Introduction
Pendant longtemps, le Conseil d’Etat refusait, à propos des persécutions antisémites commises durant l’Occupation, de reconnaître à la charge de l’Etat une faute de nature à engager sa responsabilité. Il faudra attendre l'arrêt Papon rendu en assemblée en 2002 par la Haute juridiction pour que cette position soit abandonnée. Le présent avis vient compléter cet arrêt de principe.
Dans cette affaire, Mme Hoffman-Glemane saisit le tribunal administratif de Paris d'une demande tendant à la condamnation solidaire de l'Etat et de la SNCF à lui verser la somme de 200 000 € en réparation du préjudice subi par son père du fait de son arrestation, de son internement et de sa déportation, et la somme de 80 000 € au titre du préjudice qu'elle a subi. Constatant que l'engagement de la responsabilité de l'Etat dans ce type d'affaire soulève des questions juridiques complexes, le tribunal sursoit à statuer et renvoie l'affaire devant le Conseil d'Etat pour avis. Il s’agit là de la procédure instituée par l’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 qui permet aux juridictions subordonnées de saisir la Haute juridiction d’ « une question de droit nouvelle présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges ». L’avis du Conseil d’Etat n’a pas l’autorité de la chose jugée, mais il lui permet de « dire le droit » sans attendre que les affaires lui soient transmises par la voie contentieuse ordinaire. Le 16 février 2009, le Conseil d'Etat rend, en assemblée, son avis.
Par cet avis, le juge administratif suprême confirme, d’abord, l'abandon, opéré par l’arrêt Papon, du dogme de l'irresponsabilité de l'Etat du fait de la déportation de personnes de confession juive durant l'Occupation. De ce point de vue, l'avis n'innove pas, sauf sur un point : le Conseil d'Etat prend soin de mettre en exergue la violation des principes républicains par les différents agissements ayant conduit à la déportation. La nouveauté principale concerne la réparation qu’il convient d’apporter aux victimes des persécutions antisémites. Le juge administratif décide, en effet, qu’outre la réparation financière qu’ont permis différents mécanismes d’indemnisation, les souffrances endurées par les personnes déportées et leur famille appellent une reconnaissance solennelle de la part des autorités de l’Etat.
Il convient, donc, d'étudier, dans une première partie, la faute de l’Etat dans la déportation de personnes de confession juive durant l'Occupation (I) et d'analyser, dans une seconde partie, la double dimension des réparations qu’il convient d’apporter aux victimes de persécutions antisémites (II).
I – La déportation de personnes de confession juive constitue une faute de l'Etat de nature à engager sa responsabilité
Initialement, le Conseil d'Etat se refusait à reconnaitre la responsabilité de l'Etat du fait de la déportation de personnes de confession juive. Il ne changea de position qu'en 2002 avec l'arrêt Papon (A). Le présent avis vient consacrer cette dernière solution de façon solennelle (B).
A – Une tardive reconnaissance de la responsabilité de l'Etat
Pendant longtemps, le juge administratif a considéré que les persécutions antisémites commises pendant la Seconde guerre mondiale n’engageaient pas la responsabilité de l’Etat républicain, mais celle du Gouvernement de Vichy (CE, ass., 4/01/1952, Epx. Giraud ; CE, sect., 25/07/1952, Delle. Remise). Cette solution se fondait sur l’article 3 de l'ordonnance du 9 aout 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine, lequel prévoyait la nullité de tous les actes du Gouvernement de Vichy instaurant des discriminations antisémites. Le Conseil d’Etat considérait, alors, que la responsabilité de l’Etat ne pouvait être engagée à raison d’actes commis en application de textes déclarés « nuls et de nul effet ».
Cette solution était critiquable à plusieurs titres. Sur un plan politique, elle faisait abstraction du fait que le gouvernement légal, celui reconnu par la plupart des Etats étrangers, était le Gouvernement de Vichy. Dans le même sens, elle méconnaissait l’unité et la continuité de l’Etat, quelles que soient les variations de son organisation. Sur un plan juridique, elle contredisait le lien nécessaire entre violation de la légalité et faute : ainsi, dès lors que toute illégalité est fautive (CE, sect. 26/01/1973, Ville de Paris c Driancourt), tout acte « nul et non avenu » l’est a fortiori et doit pouvoir donner lieu à engagement de la responsabilité de son auteur. En effet, l’acte inexistant ne peut l’être au point de ne pas avoir existé en fait et de ne pas avoir entraîné de conséquences dommageables.
Cette analyse fut abandonnée en 2002 avec l’arrêt Papon (CE, ass. 12/04/2002). Dans cette affaire, le Conseil d’Etat se basa sur la même ordonnance de 1944, mais l’interpréta différemment. Les faits sont connus. La cour d'assises de la Gironde avait condamné, le 2 avril 1998, M. Papon à une peine de 10 ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l'humanité. Estimant que les actes qui lui étaient reprochés engageaient non sa responsabilité mais celle de l’Etat, l’intéressé lui avait demandé de prendre en charge les condamnations prononcées contre lui. L’Etat ayant opposé un refus, M. Papon intenta, alors, une action récursoire contre l'Etat devant le Conseil d'Etat. Le 12 avril 2002, la Haute juridiction reconnut, par un arrêt d’assemblée, la faute personnelle de M. Papon en raison de son concours actif à la déportation de personnes de confession juive, bien au-delà des contraintes de l’occupant. Mais, et c’est, là, la nouveauté, le juge administratif suprême considéra que la responsabilité de l’Etat était engagée à raison des persécutions antisémites commises sous l’Occupation et qu’une faute de service devait lui être imputée à ce titre. En d'autres termes, là où le Conseil d'Etat interprétait, jadis, l'ordonnance de 1944 comme excluant toute responsabilité de l'Etat, il y voit, désormais, un acte reconnaissant une faute de l’Etat de nature à engager sa responsabilité. Plus précisément, le Conseil d’Etat considère, désormais, que les dispositions de l’ordonnance du 9 août 1944 « ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par l'administration française dans l'application de ces actes [les actes établissant des discriminations à l’égard des personnes de confession juive], entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ». Il conclut que « tout au contraire, les dispositions précitées de l'ordonnance ont, en sanctionnant par la nullité l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un caractère fautif ». Cette solution est reprise par l’avis Mme Hoffman Glemane.
B – La reconnaissance solennelle de la responsabilité de l'Etat
Dans l’avis du 16 février 2009, le Conseil d’Etat reprend, d’abord, le constat fait dans l’arrêt Papon. Il juge, ainsi, que « ces dispositions [les dispositions de l’ordonnance de 1944 reconnaissant la nullité de tous les actes établissant des discriminations fondées sur la qualité de juif] n'ont pu avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l'Etat dans l'application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l'illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l'ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d'une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat. » Il conclut, alors, qu’il en résulte « que cette responsabilité [la responsabilité de l’Etat] est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d'une contrainte directe de l'occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites. » Il en va ainsi, notamment, des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit, première étape vers les camps de concentration où ces personnes ont trouvé la mort.
Surtout, la Haute juridiction va plus loin que dans l'arrêt Papon en qualifiant solennellement les actes commis par le Gouvernement de Vichy. Ainsi, ces actes ont été pris « en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français ». Le juge considère que ces agissements sont d’une « exceptionnelle gravité ». Il rajoute que « ces persécutions antisémites ont provoqué des dommages exceptionnels et d'une gravité extrême", et ce "en rupture avec les valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine ». En insistant sur la méconnaissance de la tradition républicaine, notamment quant au principe de la dignité de la personne humaine, le Conseil d’Etat indique, implicitement, que ces principes s’imposent par-delà les régimes successifs et, par suite, reconnaît que la responsabilité de l’Etat républicain est engagée quand bien même ces actes auraient été commis par un autre régime. Pour appuyer sa condamnation, la Haute juridiction mentionne le nombre de victimes : ainsi, 76 000 personnes, dont 11 000 enfants, ont été déportées, et seulement 3 000 d'entre elles sont revenues des camps.
L’ensemble de ces faits caractérisent une faute engageant la responsabilité de l’Etat. L’avis innove, ensuite, quant aux dimensions des réparations qu’il convient d’apporter aux victimes des persécutions antisémites.
II – La double dimension des réparations à apporter aux victimes de persécutions antisémites
Le Conseil d'Etat envisage une double réparation des préjudices subis par les victimes de persécutions antisémites. La première est classiquement financière, bien qu’elle n’ait pu être effectuée qu’ « autant qu’il a été possible » (A). La seconde est nouvelle en droit administratif français et vise à une reconnaissance solennelle par les autorités de l’Etat des persécutions antisémites perpétrées sous l’Occupation (B).
A – Une réparation financière des préjudices effectuée « autant qu'il a été possible »
Le Conseil d’Etat relève l’existence des différents dispositifs ayant permis d’indemniser les victimes de la déportation (ou leurs ayants-droits) des préjudices de toute nature (matériels ou moraux) causés par les actions de l’Etat lors de l’Occupation. Il est possible d’en citer certains. Ainsi, la loi du 20 mai 1946 a étendu le régime des pensions de victimes civiles de la guerre aux personnes déportées pour des motifs politiques ou raciaux ainsi qu'à leurs ayants cause lorsqu'elles étaient décédées ou disparues. Ce dispositif, qui ne concernait, à l'origine, que les personnes de nationalité française, a été, ensuite, progressivement, étendu aux ressortissants étrangers. Par ailleurs, la loi du 9 septembre 1948 définissant le droit et le statut des déportés et internés politiques a prévu le versement d'un pécule aux personnes de nationalité française internées ou déportées pour des motifs autres qu'une infraction de droit commun. Le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites a, quant à lui, prévu l'attribution d'une telle réparation, sous forme d'une indemnité en capital ou d'une rente viagère mensuelle, aux personnes mineures à l'époque des faits dont la mère ou le père a été déporté à partir de la France dans le cadre des persécutions antisémites sous l'Occupation et a trouvé la mort en déportation. L'Etat a, en outre, versé en 2000 une dotation à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont l'un des objets statutaires est de contribuer au financement et à la mise en œuvre d'actions de solidarité en faveur de ceux qui ont souffert de persécutions antisémites. Enfin, le décret du 10 septembre 1999 a créé la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations, chargée de faire des propositions de mesures de réparation au Gouvernement.
L’examen de cette liste de dispositifs laisse un goût d’injustice qui conduit le lecteur à osciller entre la fatalité de l’impossible réparation de tels préjudices et la tardiveté avec laquelle ils ont été mis en place, à l’instar de l’effort de mémoire attendu de la Nation. C’est peut-être pour cela que le Conseil d’Etat juge que « prises dans leur ensemble et bien qu'elles aient procédé d'une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu'il a été possible, l'indemnisation, dans le respect des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, des préjudices de toute nature causés par les actions de l'Etat qui ont concouru à la déportation ». Le juge administratif suprême considère donc que ces dispositifs ont permis la réparation dans son versant financier. Mais, c’est justement parce que ces dispositifs ont procédé à une indemnisation « autant qu’il a été possible » que le Conseil d’Etat estime qu’une réparation d’une autre nature est nécessaire.
B - Une reconnaissance solennelle par les autorités de l'Etat des persécutions antisémites commises sous l'Occupation
Le Conseil d’Etat considère, dans l’avis du 16 février 2009, que la réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ne peut se limiter à des mesures d’ordre financier. Cette réparation appelle, en effet, aussi, ou plutôt surtout dirons-nous, « la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l'Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles ». En d'autres termes, c'est la reconnaissance de l'Etat qui constitue, ici, la réparation. Cette reconnaissance solennelle doit se traduire par des actes, des gestes ou des paroles de la part des autorités de l'Etat. Ce mécanisme de réparation trouve sa source dans le droit international. Ainsi, la Commission du droit international de l'ONU prévoit que les préjudices ne pouvant donner lieu à réparation de façon financière peuvent recevoir réparation par « une reconnaissance de la violation, une expression de regrets, des excuses formelles ». La Cour européenne des droits de l’Homme a fait sienne cette analyse à propos des persécutions antisémites commises par l’Etat français pendant l’Occupation (CEDH, 24/11/2009, JH et autres c/ France).
Au cas particulier, la Haute juridiction relève plusieurs actes attestant de la reconnaissance par l'Etat des souffrances endurées par les personnes de confession juive durant l'Occupation. Ainsi, la loi du 26 décembre 1964 a constaté l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité. Surtout, le 16 juillet 1995, le Président de la République, Jacques Chirac, rompant avec l'attitude jusque-là observée par les autorités de l'Etat, a reconnu la responsabilité de l'Etat dans les « préjudices exceptionnels » causés aux personnes de confession juive. Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu d'utilité publique la Fondation pour la mémoire de la Shoah chargée d’accroître et de diffuser les connaissances sur les persécutions antisémites commises sous l’Occupation.
Si cette reconnaissance est réelle, il faut bien avoir à l’esprit qu’elle a été tardive (la déclaration du président Chirac a eu lieu 50 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale), de sorte que, longtemps, les victimes de ces persécutions et leurs descendants n’ont pu voir la Nation française accomplir le devoir de mémoire qu’ils étaient légitimement en droit d’attendre et ont dû supporter seuls le poids de ces souffrances. L’avis du Conseil d’Etat est en cela révélateur : il prend acte des déclarations faites par les autorités de l’Etat, mais ne les a pas provoqué. L’avenir dépendant du regard que l’on porte sur son passé, les errements de la France quant à son histoire, qu’il s’agisse de la Seconde Guerre mondiale ou des années qui l’ont immédiatement suivi, expliquent, sans nul doute, les difficultés que rencontre, actuellement, notre pays à faire vivre l’un des principes de la devise républicaine : le principe de fraternité.
CE, avis, 16/02/2009, Mme Hoffman-Glemane
Vu, enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 22 avril 2008, le jugement par lequel le tribunal administratif de Paris, avant de statuer sur la demande de Mme Madeleine A, demeurant ..., tendant à la condamnation solidaire de l'Etat et de la Société nationale des chemins de fer français à lui verser la somme de 200 000 euros en réparation du préjudice subi par son père, M. Joseph B, du fait de son arrestation, de son internement et de sa déportation, et la somme de 80 000 euros au titre du préjudice qu'elle a subi, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :
1°) Compte tenu notamment,
- d'une part, de l'article 121-2 du code pénal, lequel dispose que : Les personnes morales, à l'exclusion de l'Etat, sont responsables pénalement (...) des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ;
- d'autre part, de l'imprescriptibilité des actions visant à rechercher la responsabilité civile d'un agent public du fait des dommages résultant de crimes contre l'humanité et, par conséquent, de la possibilité de rechercher sans limite de temps la responsabilité de l'Etat à raison de ces mêmes dommages, dès lors que la faute personnelle dont s'est rendu coupable l'agent ne serait pas dépourvue de tout lien avec le service ;
- enfin, de la combinaison des articles 13 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Le caractère imprescriptible des crimes contre l'humanité posé par l'article 213-5 du code pénal qui s'attache à l'action pénale et à l'action civile engagée devant la juridiction répressive, selon l'arrêt de la Cour de cassation du 1er juin 1995 Touvier, peut-il être étendu, en l'absence de dispositions législatives expresses en ce sens, aux actions visant à engager la responsabilité de l'Etat à raison de faits ayant concouru à la commission de tels crimes, que cette responsabilité soit recherchée devant le juge judiciaire, dans l'hypothèse où le crime contre l'humanité constituerait une atteinte à la liberté individuelle au sens de l'article 136 du code de procédure pénale, ou devant la juridiction administrative '
2°) Dans le cas d'une réponse négative à la première question, convient-il de considérer que le point de départ de la prescription quadriennale opposée par les ministres de la défense et de l'intérieur à la demande indemnitaire de la requérante en application des lois du 29 janvier 1831 et du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, doit être fixé au début de l'exercice qui suit celui au cours duquel est né le dommage ' Ou convient-il au contraire de juger que, eu égard à la jurisprudence fixée par les arrêts des 14 juin 1946, 4 janvier et 25 juillet 1952, Ganascia, Epoux Giraud et Delle Remise, et qui a prévalu jusqu'à son abandon par l'arrêt du Conseil d'Etat du 12 avril 2002, Papon, selon laquelle l'Etat ne pouvait être condamné à indemniser les conséquences des fautes de service commises par l'administration française sous l'égide du gouvernement de Vichy en application d'actes déclarés nuls à la Libération par l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine, la prescription quadriennale ne pouvait commencer à courir tant que Mme A pouvait être regardée comme ayant légitimement ignoré l'existence de la créance qu'elle pouvait avoir sur l'Etat ' Dans cette hypothèse, faut-il considérer qu'il a été mis fin à cet état d'ignorance par la publication du décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites, et ce malgré les termes de l'arrêt du Conseil d'Etat du 6 avril 2001, Pelletier, ou bien, par la lecture ou la publication de l'arrêt Papon, lequel a été rendu dans le cadre particulier d'un litige de plein contentieux relatif à l'action récursoire engagée par un fonctionnaire contre l'Etat '
3°) Dans l'hypothèse où la prescription quadriennale n'aurait pas été ou ne serait pas encore acquise et où la responsabilité de l'Etat serait susceptible d'être engagée pour faute, de quels chefs de préjudice la requérante pourrait-elle obtenir réparation, que ce soit en son nom propre ou au nom de la victime dont elle est l'ayant droit ' Compte tenu du caractère en tout point exceptionnel des dommages invoqués, le principe d'une réparation symbolique peut-il être retenu '
En cas de réponse négative à cette dernière question, y-a-t-il lieu de déduire de l'indemnisation qui pourrait être accordée, les sommes versées en application, notamment, du décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites, du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre et de l'accord conclu le 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne en règlement définitif des indemnisations dues aux ressortissants français ayant fait l'objet de mesures de persécutions nazies, mais également des mesures de réparation qui ont pu être allouées par l'Allemagne dans le cadre des dispositifs propres à cet Etat, dès lors que celles-ci porteraient sur le même préjudice ' .
REND L'AVIS SUIVANT :
L'article L. 113-1 du code de justice administrative dispose que : Avant de statuer sur une requête soulevant une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, le tribunal administratif ou la cour administrative d'appel peut, par une décision qui n'est susceptible d'aucun recours, transmettre le dossier de l'affaire au Conseil d'Etat, qui examine dans un délai de trois mois la question soulevée. Il est sursis à toute décision de fond jusqu'à un avis du Conseil d'Etat ou, à défaut, jusqu'à l'expiration de ce délai .
Sur le fondement de ces dispositions, le tribunal administratif de Paris a demandé au Conseil d'Etat de donner un avis sur les conditions dans lesquelles la responsabilité de l'Etat peut être engagée du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale et sur le régime de réparation des dommages qui en ont résulté.
L'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental a expressément constaté la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif .
Ces dispositions n'ont pu avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l'Etat dans l'application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l'illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l'ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d'une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.
Il en résulte que cette responsabilité est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d'une contrainte directe de l'occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit, qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la plupart d'entre elles ont été exterminées.
En rupture absolue avec les valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine, ces persécutions antisémites ont provoqué des dommages exceptionnels et d'une gravité extrême. Alors même que, sur le territoire français, des personnes ont accompli au cours des années de guerre, fût-ce au péril de leur vie, des actes de sauvegarde et de résistance qui ont permis, dans de nombreux cas, de faire obstacle à l'application de ces persécutions, 76 000 personnes, dont 11 000 enfants, ont été déportées de France pour le seul motif qu'elles étaient regardées comme juives par la législation de l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français et moins de 3 000 d'entre elles sont revenues des camps.
Pour compenser les préjudices matériels et moraux subis par les victimes de la déportation et par leurs ayants droit, l'Etat a pris une série de mesures, telles que des pensions, des indemnités, des aides ou des mesures de réparation.
Il résulte ainsi des pièces versées au dossier et, notamment, des documents produits à la suite du supplément d'instruction ordonné par le Conseil d'Etat, que l'ordonnance du 20 avril 1945 relative à la tutelle des enfants de déportés a organisé la tutelle, confiée en cas de besoin aux services de l'Etat, des enfants mineurs, quelle que soit leur nationalité, dont l'un des parents ou le tuteur avait été déporté de France pour des motifs politiques ou raciaux. Puis, après de premières aides prévues par l'ordonnance du 11 mai 1945 réglant la situation des prisonniers de guerre, déportés politiques et travailleurs non volontaires rapatriés, la loi du 20 mai 1946 portant remise en vigueur, modification et extension de la loi du 24 juin 1919 sur les réparations à accorder aux victimes civiles de la guerre, dont les dispositions sont désormais reprises dans le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, a étendu le régime des pensions de victimes civiles de la guerre aux personnes déportées pour des motifs politiques ou raciaux ainsi qu'à leurs ayants cause lorsqu'elles étaient décédées ou disparues. L'application de cette loi, initialement réservée aux personnes de nationalité française, a été progressivement étendue, à compter de 1947, par voie de conventions bilatérales puis de modifications législatives et, en dernier lieu, par la loi du 30 décembre 1999 portant loi de finances pour 2000, à toutes les personnes de nationalité étrangère. La loi du 9 septembre 1948 définissant le droit et le statut des déportés et internés politiques, elle aussi reprise dans le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, a prévu le versement d'un pécule aux personnes de nationalité française internées ou déportées pour des motifs autres qu'une infraction de droit commun et leur a accordé le régime de la présomption d'origine pour les maladies sans condition de délai. L'accord du 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne au sujet de l'indemnisation des ressortissants français ayant été l'objet de mesures de persécution national-socialistes, ainsi d'ailleurs que les autres mesures d'indemnisation et de réparation prises par cet Etat et la République d'Autriche, ont également contribué à réparer les préjudices subis. Le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites a, quant à lui, prévu l'attribution d'une telle réparation, sous forme d'une indemnité en capital ou d'une rente viagère mensuelle, aux personnes mineures à l'époque des faits dont la mère ou le père a été déporté à partir de la France dans le cadre des persécutions antisémites sous l'Occupation et a trouvé la mort en déportation. Enfin, l'Etat a versé en 2000 une dotation à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont l'un des objets statutaires est de contribuer au financement et à la mise en oeuvre d'actions de solidarité en faveur de ceux qui ont souffert de persécutions antisémites.
Ce dispositif a par ailleurs été complété par des mesures destinées à indemniser les préjudices professionnels des personnes déportées et, en ce qui concerne leurs biens, à les restituer ou à indemniser leur spoliation. Tel est le cas, en particulier, des indemnités qui sont prises en charge par l'Etat et les institutions financières au titre de la spoliation des biens et dont le principe et le montant sont fixés sur la proposition de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites pendant l'Occupation (CIVS) créée par le décret du 10 septembre 1999.
Prises dans leur ensemble et bien qu'elles aient procédé d'une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu'il a été possible, l'indemnisation, dans le respect des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, des préjudices de toute nature causés par les actions de l'Etat qui ont concouru à la déportation.
La réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ne pouvait toutefois se borner à des mesures d'ordre financier. Elle appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l'Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles. Cette reconnaissance a été accomplie par un ensemble d'actes et d'initiatives des autorités publiques françaises. Ainsi, après que le Parlement eut adopté la loi du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité, tels qu'ils avaient été définis par la charte du tribunal international de Nuremberg, le Président de la République a, le 16 juillet 1995, solennellement reconnu, à l'occasion de la cérémonie commémorant la grande rafle du Vélodrome d'hiver des 16 et 17 juillet 1942, la responsabilité de l'Etat au titre des préjudices exceptionnels causés par la déportation des personnes que la législation de l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français avait considérées comme juives. Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu d'utilité publique la Fondation pour la mémoire de la Shoah, afin notamment de développer les recherches et diffuser les connaissances sur les persécutions antisémites et les atteintes aux droits de la personne humaine perpétrées durant la seconde guerre mondiale ainsi que sur les victimes de ces persécutions .
Le présent avis, qui rend sans objet les questions relatives à la prescription posées par le tribunal administratif de Paris, sera publié au Journal officiel de la République française.
Il sera notifié au tribunal administratif de Paris, à Mme Madeleine A, à la Société nationale des chemins de fer français, au Premier ministre et au ministre de la défense.
