Introduction

Il est des théories que l’on regarde comme des monuments célèbres, mais inanimés de la jurisprudence administrative. Un regard qui, toutefois, se trouve bien vite bousculé lorsque des crises viennent lui redonner vie et rappeler, dans le même temps, que rien n’est jamais acquis. La théorie des circonstances exceptionnelles, qu’illustre l’arrêt du 28 février 2019, est l’une d’elles.

En l’espèce, le préfet maritime de Toulon a pris les 9 avril, 13 mai et 24 juin 1916 trois arrêtés réglementant la police des mœurs dans la ville de Toulon. Ces mesures interdisaient « d'une part, à tous propriétaires de cafés, bars et débits de boissons, de servir à boire à des filles, tant isolées qu'accompagnées et de les recevoir dans leurs établissements ; d'autre part, à toute fille isolée de racoler en dehors du quartier réservé et à toute femme ou fille de tenir un débit de boissons ou d'y être employée à un titre quelconque ». En cas de non-respect de ces prescriptions, il était prévu le dépôt au "violon" des filles par voie disciplinaire, ainsi que leur expulsion du camp retranché de Toulon en cas de récidive et la fermeture au public des établissements où seraient constatées ces infractions. Estimant que ces arrêtés portaient atteinte à leur liberté individuelle et à la liberté du commerce pour les débitants, les dames Dol et Laurent, filles galantes, ont demandé au Conseil d’Etat de les annuler. Par un arrêt du 28 février 1919, le Conseil d’Etat a rejeté leur requête.

Cette position peut surprendre étant donné l’atteinte majeure que portent ces trois arrêtés aux libertés publiques. Elle doit, toutefois, s’interpréter à l’aune des circonstances dans lesquelles ces mesures ont été prises : la Première Guerre mondiale. Lors de périodes troublées, en effet, le droit commun n’est pas adapté pour permettre à l’administration de remplir sa mission première : la satisfaction de l’intérêt public. Aussi, le juge administratif a-t-il admis, c’est l’esprit de la théorie des circonstances exceptionnelles, que les autorités administratives puissent déroger au droit commun lorsque les circonstances l’exigent. Cette légalité d’exception conduit à un assouplissement des règles de forme et de fond qui s’imposent à l’administration, et permet d’adopter des mesures qui, en temps normal, seraient jugées illégales. Elle n’en demeure pas moins encadrée, puisque le juge exerce sur ces mesures le contrôle propre à toute mesure de police administrative. Elle demeure, également, relative en raison de la portée limitée qui sied à toute règle jurisprudentielle.

Il convient, donc, d’analyser, dans une première partie, les contours de cette théorie (I) et d’examiner, dans une seconde partie, sa portée limitée (II).

I – Une théorie classique du droit administratif

La théorie des circonstances exceptionnelles vise à accroître les moyens d’action de l’administration (B) lorsque des temps troublés rendent nécessaire de déroger au droit commun pour satisfaire l’intérêt public (A).

A – L'esprit de la théorie : déroger au droit commun lorsque l'intérêt public l'exige

Cette théorie jurisprudentielle n’est pas le premier dispositif à prévoir d’agir autrement lorsque les circonstances l’exigent. Le premier régime d’exception a, en effet, été instauré par un texte (1). Mais, celui-ci s’est avéré insuffisant au cours de la Première Guerre mondiale, de sorte que le Conseil d’Etat a élaboré la théorie des circonstances exceptionnelles comme dispositif « de substitution » lorsque les textes font défaut (2).

1 – Le précédent législatif :  la loi sur l’état de siège

Le dispositif sur l’état de siège est instauré par la loi du 9 août 1849. Cette inédite légalité d’exception vise à faire face à un « péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection à main armée » et se traduit par un transfert des pouvoirs de police des autorités civiles à l’armée. Elle comporte, également, une extension de ces pouvoirs de police, s’agissant des perquisitions de jour comme de nuit, de l’éloignement des non-résidents, de la remise des armes et munitions et de l’interdiction des publications et réunions. Sa mise en place est décidée en conseil des ministres, mais sa prorogation au-delà de 12 jours ne peut être autorisée que par le législateur (art. 36 de la Constitution du 4 octobre 1958).

Trois autres régimes textuels d’exception seront instaurés par la suite. Le premier, qui emporte extension des pouvoirs de police au profit des autorités civiles, est le régime de l’état d’urgence (loi du 3 avril 1955) qui s’applique en cas de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou d’évènements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamités publiques ».  Le deuxième est créé à l’initiative du Général de Gaulle en réponse à la déroute de l’armée française et à la capitulation de la classe politique lors de la Seconde Guerre mondiale. Il prévoit la réunion des pleins pouvoirs entre les mains chef de l’Etat : c’est le célèbre article 16 de la Constitution de 1958. Le troisième est un régime d’état d’urgence sanitaire institué en vue de faire face à la pandémie de Covid 19 par la loi du 23 mars 2020 et supprimé par la loi du 30 juillet 2022 du fait de la fin de la pandémie.

A la lumière des différents soubresauts de l’histoire de France, le législateur et le pouvoir constituant sont donc venus compléter l’arsenal juridique dont dispose l’Etat pour faire face aux crises. Toutefois, toutes les situations ne pouvant être prévues à l’avance, il est apparu nécessaire au juge administratif d’élaborer un régime jurisprudentiel d’exception pour pallier ces carences.

2 – La consécration jurisprudentielle

A l’inverse des régimes textuels qui nécessitent pour leur mise en place une décision formelle préalable de l’autorité étatique, l’extension des pouvoirs de l’administration dans le cadre de la théorie des circonstances exceptionnelles n’est pas autorisée ab initio par le juge, mais validée postérieurement dans le cadre d’un recours contentieux.

La jurisprudence sur les circonstances exceptionnelles repose, toutefois, sur le même paradigme. Un paradigme qui veut que, si la sauvegarde de l’intérêt public et le respect de la légalité coïncident la plupart du temps, il arrive, notamment durant les périodes de guerre, que l’administration soit confrontée à un dilemme : ou respecter la légalité et renoncer au service de l’intérêt public, ou passer outre les règles de droit habituelles et garantir le service de l’intérêt public. Avec la théorie des circonstances exceptionnelles, c’est la seconde branche de l’alternative qui est choisie.  Il faut comprendre par-là que l’ordre public n’est pas le même en temps de paix et en temps de guerre. En période de circonstances exceptionnelles, des intérêts supérieurs justifient, en effet, que l’on passe outre les règles juridiques habituelles, de sorte que le droit apparaît non comme une fin en soi, mais comme un moyen au service d’une fin. Il peut donc y être porté atteinte lorsque la sauvegarde de l’intérêt public l’exige.

Ces principes ont été consacrés, pour la première fois, par le Conseil d’Etat en 1918 (CE, 28/06/1918, Heyriès). Dans cette affaire, le Président de la République avait suspendu l’application de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 sur la communication préalable du dossier avant toute sanction disciplinaire. Il s’agissait pour lui d’assurer la continuité des services publics, dans la mesure où le respect de cette règle aurait empêché l’action disciplinaire de s’exercer et freiné le fonctionnement des services publics essentiels à la vie nationale.

L’arrêt Dames Dol et Laurent vient utilement compléter cette première approche. Le Conseil d’Etat relève, ainsi, que « les limites des pouvoirs de police dont l'autorité publique dispose pour le maintien de l'ordre et de la sécurité (…) ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix et pendant la période de guerre où les intérêts de la défense nationale donnent au principe de l'ordre public une extension plus grande et exigent pour la sécurité publique des mesures plus rigoureuses ». La conséquence de ce postulat est l’accroissement des pouvoirs de l’administration.

B – Les effets de la théorie : l'extension des pouvoirs de l'administration

Afin d’assurer la préservation de l’intérêt public, le juge administratif consent, au profit de l’administration, un assouplissement des règles de forme (1) et de fond (2).

1 – Sur le plan des règles de forme

L’administration voit ses pouvoirs étendus sur plusieurs points. Elle peut, d’abord, ne pas appliquer les règles qui accordent pourtant des garanties essentielles aux administrés. Ainsi, en est-il allé dans l’affaire Heyriès. Cet arrêt est d’autant plus intéressant qu’il s’agit de la suspension de l’application d’une loi par un acte administratif. Le Conseil d’Etat juge, donc, valide l’empiètement des autorités administratives sur les pouvoirs du législateur. Il en va, a fortiori, de même lorsqu’une autorité administrative empiète sur les compétences d’une autre autorité administrative.

Il peut, également, arriver, en période troublée, que l’administration soit dans l’impossibilité d’accomplir sa mission et que des citoyens se substituent à elle, citoyens que l’on qualifie, alors, de « fonctionnaires de fait ». Le juge administratif considère, ici, que, bien que pris par une personne privée, les décisions adoptées revêtent un caractère administratif, à condition, toutefois, qu’elles soient prises dans l’intérêt général (CE, sect., 5/03/1948, Marion).

Les assouplissements des règles de fond sont tout aussi remarquables.

2 – Sur le plan des règles de fond

Le juge administratif estime, ici, que l’administration peut accomplir des actes portant des atteintes graves aux libertés. Ces atteintes seraient, en temps normal, jugées illégales. Mais, le caractère particulier des circonstances justifie que l’administration s’affranchisse des règles habituelles afin d’assurer la préservation de l’intérêt public. Ainsi, en l’espèce, le préfet maritime porte-t-il atteinte à la liberté individuelle des filles galantes et à la liberté du commerce des débitants. Dans une autre affaire, c’est la liberté de circuler qui est affectée en raison d’une éruption volcanique (CE, 18/05/1983, Rodes).

L’administration peut même prendre, en toute légalité, des mesures qui seraient en temps normal qualifiées de voie de fait et qui donneraient, alors, compétence au juge judiciaire (TC, 27/03/1952, Dame de la Murette). C’est ainsi que le caractère exceptionnel des circonstances vient changer la qualification des actes et le partage de compétence entre les deux ordres de juridiction.

La théorie des circonstances exceptionnelles vient donc remodeler en profondeur la paysage juridique dans lequel évolue l’administration. Ce régime jurisprudentiel d’exception n’est, toutefois, pas sans limites.

II – Une théorie qui connaît des limites

La théorie des circonstances exceptionnelles fait l’objet d’un encadrement par le juge administratif afin qu’elle ne soit pas la porte ouverte à la suppression de toute légalité. Certaines limites tiennent à son caractère jurisprudentiel (A), d’autres au fait que les mesures prises n’échappent pas au contrôle propre à toute mesure de police administrative (B).

A – Des limites tenant au caractère jurisprudentiel de la théorie

Du fait de sa nature jurisprudentielle, cette théorie présente des insuffisances en ce que son application est décidée par le seul juge administratif (1) et qu’elle ne pourra jamais constituer un régime juridique aussi complet que peuvent l’être les régimes textuels d’exception (2).

1 – Une application décidée par le juge administratif

La caractérisation des circonstances exceptionnelles relève de l’appréciation souveraine du juge administratif. C’est, en effet, lui qui décide si, au vu des circonstances, l’administration est en droit de déroger aux règles habituelles de la légalité. Son appréciation a été traversée par deux grands mouvements.

Le premier mouvement a été un mouvement de diversification. C’est, ainsi, qu’à l’origine, les circonstances exceptionnelles étaient synonymes d’état de guerre, d’où le qualificatif de « théorie des pouvoirs de guerre ». Par la suite, le juge administratif l’a étendu à de multiples situations. Ainsi, l’a-t-il, d’abord, appliqué aux périodes d’après-guerre (CE, 27/06/1924, Chambre syndicale des patrons confiseurs et chocolatiers). Puis, ce sont les périodes de menace de grève générale qui ont été ainsi qualifiées (CE, 18/04/1947, Jarrigion). Une éruption volcanique a même été considérée comme une circonstance exceptionnelle justifiant des mesures restrictives des libertés publiques (arrêt Rodes).

Cette liste n’a guère été enrichie par la suite du fait de la rareté des crises jusqu’au début du XXI° siècle. Mais, la notion de circonstances exceptionnelles demeure une notion juridiquement opérante. En témoigne son application lors de la crise sanitaire en 2020 (voir II – A – 2). Elle est, en effet, suffisamment souple et flexible pour accueillir toute nouvelle situation, de sorte que sa définition ne peut être que fonctionnelle : chaque fois qu’il n’est pas possible d’assurer la sauvegarde de l’intérêt public sans violer la légalité, il y a circonstances exceptionnelles, ce qui confère un large pouvoir d’appréciation au juge.

Le second mouvement a conduit le juge administratif à apprécier de manière plus concrète ces circonstances. C’est ainsi que la nécessité d’une situation anormale et exorbitante était appréciée, au départ, au vu des circonstances générales du moment. Au fil du temps, le juge va, toutefois, procéder à une analyse de plus en plus précise en prenant en compte les circonstances concrètes de chaque affaire. A titre d’exemple, si le Conseil d’Etat reconnaît, par une appréciation d’ensemble, le caractère de circonstances exceptionnelles aux évènements de la Première Guerre mondiale, il opère vis-à-vis de la Seconde Guerre mondiale une appréciation beaucoup plus circonstanciée, puisque la Haute juridiction ne considère comme circonstances exceptionnelles que les seules périodes des batailles.

Une autre limite tient au fait que cette théorie jurisprudentielle présente des lacunes au regard des régimes textuels d’exception.

2 – Une théorie dont les rapports avec les régimes textuels d’exception sont ambivalents : l’exemple de la crise sanitaire

La crise sanitaire du Covid 19 débutée en 2020 a prouvé que la théorie des circonstances exceptionnelles résiste bien à l’épreuve du temps. Le Premier ministre a, en effet, par un décret du 16 mars 2020, interdit jusqu’au 31 mars 2020 le déplacement de toute personne hors de son domicile à l’exception des déplacements pour des motifs strictement délimités. Dans une ordonnance du 22/03/2020 (Syndicat Jeunes Médecins), le juge des référés du Conseil d’Etat a décidé que « le Premier ministre peut, en vertu de ses pouvoirs propres, édicter des mesures de police applicables à l'ensemble du territoire, en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, telle une épidémie avérée, comme celle de covid-19 que connaît actuellement la France ». Une position confirmée par le Conseil d’Etat le 22/12/2020 (Mme G, F, …).

Cette nouvelle jurisprudence atteste que cette théorie demeure parfaitement utile lorsque les textes ne permettent pas de prendre les mesures nécessaires pour répondre à une crise. Telle est, d’ailleurs, là, l’une des conditions d’application de la théorie des circonstances exceptionnelles : l’impossibilité pour l’autorité administrative d’agir légalement. Par exemple, le Conseil d’Etat a considéré que le commissaire à la guerre pouvait prendre une mesure législative en raison de l’impossibilité pour le gouvernement de se réunir et de légiférer par voie d’ordonnance (CE, ass., 16/04/1948, Laugier). Dans l’arrêt Dames Dol et Laurent, la loi sur l’état de siège n’autorisait pas le préfet maritime à adopter de telles restrictions à la liberté individuelle et à la liberté du commerce. En 2020, les textes ordinaires ainsi que les régimes textuels d’exception ne permettaient pas au Gouvernement de prendre les mesures appropriées. En effet, la loi sur l’état de siège et l’article 16 de la Constitution ont été créés pour faire face à d’autres situations. Et, la loi sur l’état d’urgence apparaissait inadaptée. La théorie conserve, donc, son rôle de régime de substitution.

Toutefois, cette théorie apparaît aussi insuffisante. Si elle permet d’étendre et d’encadrer, ponctuellement, les pouvoirs de l’administration en période de crise, elle ne peut, en aucun cas, constituer « une stratégie globale de lutte contre une pandémie aussi grave » comme l’a déclaré le vice-président du Conseil d’Etat, M. Bruno Lasserre, le 17 septembre 2020 (https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-interventions/le-conseil-d-etat-face-a-la-crise-sanitaire-du-covid-19-par-bruno-lasserre-vice-president-du-conseil-d-etat). Elle est, en effet, juridiquement risquée, puisque dépendant de l’appréciation du juge, et inadaptée à la variété des mesures nécessitées par la crise et à leur caractère général et continu dans le temps. Elle ne permet, par ailleurs, pas de garantir les libertés puisque les mesures susceptibles d’être autorisées ne font l’objet d’aucune détermination préalable et ne sont entourées d’aucune garantie procédurale. Ainsi, s’explique le vote de la loi du 23 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire qui prévoit l’accroissement des pouvoirs des autorités de police administrative, mais aussi les mesures permettant d’encadrer l’action du Gouvernement.

D’autres limites tiennent au contrôle qu’exerce le juge administratif sur toute mesure de police administrative.

B – Des limites tenant au contrôle propre aux mesures de police administrative

Pour être légale, toute mesure de police administrative doit être, d’une part, justifiée par un trouble de l’ordre public (1) et, d’autre part, adaptée à la gravité de ce trouble (2). Ces deux conditions sont appréciées par le juge en tenant compte des circonstances propres à chaque affaire. Le Conseil d’Etat dispose, ainsi, dès 1919 qu’il faut « tenir compte (…) des nécessités provenant de l’état de guerre, selon les circonstances de temps et de lieu, la catégorie des individus visés et la nature des périls qu’il importe de prévenir ».

1 – La nécessaire justification par un trouble de l’ordre public

Les mesures doivent, d’abord, être justifiées par un trouble de l’ordre public. En l’espèce, c’est la salubrité et la sécurité publiques qui sont affectés. Le juge se base sur les circonstances propres à Toulon au cours de l’année 1916. Cette ville est, en effet, un lieu de garnison important de la marine française. Beaucoup de soldats en partance ou en provenance du front y transitent. Les rencontres entre filles galantes et militaires sont donc facilitées.

Il s’agissait, alors, ici, de préserver les militaires contre le risque de propagation de maladies vénériennes. Mais, il existait, bien plus, des risques importants de divulgation de secrets d’Etat au cours de ces rencontres. En effet, des agents de l’ennemi pouvaient se cacher derrière n’importe quelle fille galante. Aussi, le Conseil d’Etat estime que cette situation présentait « un caractère tout particulier de gravité » et que les mesures prises étaient nécessaires « pour sauvegarder d’une manière efficace tout à la fois la troupe et l’intérêt national ».

2 – La nécessaire adaptation à la gravité du trouble de l’ordre public

Les mesures doivent, ensuite, être adaptées à la gravité du trouble de l’ordre public qu’il s’agit de faire cesser. Bien que consacrée quatorze ans plus tard (CE, 19/05/1933, Benjamin), la règle de nécessité et d’adaptation s’applique pleinement aux mesures prises par le préfet maritime. Cette règle se justifie par le fait que toute mesure de police administrative porte, par nature, atteinte aux libertés publiques. Il faut donc que les atteintes portées à ces dernières soient proportionnelles à la gravité du trouble qu’il faut éviter ou faire cesser. Autrement dit, il ne faut pas que l’ordre public puisse être protégé par une mesure moins rigoureuse. Un juste équilibre entre les nécessités du maintien de l’ordre public et le respect des libertés publiques doit être trouvé.

Les libertés affectées, en l’espèce, étaient la liberté individuelle pour les filles galantes et la liberté du commerce pour les débitants de boissons. Les mesures prises par le préfet interdisaient, en effet, aux filles galantes d’entrer dans ces lieux et de racoler en dehors du quartier réservé. Le Conseil d’Etat juge, toutefois, que « ces restrictions, dans les termes où elles sont formulées, n'excèdent pas la limite de celles que, dans les circonstances relatées, il appartenait au préfet maritime de prescrire ». En d’autres termes, il n’était pas possible, au regard de la situation toulonnaise et de l’état de guerre du moment, de préserver l’ordre public sans aller aussi loin dans la restriction de ces libertés. Les arrêtés pris par le préfet maritime sont donc jugés légaux.

CE, 28/02/1919, Dames Dol et Laurent

Vu la requête présentée par les dames Isabelle Dol se disant fille publique, inscrite sur le registre de la police des moeurs, à Toulon [Var], et Jeanne Laurent, inscrite sur le même registre et demeurant dans la même ville, ladite requête enregistrée au Secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 31 juillet 1916 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler, pour excès de pouvoir, trois arrêtés, en date des 9 avril, 13 mai et 24 juin 1916, par lesquels le vice-amiral préfet maritime, gouverneur de Toulon a réglementé, dans cette ville, la police des moeurs;

Considérant que par ses arrêtés en date des 9 avril, 13 mai et 24 juin 1916, le préfet maritime, gouverneur du camp retranché de Toulon, a interdit, d'une part, à tous propriétaires de cafés, bars et débits de boissons, de servir à boire à des filles, tant isolées qu'accompagnées et de les recevoir dans leurs établissements ; d'autre part, à toute fille isolée de racoler en dehors du quartier réservé et à toute femme ou fille de tenir un débit de boissons ou d'y être employée à un titre quelconque ; qu'il a prévu comme sanctions à ces arrêtés le dépôt au "violon" des filles par voie disciplinaire ainsi que leur expulsion du camp retranché de Toulon en cas de récidive et la fermeture au public des établissements où seraient constatées des infractions auxdits arrêtés ;

Considérant que les dames Dol et Laurent, se disant filles galantes, ont formé un recours tendant à l'annulation pour excès de pouvoir, des mesures énumérées ci-dessus comme prises en dehors des pouvoirs qui appartenaient au préfet maritime ;

Considérant que les limites des pouvoirs de police dont l'autorité publique dispose pour le maintien de l'ordre et de la sécurité, tant en vertu de la législation municipale, que de la loi du 9 août 1849, ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix et pendant la période de guerre où les intérêts de la défense nationale donnent au principe de l'ordre public une extension plus grande et exigent pour la sécurité publique des mesures plus rigoureuses ; qu'il appartient au juge, sous le contrôle duquel s'exercent ces pouvoirs de police, de tenir compte, dans son appréciation, des nécessités provenant de l'état de guerre, selon les circonstances de temps et de lieu, la catégorie des individus visés et la nature des périls qu'il importe de prévenir ;

Considérant qu'au cours de l'année 1916, les conditions dans lesquelles les agissements des filles publiques se sont multipliés à Toulon ont, à raison tant de la situation militaire de cette place forte que du passage incessant des troupes à destination ou en provenance de l'Orient, présenté un caractère tout particulier de gravité dont l'autorité publique avait le devoir de se préoccuper au point de vue tout à la fois du maintien de l'ordre, de l'hygiène et de la salubrité et aussi de la nécessité de prévenir le danger que présentaient pour la défense nationale la fréquentation d'un personnel suspect et les divulgations qui pouvaient en résulter ; qu'il est apparu que les mesures faisant l'objet du présent pourvoi s'imposaient pour sauvegarder d'une manière efficace tout à la fois la troupe et l'intérêt national ;

Considérant que si, dans ce but certaines restrictions ont dû être apportées à la liberté individuelle en ce qui concerne les filles et à la liberté du commerce en ce qui concerne les débitants qui les reçoivent, ces restrictions, dans les termes où elles sont formulées, n'excèdent pas la limite de celles que, dans les circonstances relatées, il appartenait au préfet maritime de prescrire ; qu'ainsi, en les édictant, le préfet maritime a fait un usage légitime des pouvoirs à lui conférés par la loi ;

DECIDE :
Article 1er : La requête susvisée des dames Dol et Laurent est rejetée.