etat.
Depuis cette date, diverses réformes sont intervenues pour réformer tantôt son organisation en supprimant la présence du ministre de la Justice en son sein, tantôt ses modes de saisine afin de régir au mieux l’ensemble des problèmes auxquels le dualisme juridictionnel peut donner lieu. Elles résultent actuellement de la loi du 16/02/2015 et du décret du 27/02/2015.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, l’organisation du Tribunal des conflits (I) et d’analyser, dans une seconde partie, ses modes de saisine (II).
I – L'organisation du Tribunal des conflits
Deux problèmes doivent, ici, retenir l’attention : la composition du Tribunal des conflits (A) et la procédure qui est suivie devant lui (B).
A – La composition du Tribunal des conflits
Parce qu’il tranche les problèmes de répartition de compétence entre le juge judiciaire et le juge administratif, la composition du Tribunal des conflits ne pouvait que respecter une logique paritaire entre les membres du Conseil d’Etat et les membres de la Cour de cassation. Jusqu’en 2015, cependant, cette logique était altérée par l’intervention d’une autorité politique, en la personne du ministre de la justice. Aussi, une loi est venue mettre fin à cette anomalie, de sorte qu’il convient de distinguer la composition du Tribunal des conflits avant 2015 (1) et sa composition après 2015 (2).
1 – La composition jusqu’en 2015
Jusqu’en 2015, le Tribunal des conflits comportait neuf membres. Il y avait, d’abord, huit magistrats : trois conseillers d’Etat élus par leurs pairs, trois conseillers à la Cour de cassation élus, eux-aussi, par leurs pairs, ainsi qu’un quatrième conseiller d’Etat et un quatrième conseiller à la Cour de cassation élus par les six premiers membres.
Le neuvième membre était le ministre de la justice qui assurait la présidence du Tribunal. Cette présence s’expliquait par la dualité de son statut : par ses fonctions, il représentait, en effet, le pouvoir judiciaire et par son appartenance au Gouvernement, il représentait le pouvoir exécutif auquel était traditionnellement rattachée la juridiction administrative. Dans les faits, cependant, le Garde des Sceaux n’intervenait qu’en cas de partage égal des voix pour débloquer la situation. Tel n’a été, ainsi, le cas de 1872 à 2015 qu’à dix reprises, notamment pour l’arrêt Blanco (TC, 08/02/1873) où il a opté pour la compétence administrative et l’on sait le rôle que cet arrêt a joué dans le développement du droit administratif. En dehors de ces cas, il était remplacé par un vice-président élu parmi les huit magistrats. Bien que les différentes ministres de la justice aient fait un usage plus que discret de ce pouvoir, cette présence n’en demeurait pas moins de nature à pouvoir faire douter de l’indépendance du Tribunal. Aussi, il y a été mis fin en 2015.
2 – La composition à compter de 2015
C’est donc par une loi du 16/02/2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures qu’a été mis fin à l’intervention du Garde Sceaux au sein du Tribunal des conflits. Désormais, celui-ci se compose, en formation ordinaire, de huit membres : quatre conseillers d’Etat et quatre conseillers à la Cour de cassation élus par leurs pairs, auxquels il faut rajouter deux suppléants (un pour chacun des deux ordres de juridiction). Ils élisent, en leur sein et pour trois ans, un président issu alternativement du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation.
En cas de partage égal des voix, l’affaire est examinée par une formation élargie. Le Tribunal accueille, alors, deux autres conseillers d’Etat et deux autres conseillers à la Cour de cassation élus, eux-aussi, par leurs pairs. C’est, alors, à cette formation de douze magistrats qu’incombe la tâche de trancher le conflit de compétence.
B – La procédure suivie devant le Tribunal des conflits
Les séances du Tribunal des conflits sont publiques et le ministère d’avocats y est obligatoire. Y intervient, avant la prise de décision, un rapporteur public chargé d’exposer publiquement et en toute indépendance son opinion sur les questions que présentent à juger les affaires dont le Tribunal est saisi. Cette fonction est confiée à deux membres du Conseil d’Etat et à deux membres de la Cour de cassation élus, là encore, par leurs pairs. L’exigence de parité se retrouve ici aussi puisque ces fonctions sont exercées alternativement par les représentants de chacun des deux ordres de juridictions.
Au point de vue du quorum qui s’impose, le Tribunal des conflits ne peut siéger en formation ordinaire que si au moins cinq de ses membres sont présents. Depuis la loi de 2015, cependant, les litiges dont la solution s’impose avec évidence peuvent être réglés par ordonnance prise par le président du Tribunal conjointement avec le membre le plus ancien appartenant à l’autre ordre de juridiction.
II – Les modes de saisine du Tribunal des conflits
Les modes de saisine du Tribunal des conflits peuvent être rangés en trois grandes catégories, répondant chacune à trois logiques différentes et faisant intervenir trois acteurs distincts. La première correspond au conflit positif mis en œuvre par le préfet pour assurer le respect du champ de compétence du juge administratif (A). La seconde comprend deux procédures permettant au justiciable de saisir le Tribunal lorsque le dualisme juridictionnel risque de déboucher sur un déni de justice (B). Et, la troisième correspond à deux mécanismes de renvoi offerts aux juridictions administratives et judicaires afin de prévenir tout conflit de compétence (C).
Jusqu’en 2015, il existait une sixième procédure permettant aux ministres de saisir le Tribunal des conflits d’affaires portées devant le Conseil d’Etat et dont le règlement aurait relevé du juge judiciaire ou, même, du Conseil constitutionnel. Cette procédure n’a, cependant, jamais été utilisée. Aussi, a-t-elle été supprimée par la loi du 16/02/2015 qui, avec le décret du 27/02/2015, réécrit l’ensemble des règles applicables à la saisine du Tribunal des conflits.
A – La défense de la compétence du juge administratif : le conflit positif
Institué par l’ordonnance du 01/06/1828, le conflit positif est une procédure qui permet au préfet de contester la compétence d'un tribunal judiciaire pour juger d'une affaire qu’il estime être de la compétence des juridictions administratives. Cette procédure présente donc un caractère essentiellement défensif, puisqu’elle vise à empêcher toute incursion du juge judicaire dans le champ de compétence du juge administratif. Ainsi, s’explique, peut-être, son champ d’application relativement large : elle peut, en effet, être utilisée en toute matière (sauf en matière pénale ou en cas d’atteinte à la liberté individuelle si l’action en responsabilité civile est engagée contre le personne publique ou ses agents) et devant toutes les juridictions judiciaires, à l’exception de la Cour de cassation. Cette procédure est parfois critiquée en ce qu’elle n’a pas d’équivalent protégeant l’ordre juridictionnel judiciaire.
La procédure est strictement encadrée. Le préfet adresse, d’abord, à la juridiction judiciaire concernée un déclinatoire de compétence par lequel il lui demande de se déclarer incompétente. Deux possibilités s’offrent, alors, à elle : elle peut soit admettre son incompétence et le justiciable doit se tourner vers la juridiction administrative, soit réaffirmer sa compétence et rejeter le déclinatoire. Dans cette seconde hypothèse, la juridiction judiciaire doit surseoir à statuer pendant quinze jours, délai durant lequel le préfet peut renoncer à défendre la compétence du juge administratif ou bien, au contraire, persévérer en élevant le conflit par un arrêté de conflit motivé qu’il fait parvenir à la juridiction. Dans ce second cas, le sursis à statuer est prolongé jusqu’à la décision du Tribunal des conflits qui, saisi par la juridiction, dispose d’un délai de trois mois pour rendre sa décision. Celui-ci peut soit confirmer la compétence du juge judicaire qui peut, alors, reprendre l’examen au fond de l’affaire, soit l’infirmer, auquel cas il appartient au justiciable de saisir la juridiction administrative.
B – La défense des intérêts des justiciables
Le dualisme juridictionnel peut, parfois déboucher sur un risque de déni de justice. Aussi, afin de protéger les intérêts des justiciables, deux procédures, dont le Tribunal des conflits a la charge, ont été instituées : le conflit négatif (1) et le règlement des contrariétés de jugements sur le fond (2).
1 - Le conflit négatif
Il y a conflit négatif lorsqu’un plaideur s’est successivement adressé aux deux ordres de juridictions et s’est vu opposé, dans les deux cas, une déclaration d’incompétence de leur part. Le décret modifié du 26/10/1849 permet, donc, en pareille hypothèse, au justiciable de saisir lui-même le Tribunal des conflits afin que celui-ci détermine le juge compétent pour connaître de son affaire. Cette procédure permet, ainsi, d’éviter au plaideur d’être victime d’un déni de justice.
Ces conflits sont, de nos jours, devenus rarissimes du fait de la mise en place de procédure de prévention des conflits (voir C - 1). Ils demeurent, toutefois, toujours possibles. Lorsque tel est le cas, trois conditions sont posées pour que cette procédure puisse être mise en œuvre : il faut, d’abord, deux décisions d’incompétence successives du juge judiciaire et du juge administratif (y compris émanant de juridictions subordonnées) ; ces décisions doivent, ensuite, concerner un seul et même litige (identité de cause, d’objet et de parties dans les deux instances) ; enfin, les deux déclarations d’incompétence doivent être fondées sur l’idée que c’est l’autre ordre de juridiction qui est compétent.
Si ces conditions sont remplies, le Tribunal des conflits admet la recevabilité du conflit négatif : il annule, alors, le jugement d’incompétence rendu à tort et renvoie l’affaire devant le tribunal effectivement compétent.
2 – La contrariété de jugements sur le fond
Lorsque deux jugements définitifs de rejet au fond ont été rendus dans une même affaire, l’un par une juridiction judiciaire, l’autre par une juridiction administrative et que ces deux jugements sont tellement contradictoires l’un par rapport à l’autre qu’ils aboutissent à un déni de justice, la loi du 20/04/1932 permet à la victime de cette contrariété de jugement de saisir le Tribunal des conflits. A l’inverse de ses quatre autres attributions, le juge des conflits tranche, ici, lui-même l’affaire au fond. Et, ses arrêts sont insusceptibles de recours. Cette procédure est, toutefois, rarement mise en œuvre.
Il a été adjoint, à cette procédure, par la loi du 16/02/2015 une seconde hypothèse de règlement au fond d’un litige : le Tribunal des conflits est, en effet, à présent, chargé de juger les actions en responsabilité pour durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres (voir pour une première décision : TC, 09/12/2019, n° 4160).
C – La prévention des conflits de compétence : les renvois
A l’inverse des trois précédents modes de saisine qui ne font intervenir le Tribunal des conflits qu’après que le conflit de compétence ait été noué, les deux procédures de renvoi instituées par le décret du 25/07/1960 permettent son intervention en amont de tels conflits. Leur succès est réel, puisque, de nos jours, ces deux procédures interviennent à part égale avec les conflits positifs dans les saisines du Tribunal. L’on trouve deux types de renvoi : l’un est obligatoire et permet d’éviter les conflits négatifs (1), l’autre est facultatif et est destiné à prévenir les divergences de solutions en matière de compétence entre les deux ordres de juridictions (2).
1 – Un renvoi obligatoire destiné à éviter les conflits négatifs
Lorsqu’une juridiction judiciaire ou une juridiction administrative a, par une décision qui n'est plus susceptible de recours, décliné sa compétence au motif que le litige ne ressortit pas à son ordre de juridiction, toute juridiction de l'autre ordre saisie doit, si elle estime que le litige ressortit à l'ordre de juridiction primitivement saisi, renvoyer, par une décision motivée qui n'est susceptible d'aucun recours, au Tribunal des conflits le soin de décider sur la question de compétence ainsi soulevée et surseoir à statuer jusqu'à la décision du Tribunal.
Ce renvoi est une obligation pour les juridictions. Il est de nature à accélérer la résolution des litiges. Il permet, en effet, d’éviter les conflits négatifs, bien que ceux-ci demeurent toujours possibles, certains tribunaux ne respectant pas leur obligation en la matière. Il arrive aussi que le second juge saisi ne renvoit pas au Tribunal lorsque le premier jugement n’est pas devenu définitif.
2 – Un renvoi facultatif destiné à prévenir les divergences de solutions
Lorsqu'une juridiction est saisie d'un litige qui présente à juger une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction, elle peut, par une décision motivée qui n'est susceptible d'aucun recours, renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence. Jusqu’en 2015, cette procédure était réservée aux deux juridictions suprêmes, Conseil d’Etat et Cour de cassation. Mais, la loi du 16/02/2015 et le décret du 27/02/2015 l’ont ouverte à n’importe quelle juridiction administrative ou judiciaire.
A l’inverse du premier type de renvoi, il s’agit, là, non d’une obligation, mais d’une simple faculté. De plus, le but n’est pas, ici, d’accélérer le cours de la justice, mais d’éviter que le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ne tranchent les problèmes de compétence chacun de leur côté avec le risque de discordes jurisprudentielles que cela comporte. Il s’agit, ainsi, d’instituer un rapport de collaboration entre les deux ordres de juridictions. Au vu du nombre d’arrêts majeurs rendus par le Tribunal des conflits à la suite de ce type de renvoi, cet objectif semble avoir été atteint.
