Introduction
“ Nous n’avons pas d’exemple, en nos annales, qu’une république réellement démocratique ait duré plus de quelques années sans se décomposer et disparaître dans la défaite ou la tyrannie, car nos foules ont, en politique, le nez du chien qui n’aime que les mauvaises odeurs. Elles ne choisissent que les moins bons et leur flair est presque infaillible ”. Ces propos de Maurice Maeterlinck accompagnent parfaitement le sort des quatre première Républiques en France. Pourtant, la Ve République a depuis longtemps infirmé ces dires.
Traiter des IIIe et IVe Républiques impose de connaître les processus constitutionnels à l’œuvre sous ces républiques, mais nécessite aussi de faire appel à une approche historique. Dans le présent sujet, les deux aspects sont indissociables. Dans le cadre de l’histoire constitutionnelle française, Maurice Hauriou a établi l’existence de cycles constitutionnels. Les IIIe et IVe Républiques appartiennent à l’un de ces cycles qui souligne le profond déséquilibre des pouvoirs au profit d’une institution en l’occurrence le parlement.
L’intérêt d’un tel sujet est multiple. Tout d’abord, il permet de revenir sur les régimes politiques antérieurs et leurs pratiques. Ce sont des éléments souvent délaissés qui éclairent pourtant d’une manière pertinente le fonctionnement de notre société politique actuelle. Il favorise ensuite une vue d’ensemble de l’évolution des institutions politiques en donnant certaines clés de compréhension des modifications effectuées. Enfin, il permet de retracer la genèse de la Ve République et de comprendre les choix qui ont été faits par les constituants de 1958.
Dès lors, la problématique nous amènera à nous intéresser à ces deux républiques en montrant le lien qu’elles entretiennent entre elles malgré la coupure de la seconde guerre mondiale. Plus précisément, ce sont les rapports entre les pouvoirs qui retiendrons notre attention. Deux interrogations méritent d’être posées : quelle place occupe l’exécutif ? Et, dans quelle mesure peut-on parler d’un déséquilibre des pouvoirs au profit du Parlement ?
On s’apercevra que l’expérience des IIIe et IVe Républiques aboutit à un déséquilibre marqué au détriment du pouvoir exécutif. On assiste à une double soumission de ce dernier tant dans la branche présidentielle que dans celle gouvernementale (I). Bien plus, le Parlement loin de subordonner l’exécutif va se substituer à lui au point qu’il y a une confusion des pouvoirs à son profit amenant à parler d’un parlementarisme absolu (II).
I – L’évidente soumission de l’exécutif sous les IIIe et IVe Républiques : signe du parlementarisme à la française
Il y a sous les IIIe et IVe Républiques un profond déséquilibre au détriment du pouvoir exécutif qui se trouve touché dans ses deux composantes. A un effacement de la fonction présidentielle (A) s’ajoute une soumission de la fonction gouvernementale au Parlement (B).
A - Un effacement progressif et durable de la fonction présidentielle
Le précédent de 1877 (1) et l'initiative malheureuse de Jules Grévy (2) seront les deux éléments centraux de la perte de pouvoir du président de la République sous les IIIème et IVème Républiques.
1 - Le refus du parlementarisme dualiste
A la suite des élections législatives de 1876, une majorité républicaine s'installe. Mac Mahon ne nomme pas un président du Conseil (nom de la fonction de Premier ministre sous la IIIe République) conforme à cette majorité. Il choisit Dufaure mais ce dernier ne parvient pas à s’entendre avec la majorité parlementaire qui le contraint à la démission. Devant cette crise, Mac Mahon décide de nommer un homme de compromis : Jules Simon. Néanmoins, un différend survient à propos d'une fin d'interpellation houleuse. Mac Mahon mécontent de l'attitude de Jules Simon le force à la démission. En peu de temps deux présidents du conseil ont été contraints à quitter leurs fonctions. L’un poussé par le Parlement, l’autre par le président de la République.
Dans les faits, on est face à un parlementarisme dualiste puisque le gouvernement se trouve responsable devant le président de la République et devant le Parlement. C’est avant tout Mac Mahon qui veut jouer un rôle politique actif notamment à l'égard du Parlement. Or, le Parlement ne l'entend pas de la sorte et réaffirme que seul un parlementarisme moniste est envisageable, c’est-à-dire un régime parlementaire dans lequel le gouvernement n’est responsable que devant le seul Parlement dont il émane.
Confronté à une crise majeure, Mac Mahon persiste et dissous la Chambre des députés (nom donné à l’Assemblée nationale sous la IIIe République). Des élections législatives anticipées ont donc lieu. Au cours de la campagne, Gambetta prononce une phrase restée célèbre qui invite Mac Mahon à se soumettre ou à se démettre à l’issue des législatives si la majorité sortante est reconduite. Autrement dit, ce que Gambetta signifie de la sorte à Mac Mahon c’est tout simplement qu’il devra se conformer au souhait du peuple et nommer un président du Conseil qui représente effectivement la majorité parlementaire victorieuse, à défaut il devra démissionner car les élections l’auront désavoué. Dans les faits, Mac Mahon démissionnera.
2 - La désuétude du droit de dissolution
A l’issue du précédent "Mac Mahon", des élections présidentielles ont lieu. Jules Grévy en sort victorieux (sous la IIIe République, seules les chambres élisent le président de la République). Lors du message adressé aux chambres, il déclare qu'il n'entrera jamais en lutte contre elles. Il affirme de la sorte la subordination de l'exécutif car, en pratique, il a tout simplement annoncé son refus catégorique d’utiliser le droit de dissolution à l’encontre de la Chambre des députés. Or, ce faisant, il abandonne le seul contrepoids constitutionnel dont dispose le président de la République à l’égard du Parlement. Avec ce discours, il n’est plus question des lois de 1875, mais de ce qu’il convient désormais d’appeler la "constitution Grévy". La "constitution Grévy” était née et ouvrait la voie vers la souveraineté parlementaire.
En définitive, le peu d'éléments, qui étaient susceptibles de donner à la présidence un certain poids, a volé en éclats. Pour les autres pouvoirs, le président de la République est un “manchot constitutionnel” ainsi que se plaisait à la dire Raymond Poincaré. En effet, tous ses actes doivent être contresignés. Bien plus, même si le président de la République est en principe irresponsable, les chambres parviendront parfois à le forcer à la démission (Grévy en 1887 ; Casimir-Perier en 1895 ; Millerand en 1924). Sous la IVème République, le président n'aura pas plus de pouvoir que ceux dont il disposait effectivement sous la république précédente. Un statu quo dans les faits est consacré par la constitution de 1946 qui ôte au président les pouvoirs dont il n'avait plus l'usage.
B - La soumission de la fonction gouvernementale
A l’instar du président de la République, le gouvernement se retrouve entièrement à la merci du Parlement. Ce qui fera dire à Pierre Mendès France que “ le gouvernement rend compte à l'assemblée comme le serviteur à son maître ”. Plusieurs mécanismes vont contribuer à soumettre le gouvernement aux chambres : d’une part, le vote de confiance et le procédé de l’interpellation (1), d’autre part la technique des votes calibrés (2).
1 - Des rapports avec le Parlement déséquilibrés : la force du vote de confiance et de l’interpellation
Désormais, si le président du Conseil est toujours nommé par le président de la République, cela n'est que formel. Ce qui importe c'est que le président du Conseil ait la confiance des chambres. Dès lors, tout gouvernement doit obtenir la confiance des chambres avant même que de commencer à gouverner. Véritable filtre qui traduit la force de la soumission au Parlement et qui donne le ton des rapports qui se sont véritablement instaurés entre les pouvoirs.
Cela est renforcé par l’interpellation. Il s'agit d'une procédure par laquelle un parlementaire demande des explications au Gouvernement. Le débat sur l'interpellation est clos par le vote d'une résolution par laquelle la Chambre exprime sa confiance ou sa défiance au Gouvernement, exerçant ainsi une véritable censure. Sous la IIIe République, cette pratique est courante et entraîne fréquemment la démission du gouvernement. Sous la IVe République, elle prend un tournant nouveau puisque à l’investiture du président du Conseil vient s’ajouter celle du Gouvernement. En effet, en 1947 Paul Ramadier accepte l'interpellation sur la composition de son gouvernement. Il inaugure ainsi la pratique de la "double investiture" devant l'Assemblée nationale. Le gouvernement devient doublement tributaire du bon vouloir de l'Assemblée puisqu'elle autorise le Président du Conseil et le gouvernement.
2 - L'impossible dissolution automatique : la technique des "votes calibrés"
Devant les aléas de la IIIe République, la IVe République tente d’apporter des modifications et de rééquilibrer quelque peu les rapports de force entre les pouvoirs. Le droit de dissolution est remis à l’ordre du jour, mais en pratique il s’avère que la procédure est très lourde à mettre en œuvre.
Le président du Conseil devait, en effet, obtenir l'autorisation du Conseil des ministres. Ensuite, il fallait qu'après les 18 premiers mois, il y ait eu deux crises, c'est-à-dire deux votes de défiances de l'Assemblée nationale à la majorité absolue. Or, dans la pratique les députés vont prendre l'habitude de faire un "vote calibré". Autrement dit, ils feront en sorte de ne jamais atteindre le seuil fatidique de la majorité absolue tandis que les ministres pour leur part – et alors que rien dans la constitution ne l’imposait – considéreront être mis en minorité par ce vote de défiance quand bien même une majorité simple se dégageait. Ainsi, le gouvernement mis en minorité suivait ce vote et démissionnait alors que la majorité absolue n'était pas atteinte. En retour, le président de la République ne pouvait pas constitutionnellement dissoudre l’Assemblée nationale puisque la majorité absolue requise n’était pas constituée en raison de ces votes "calibrés".
II – La réalité du parlementarisme à la française des IIIe et Ive Républiques : un parlementarisme absolu
Le Parlement ne va pas se contenter d'une soumission de l'exécutif, il va se substituer à lui. On va assister à une confusion des pouvoirs au profit du Parlement. Eugène Pierre écrira que “ les chambres sont le gouvernement lui-même ”. On assiste alors à la mise en place de ce qu’il convient d’appeler un régime d’assemblée (A) qui causera la chute de ces Républiques (B).
A - Les éléments du régime d'assemblée
Les IIIe et IVe Républiques se caractérisent par un véritable régime d'assemblée puisqu'il n'y a aucune collaboration entre les pouvoirs (1). La souveraineté parlementaire est déterminante mais elle est tout aussi paradoxale (2).
1 - Une absence totale de collaboration entre les pouvoirs
Ces deux Républiques se traduisent par la mise en place d'un régime d’assemblée dans sa forme la plus stricte. Le régime d'assemblée institue une véritable confusion des pouvoirs au profit du législateur, l'exécutif n'ayant aucune indépendance à son égard.
C’est progressivement que le Parlement conquiers la primauté qu’il exerce sur l’exécutif. Le Gouvernement abandonne petit à petit plusieurs de ses prérogatives caractéristiques du régime parlementaire et nécessaires à l’équilibre des pouvoirs propre à ce régime. Ainsi, le choix des ministres de l’équipe gouvernementale est subordonné à l’acceptation des chambres. A la différence de la Ve République jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008, les chambres ont une maitrise totale de leur ordre du jour. Par l’ordre du jour, les chambres fixent les textes et le déroulement des débats dans l’hémicycle. Sans ce précieux sésame, l’exécutif ne peut rien espérer en matière législative et donc en matière d’adoption de loi. Cela souligne aussi que les assemblées sont totalement libres de discuter ou non les projets législatifs gouvernementaux.
2 - La souveraineté parlementaire : une souveraineté paradoxale
Au motif que le Parlement est issu du suffrage universel, lui seul est légitime pour représenter le peuple. En conséquence, tout ce qui résulte des travaux parlementaires, et la loi par excellence, est incontestable. Dès lors, sous prétexte de représenter la nation, les parlementaires réalisent une confiscation de la souveraineté nationale au profit de leur propre souveraineté et de la représentation de leurs intérêts premiers.
On assiste alors à un glissement de la souveraineté telle que conçue à la Révolution française au profit d’une souveraineté exclusivement détenue et définie par les chambres, une souveraineté parlementaire. Le Parlement, représentant du peuple, finit par s'identifier totalement à lui. Ce qu’il y a de paradoxal dans une telle situation réside dans le fait qu'un tel glissement se fonde sur la représentation du peuple et une proximité suffisante pour être fidèle à sa volonté. Or, en s’identifiant de la sorte, on supprime toute distanciation nécessaire à l’expression de la volonté des citoyens. Puisque la correspondance est parfaite entre les parlementaires et le peuple, autant formuler directement ses desiderata.
B - Une souveraineté parlementaire, facteur de la chute des IIIe et IVe Républiques
Les dysfonctionnements qui furent en partie à l'origine du glissement vers le régime d'assemblée constaté sous les IIIe et IVe Républiques, seront aussi pour une bonne part les raisons de la chute de ces républiques. Ainsi, l’absence de majorité stable et cohérente (1) entrainera l’apparition de pratiques contraires à l’esprit du régime parlementaire mais qui seront révélatrices du profond mal-être de ces républiques (2).
1 - Défectuosité de la majorité et instabilité gouvernementale chronique
La liberté politique acquise se retrouve avec la naissance des partis politiques. Ceux-ci vont se multiplier et malgré un mode de scrutin limitatif sous la IIIe République, ils imposeront que des coalitions soient formées pour dégager une majorité de gouvernement. Ce phénomène s’amplifiera sous la IVe République qui fait le choix d’un scrutin proportionnel. Afin que ces coalitions se forment, les petits partis doivent en être le ciment. Ceux que l’on nomme les partis charnières sont incontournables pour dégager une majorité.
Il y a deux inconvénients majeurs à ce phénomène : d’une part, l’entente entre les partis politiques se fait a minima, autrement dit au centre, et d’autre part, ces majorités de circonstances n’ont aucune durée en raison du peu d’objectifs communs. Dès lors, sitôt la majorité parlementaire formée et le gouvernement investi, elle éclate laissant le gouvernement sans réelle majorité de soutien. Avec une majorité qui éclate aussitôt, on assiste à une instabilité gouvernementale chronique, les partis politiques faisant et défaisant les gouvernements successifs sans le moindre souci de la volonté première formulées par les électeurs. C’est ce que l’on nommera la valse des gouvernements.
2 - Une incapacité certaine à gouverner : la technique des décrets-lois
Si les soucis pour dégager une majorité de gouvernement sont évidents, le Parlement ne parvient pas non plus à profiter de la confusion factuelle des pouvoirs. Ainsi, les chambres sont incapables d'exercer la fonction de direction politique qu'elles s'étaient progressivement octroyées au détriment de l'exécutif. Il est pourtant impératif de légiférer. La cacophonie qui règne a raison des gouvernements mais aussi du Parlement lui-même. En effet, les chambres sont amenées à déléguer leur pouvoir législatif au pouvoir exécutif qu’elles ont muselé. La technique des décrets-lois sous la IIIe République et celle des lois-cadres sous la IVe République sont la preuve de l’incapacité parlementaire à assumer l’ensemble des pouvoirs.
En définitive, le régime parlementaire d’équilibre des pouvoirs est un mécanisme subtil qui déraille si l’on s’en écarte. Ces deux républiques en ont fait les frais et la méfiance envers le corps parlementaire s’établira durablement. La Ve République amènera une forte rationalisation au profit du pouvoir exécutif et au détriment du pouvoir législatif. Les errements des IIIe et IVe Républiques sont la première cause du virage à 180° pris par les institutions de la constitution du 4 octobre 1958 qui demeure néanmoins un régime parlementaire mais à prédominance exécutive.
