Énoncé du sujet
C’est au tour de Mattéo de se présenter dans votre cabinet. Ce dernier est totalement désemparé : vous êtes sa dernière chance !
Il y a de cela deux ans environ, Mattéo était en couple avec Chloé. Tout se passait bien pour les deux amoureux, jusqu’à ce que Chloé lui annonce sa grossesse. Mattéo fut pris de panique : pour lui, cette grossesse arrivait trop tôt, il était trop jeune pour avoir un enfant, il avait trop de projets qu’il ne pouvait abandonner. Il a cessé tout contact avec Chloé, espérant secrètement (et honteusement) n’avoir jamais plus affaire à elle et à cet enfant.
Aujourd’hui, Mattéo se rend compte de la lâcheté de son comportement et souhaite se racheter. Un ami commun lui a appris que Chloé avait accouché d’une petite fille, Lou. Bien évidemment, la petite ne sait rien de son géniteur et le nom de Mattéo n’apparait sur aucun document officiel… Il a déjà repris contact avec Chloé, qui est réticente à le laisser perturber leur vie de famille. Mattéo en est conscient et il est prêt à prendre le temps de reconstruire sa relation avec Lou. Il lui achète déjà des jouets, des vêtements, il l’accompagne au parc, toujours sous le contrôle de Chloé…
Mattéo nous demande quel est son statut juridique vis-à-vis de Lou. Le cas échéant, il nous interroge sur les possibilités légales qui lui permettraient d’être rattaché à l’enfant. Il est toutefois entêté : il ne souhaite pas forcer la main de Chloé et établir sa filiation « dans son dos » ou contre sa volonté. Ainsi, il ne souhaite pas saisir le juge pour établir cette filiation. Conseillez-le de votre mieux.
Résolution du cas
Mattéo nous consulte. Il nous apprend qu’il est le géniteur d’une enfant prénommée Lou. Il s’est cependant détaché de l’enfant et de sa mère, Chloé, avant la naissance. Il souhaite aujourd’hui revenir sur son choix et s’investir, matériellement et juridiquement, envers Lou. Il nous demande ainsi :
1) Existe-t-il, à l’heure actuelle, un lien juridique unissant Mattéo et Lou ?
2) En cas de réponse négative à cette première question, existe-t-il une voie légale non judiciaire lui permettant de créer ce lien juridique, au su de la mère de l’enfant ?
La résolution de la situation juridique de Mattéo suppose d’une part de vérifier qu’aucun lien juridique n’existe actuellement entre Mattéo et Lou (I). D’autre part, en cas d’absence de tout lien de filiation, il faudra conseiller Mattéo sur les voies légales non contentieuses qui lui sont offertes pour établir un tel lien (II).
I - L'existence d'un lien de filiation entre Mattéo et Lou
Avant même d’envisager l’établissement d’un lien de filiation entre Mattéo et Lou, il est nécessaire de vérifier si un tel lien juridique n’existe pas d’ores et déjà, en application du principe chronologique de l’article 320 du code civil.
La filiation peut être définie comme le lien juridique unissant des parents avec leurs enfants. Ce lien juridique peut être établi de différentes manières, en application des articles 310 et suivants du code civil. Il existe deux grandes catégories de voies d’établissement de la filiation : la voie non contentieuse et la voie contentieuse. En l’absence de tout recours au juge, c’est vers l’établissement non contentieux qu’il faut se tourner.
L’alinéa 1er de l’article 310-1 du code civil dispose que « la filiation est légalement établie […] par l’effet de la loi, par la reconnaissance volontaire ou par la possession d’état ». Il existe donc trois voies non contentieuses : par effet de la loi (c’est-à-dire la mise en œuvre de l’adage mater semper certa est et de la présomption de paternité), par reconnaissance ou par possession d’état.
En l’absence de toute démarche de la part du géniteur, il faut se tourner vers la seule voie non contentieuse permettant d’établir automatiquement la filiation : l’établissement par effet de la loi, régi, s’agissant de la filiation paternelle, par les articles 312 à 315 du code civil.
L’article 312 du code civil instaure une présomption de paternité au profit du mari de la mère de l’enfant, au sens de l’article 311-25 du code civil. Ainsi, « l’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari », en application de l’adage pater is est quem nuptiæ demonstrant. Pour que la filiation entre le mari de la mère et l’enfant soit établie, il suffit que le nom du mari apparaisse sur l’acte de naissance de l’enfant, conformément aux dispositions de l’article 57 du code civil.
L’automaticité de la présomption est cependant écartée dans deux situations alternatives posées à l’article 313 du code civil :
- Si l’acte de naissance ne désigne pas le mari « en qualité de père » ;
- Ou si les époux étaient en instance de divorce ou de séparation de corps et lorsque « l’enfant est né plus de trois cents jours après l’introduction de la demande ».
En résumé, la présomption de paternité s’applique automatiquement au profit d’un géniteur lorsque :
- Ce dernier est marié à la mère de l’enfant concerné ;
- Son nom apparaît sur l’acte de naissance de l’enfant et/ou que les époux ne sont pas en instance de divorce ou de séparation de corps, au point que cette situation fasse douter de la vraisemblance biologique du lien entre le mari et l’enfant.
En l’espèce, Mattéo n’a entamé aucune démarche pour établir son lien de filiation : cela signifie donc que seul l’établissement de la filiation par effet de la loi doit être envisagé, car il est le seul à s’appliquer automatiquement.
Il faut vérifier si les conditions d’application de la présomption de paternité des articles 312 et 313 du code civil sont remplies.
L’énoncé nous apprend tout d’abord que Mattéo « était en couple » avec Chloé. Rien n’est dit sur une quelconque union. Leur séparation rapide ainsi que le refus de Chloé de pardonner à Mattéo peuvent confirmer l’idée qu’aucun mariage n’unit les deux géniteurs.
Par ailleurs, Mattéo a appris, par un ami commun, que son nom n’apparaissait sur « aucun document officiel », ce qui laisse penser que Chloé n’a pas indiqué le nom de Mattéo sur l’acte de naissance de Lou.
Mattéo n’étant pas marié à Chloé, il ne bénéficie pas de la qualité d’époux. Dès lors, il ne peut se voir appliquer la présomption de paternité de l’article 312 du code civil, qui est réservée aux seuls époux. Aucun lien de filiation n’existe donc entre Mattéo et Lou à l’heure actuelle. Est-il possible d’en établir un ?
II - Les possibilités légales d'établissement du lien de filiation
Le souhait de Mattéo est d’être rattaché juridiquement à son enfant. L’énoncé n’évoque pas d’autres hommes susceptibles d’avoir établi sa filiation envers Lou, aussi sera-t-il présumé que l’enfant ne possède pas de filiation paternelle établie pour satisfaire aux exigences du principe chronologique de l’article 320 du code civil.
Pour rappel, s’agissant des voies non contentieuses d’établissement de la filiation, l’alinéa 1er de l’article 310-1 du code civil précédemment cité indique qu’il en existe trois : l’effet de la loi, l’établissement d’un acte de notoriété constatant une possession d’état et l’établissement d’une reconnaissance de paternité. La possibilité d’une présomption de paternité a été écartée, car Mattéo n’est pas marié à la mère de Lou. Il demeure deux options : l’établissement d’une reconnaissance de paternité (A) ou d’un acte de notoriété constatant une possession d’état (B).
A - L'établissement d'une reconnaissance de paternité
La reconnaissance est un acte juridique constatant un lien de filiation entre une personne et un enfant.
Cet acte est volontaire, comme le précise l’alinéa 1er de l’article 316 du code civil : « Lorsque la filiation n’est pas établie dans les conditions prévues à la section 1 du présent chapitre, elle peut l’être par une reconnaissance de paternité ou de maternité, faite avant ou après la naissance. » Si la présomption de paternité ne peut s’appliquer, le géniteur a toujours la possibilité de reconnaître l’enfant, par le biais d’un acte de reconnaissance.
C’est également un acte personnel : la reconnaissance ne peut être réalisée que par la personne concernée par le lien de filiation reconnu : l’alinéa 2 de l’article 316 précise que « la reconnaissance n’établit la filiation qu’à l’égard de son auteur ». L’accord de l’autre parent n’est pas exigé.
Les formalités de cet acte de reconnaissance sont légères : l’auteur de la reconnaissance peut être réalisé par « acte reçu par l’officier de l’état civil » ou par « tout autre acte authentique » (al. 3). Il suffit à l’auteur de la reconnaissance de prouver son identité et son domicile, sans qu’un témoin ne soit exigé (al. 4 et s.).
En l’espèce, Mattéo souhaite établir son lien de filiation à l’égard de Lou. Nous pouvons lui conseiller d’opter pour l’acte de reconnaissance. En effet, en l’absence d’une autre filiation paternelle existante, la place est vacante pour qu’il établisse sa propre filiation.
Pour ce faire, il devra se présenter devant l’officier de l’état civil compétent, muni des différents documents d’identité nécessaires. Il pourra aussi opter pour une reconnaissance par acte authentique, comme par acte notarié par exemple. L’avantage de la reconnaissance par acte en mairie est qu’elle est gratuite et peu contraignante.
Il faut cependant alerter Mattéo sur un point. La reconnaissance est un acte volontaire et personnel, ce qui signifie que Chloé n’a pas son mot à dire sur ce mode d’établissement de la filiation. S’il souhaite toujours associer Chloé à l’établissement du lien de filiation, il pourra l’informer de sa démarche mais elle ne pourra pas s’y opposer.
B - L'établissement d'un acte de notoriété constatant une possession d'état
L’établissement d’un acte de notoriété constatant une possession d’état est prévu à l’article 317 du code civil : « Chacun des parents ou l’enfant peut demander à un notaire que lui soit délivré un acte de notoriété qui fera foi de la possession d’état jusqu’à preuve contraire » (al. 1er). L’acte de notoriété est un acte authentique, conclu sous la forme notariée, qui constate l’existence d’une possession d’état entre une personne et son supposé enfant.
La possession d’état est définie aux articles 311-1 et 311-2 du code civil. Il s’agit d’une présomption légale ayant pour but d’établir la filiation entre une personne et un enfant, sur la base des relations socio-affectives existant entre eux. Elle repose ainsi sur des faits qui doivent être prouvés. Pour être établie, le notaire doit vérifier, à l’aide des éléments produits et des témoins présentés, la réunion suffisante des faits, sur le fondement de l’article 311-1 du code civil, qui sont notamment :
- le nomen, c’est-à-dire que l’enfant porte le nom du parent concerné ;
- le tractatus, c’est-à-dire l’enfant ait « été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu’elle-même les a traités comme son ou ses parents », mais encore que les parents aient pourvu « à son éducation, à son entretien ou à son installation » ;
- et la fama, c’est-à-dire que « cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ».
Le notaire doit, en plus, vérifier que la possession d’état remplit les caractéristiques de l’article 311-2 du code civil :
- Elle doit être continue, et ne pas avoir connu de rupture ;
- Elle doit être paisible, ne pas avoir connu de violence ;
- Elle doit être publique, connue de tous et non cachée ;
- Elle doit être non équivoque, c’est-à-dire qu’il n’existe aucun doute quant au fait que la personne soit bien le parent de l’enfant, qu’aucun concours entre parents n’existe.
Cependant, cet acte de notoriété ne peut être demandé que dans un délai de cinq ans à compter de la cessation de la possession d’état alléguée (art. 317 al. 3 c. civ.). L’acte de notoriété apparaît ainsi davantage comme l’ultime recours en matière de preuve, notamment dans le cas où le père décède en l’absence de tout titre.
Il faut enfin noter qu’une telle option est moins protectrice dans l’optique d’une action judiciaire en contestation de la filiation. En effet, les délais de prescription des actions en contestation d’un acte de notoriété sont plus longs qu’en présence d’une reconnaissance (art. 333 et 335 c. civ.).
En l’espèce, une telle procédure sera plus couteuse et plus contraignante qu’une reconnaissance : Mattéo devra apporter des preuves et des témoins de sa possession d’état envers Lou. S’agissant de l’existence même d’une possession d’état, l’énoncé nous indique que Mattéo « prend le temps de reconstruire sa relation avec Lou en lui achetant des jouets, des vêtements, en l’accompagnant au parc », ce qui signifie qu’il la traite comme sa fille. Cependant, l’enfant ne porte pas son nom (elle n’est liée qu’à Chloé et doit certainement porter son nom) et elle n’est pas encore connue publiquement comme sa fille. Le faisceau d’indices exigé par l’article 311-1 du code civil n’est pas caractérisé.
Surtout, une telle procédure n’est pas adéquate au regard de la situation de Mattéo. La réalisation d’un acte de notoriété doit être intentée dans les cinq ans à compter de la cessation de la possession d’état, ce qui n’est pas le cas ici, car la possession d’état est en cours.
Par ailleurs, la voie de la reconnaissance lui est toujours ouverte, si bien que nous lui conseillons d’établir sa filiation par un acte de reconnaissance auprès de l’officier de l’état civil compétent.
