Les modes de désignation des parlementaires en France sous la Ve République : étude comparée Assemblée nationale – Sénat (dissertation)

Introduction

« Le mode d’élection des représentants détermine la nature du régime politique ». Cette affirmation de Maurice Duverger illustre l’importance du mode de désignation des parlementaires dans l’organisation du pouvoir et l’équilibre institutionnel d’un régime. En France, sous la Ve République, l’Assemblée nationale et le Sénat sont désignés selon des modalités électorales distinctes, traduisant leur rôle différencié dans le fonctionnement du système parlementaire.

Le système institutionnel mis en place en France avec la Constitution de la Ve République est de nature parlementaire (ce qui implique une responsabilité du gouvernement devant le Parlement et la possibilité pour le Président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale). Il s’agit également d’un système bicaméral, c’est à dire caractérisé par l’existence de deux Chambres parlementaires : l’Assemblée nationale et le Sénat. L’Assemblée nationale est la chambre basse du Parlement français. Elle est élue au suffrage universel direct et dispose d’un rôle central dans l’élaboration des lois et le contrôle du gouvernement (avec notamment la possibilité de voter une motion de censure à l’encontre du gouvernement, provoquant ainsi sa démission). Le Sénat est la chambre haute, représentant les collectivités territoriales. Les sénateurs sont élus au suffrage universel indirect, ce qui confère à cette chambre une composition et un rôle distincts de l’Assemblée nationale. Les modes de désignation des parlementaires, qui seront étudiés ici, renvoient aux différents systèmes électoraux utilisés pour élire les députés et les sénateurs, ainsi qu’aux principes sous-jacents qui structurent la représentativité et l’efficacité du Parlement.

D’un point de vue historique le mode d’élection des députés et des sénateurs a connu plusieurs évolutions, traduisant les réformes institutionnelles successives depuis l’instauration de la Ve République en 1958. Pour ce qui concerne l’Assemblée nationale, le scrutin majoritaire uninominal à deux tours a été retenu pour l’élection des députés, à l’exception de la période 1986-1988 où le scrutin proportionnel lui a été préféré. La domination du scrutin majoritaire pour l’élection des députés traduit la volonté de garantir une majorité stable à l’Assemblée nationale, même si cette stabilité est remise en question depuis les élections législatives de 2022 et 2024. Le Sénat a, quant à lui, conservé tout au long de la Ve République un mode de désignation indirect, basé sur un collège électoral, ce qui a conduit à une grande stabilité des majorités sénatoriales et à une représentation renforcée des collectivités locales.

Nous tenterons dans le cadre de la présente dissertation de répondre à la problématique suivante : Dans quelle mesure les différences de mode de désignation des parlementaires sous la Ve République influencent-elles la représentativité et l’efficacité du Parlement français ?

Nous verrons d’abord que le mode de désignation des députés et des sénateurs repose sur des principes électoraux distincts, influençant la composition des deux chambres (I), avant d’analyser les conséquences institutionnelles et politiques de ces différences sur le fonctionnement du Parlement (II).

I - Entre Assemblée nationale et Sénat, deux modes de désignation des parlementaires fondés sur des principes électoraux distincts

Les modalités d’élection des députés et des sénateurs diffèrent profondément, reflétant les fonctions spécifiques de chaque chambre au sein du Parlement français. L’une des différences majeures entre les deux chambres réside dans l’usage du suffrage direct pour l’élection des députés (A) tandis que les sénateurs sont désignés au suffrage indirect (B). 

A - L'Assemblée nationale : une élection au suffrage universel direct favorisant la stabilité gouvernementale

L’objectif de stabilité gouvernementale a conduit à préférer le scrutin majoritaire pour l’élection des députés (1) même si le scrutin proportionnel a également brièvement été expérimenté sous la Ve République (2). 

1 - Une préférence pour le scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour l’élection des députés

À l’Assemblée nationale les députés sont élus au suffrage universel direct pour cinq ans dans le cadre de circonscriptions législatives. Sous la Ve République cette élection se fait très majoritairement au scrutin majoritaire uninominal à deux tours (à l’exception de la période 1986-1988). Dans le cadre de ce mode de scrutin, un candidat est élu au premier tour s’il obtient la majorité absolue des suffrages exprimés (et un nombre de voix au moins égal à 25 % des électeurs inscrits). À défaut, un second tour est organisé entre les candidats ayant obtenu au moins 12,5 % des inscrits. Le candidat obtenant la majorité relative est élu.

Ce mode de scrutin permet d’assurer, dans la plupart des cas, une majorité stable à l’Assemblée nationale, favorisant l’efficacité et la stabilité gouvernementale. Cela contribue à renforcer l’autorité du président de la République, qui peut s’appuyer sur une majorité parlementaire claire. Le revers de ce mode de scrutin est de pénaliser les petits partis, qui sont sous-représentés par rapport à leur poids électoral réel. Le scrutin majoritaire favorise plutôt les alliances stratégiques entre partis avant le premier tour, conduisant parfois à des recompositions politiques avant même l’élection, et n’incite pas chaque parti à présenter des candidats autonomes. 

2 - Une brève tentative de scrutin proportionnel en 1986

En 1986, sous la Présidence de François Mitterand, une réforme introduit la proportionnelle intégrale pour l’élection des députés. L’objectif affiché est de mieux refléter la diversité politique même si certains analystes ont pu interpréter cette réforme comme une tentative de François Mitterand d’affaiblir la droite en favorisant l’extrême droite dans un contexte de défaite annoncée de la gauche. Ce système entraîne une certaine instabilité parlementaire, conduisant à une cohabitation entre François Mitterrand et Jacques Chirac et à l’élection pour la première fois d’un nombre important de parlementaires issus du Front National. L’expérience n’est pas considérée comme concluante et dès 1988 le retour au scrutin majoritaire est décidé pour garantir une majorité stable au gouvernement. Il apparait ainsi que à l’exception de la parenthèse 1986-1988 le mode de scrutin majoritaire pour l’élection des députés a été choisi pour privilégier l’efficacité gouvernementale au détriment d’une plus grande représentativité politique. 

B - Le Sénat : une élection au suffrage universel indirect garantissant la représentation territoriale

L’élection des sénateurs se fait au suffrage indirect via un collège électoral de grands électeurs (1). Le mode de scrutin pour désigner les sénateurs n’est pas uniforme puisqu’il varie selon la taille des départements (2). 

1 - L’élection des sénateurs : un collège électoral composé de grands électeurs

Contrairement aux députés, les sénateurs sont élus au suffrage universel indirect par un collège électoral composé de grands électeurs. Plus précisément 95 % de ces grands électeurs sont des délégués des conseils municipaux, Les autres étant des députés, conseillers départementaux et conseillers régionaux. Cette composition favorise une représentation accrue des communes rurales, expliquant la surreprésentation de certains territoires. Le Sénat est renouvelé par moitié tous les trois ans, ce qui assure une continuité institutionnelle, à la différence de l’Assemblée nationale où le renouvellement concerne l’intégralité de la Chambre. Il est enfin à noter que depuis 2004, la durée du mandat des sénateurs a été réduite de 9 à 6 ans pour moderniser l’institution.

2 - Des modes de scrutin différenciés selon la taille des départements

Deux modes de scrutin coexistent pour l’élection des sénateurs en fonction de la taille du département d’élection. Dans les départements élisant un ou deux sénateurs l’élection de se fait au scrutin majoritaire à deux tours, de manière similaire à l’Assemblée nationale. Dans les départements élisant trois sénateurs ou plus l’élection se fait au scrutin proportionnel de liste à la plus forte moyenne, favorisant la diversité politique.

Les conséquences du système électoral sénatorial sont d’assurer une forte représentation des territoires, en particulier des petites communes, et également de maintenir une certaine stabilité institutionnelle, limitant les alternances brutales. Ce mode de scrutin indirect tend à favoriser le conservatisme politique, le collège électoral étant historiquement dominé par les élus ruraux. Le Sénat a d’ailleurs été systématiquement dominé par une majorité de droite depuis 1958 sauf entre 2011 et 2014 où il est passé brièvement à gauche. Ce mode de scrutin limite également l’influence des courants politiques émergents, qui peinent à obtenir des sièges.

In fine, sous la Ve République, le Sénat est conçu comme une chambre de stabilité et de représentation locale, à l’opposé d’une Assemblée nationale plus politisée et influencée par les rapports de force électoraux. Les modes de désignation divergents des parlementaires dessinent ainsi des rôles complémentaires pour chacune des Chambres. L’Assemblée nationale est élue au suffrage universel direct, ce qui lui confère une légitimité démocratique forte et un rôle central dans le régime parlementaire. Le Sénat, élu au suffrage indirect, est conçu comme une chambre de réflexion, garantissant la représentation des territoires et la stabilité institutionnelle. Le mode d’élection des députés favorise une majorité gouvernementale stable, quitte à réduire la représentativité. Le Sénat assure une représentation locale, mais son mode de désignation limite son renouvellement politique. Ces différences de désignation ont un impact direct sur le fonctionnement du Parlement, influençant les rapports de force entre les deux chambres et leurs rôles respectifs dans le processus législatif. Nous analyserons ces conséquences institutionnelles et politiques dans la seconde partie.

II - Les conséquences institutionnelles et politiques des différences dans le mode de désignation des parlementaires

Les divergences en matière de mode de désignation des parlementaires induisent un certain nombre de différences dans le rôle institutionnel des deux chambres. Le bicamérisme de la Ve République a ainsi un caractère inégal au profit de l’Assemblée nationale (A). Cette inégalité conduit à un rapport différencié au pouvoir exécutif pour chacun des deux chambres (B).

A - Un bicamérisme inégal au profit de l'Assemblée nationale

L’Assemblée nationale et le Sénat partagent le pouvoir législatif, mais leur influence respective diffère en raison de leurs modalités d’élection. L’Assemblée nationale a incontestablement une prééminence institutionnelle (1) tandis que le mode de désignation des sénateurs ne manque pas de susciter des critiques vis à vis de cette institution (2). 

1 - La prééminence de l’Assemblée nationale dans le processus législatif

Sous la Ve République le pouvoir législatif est dominé par l’Assemblée nationale. En raison de son élection au suffrage universel direct cette dernière bénéficie d’une légitimité démocratique plus forte. La Constitution de 1958 a consacré cette prééminence à travers plusieurs mécanismes. D’une part en vertu de l’article 45 de la Constitution, en cas de désaccord persistant entre les deux chambres sur un texte, c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot. D’autre part, avec l’article 49-3, le gouvernement peut faire adopter un texte sans vote, en engageant sa responsabilité devant l’Assemblée nationale. De manière plus générale le Sénat ne peut pas voter une motion de censure destinée à renverser le gouvernement et ce dernier ne peut pas engager sa responsabilité devant le Sénat. Il arrive assez fréquemment qu’une réforme soit adoptée malgré l’opposition du Sénat avec la procédure de l’article 49-3 de la Constitution (comme cela a été le cas, par exemple, pour l’adoption de la réforme des retraites en 2023). 

Les députés étant élus pour cinq ans, et l’Assemblée nationale pouvant être dissoute (article 12 de la Constitution), elle est plus sensible aux changements d’opinion publique. L’Assemblée reflète ainsi plus directement les rapports de force politiques nationaux que le Sénat. Elle apparait ainsi comme une institution au cœur du pouvoir législatif, capable d’imposer des réformes rapides en phase avec l’orientation présidentielle.

2 - Le Sénat, une chambre de réflexion à la légitimité contestée

Par comparaison avec l’Assemblée nationale le Sénat a plutôt un rôle de modération dans le processus législatif. En effet ce dernier ne peut pas renverser le gouvernement (contrairement à l’Assemblée nationale avec la motion de censure). Dès lors il joue plutôt un rôle de « chambre de réflexion », assurant un examen approfondi des textes et introduisant souvent des modifications techniques. Il est à noter que le Sénat dispose néanmoins d’une forme de droit de véto en matière de révision constitutionnelle (puisque l’article 89 de la Constitution exige une majorité des 2/3 du Parlement réuni en Congrès pour l’adoption d’une telle révision). 

Le Sénat demeure néanmoins une institution critiquée pour son conservatisme et son manque de représentativité. En effet, le suffrage indirect conduit à une surreprésentation des territoires ruraux, ce qui entraîne une domination quasi exclusive de la droite sénatoriale. Le Sénat est souvent critiqué pour son manque de représentativité démocratique, car il ne reflète pas toujours la majorité politique issue des élections législatives. Par exemple l’échec des révisions constitutionnelles initiées par Emmanuel Macron depuis 2017 s’explique en grande partie par l’opposition du Sénat, malgré le fait qu’il s’agissait d’une promesse de campagne et que la majorité présidentielle à l’Assemblée était favorable à de telles réformes. Le Sénat apparait ainsi comme une institution influente mais moins légitime que l’Assemblée nationale, jouant un rôle de contre-pouvoir mais subissant des critiques récurrentes sur son mode de désignation.

B - Un impact différencié sur la stabilité institutionnelle et le rapport au pouvoir exécutif

Les différences entre les deux chambres ont aussi des conséquences sur la stabilité politique et le rapport entre le Parlement et le gouvernement. L’Assemblée nationale apparait ainsi, en période normale, comme le partenaire privilégié du Président de la République en matière législative (1) tandis que le Sénat joue plutôt un rôle de modération face au gouvernement (2). 

1 - L’Assemblée nationale : un partenaire privilégié du président de la République

Le Président de la République est souvent assuré d’une majorité parlementaire grâce au scrutin majoritaire. Cela est notamment le cas depuis l’inversion du calendrier électoral en 2000, les élections législatives ayant désormais lieu juste après la présidentielle, ce qui favorise une majorité alignée sur le chef de l’État. Cela confère au président une assise parlementaire forte, limitant les blocages législatifs. De facto, hors période de cohabitation, le Président de la République a, dans l’histoire de la Ve République, pu s’appuyer la plupart du temps sur une majorité absolue le soutenant à l’Assemblée nationale. 

Il existe cependant un risque d’instabilité à l’Assemblée nationale en cas de majoritaire relative ou de cohabitation, ce qui ne manque pas de susciter des tensions politiques. Les gouvernements doivent alors former des coalitions ou gouverner par ordonnances. Ainsi, Emmanuel Macron ne disposant que d’une majorité relative depuis les élections législatives de 2022 (et encore plus depuis la dissolution de 2024), il doit composer avec d’autres forces politiques pour faire adopter ses lois. Cette situation de majorité relative depuis 2022 minore les avantages du scrutin majoritaire puisque la stabilité institutionnelle ne semble plus garantie. En effet le scrutin majoritaire est efficace pour former des majorités absolues dans un contexte bi-partisan. Néanmoins la France se trouve actuellement dans un contexte de tri-partition politique du fait de l’affaiblissement des deux grands blocs dominants et de l’apparition de nouvelles forces politiques. Cette situation ne manque pas de relancer les débats sur l’intérêt d’adopter un mode de scrutin proportionnel à l’Assemblée nationale. 

2 - Le Sénat : entre frein et contre-pouvoir institutionnel 

Le Sénat joue un rôle de modération face au gouvernement, en pouvant amender ou freiner l’adoption des projets de loi du gouvernement. Il peut ralentir l’adoption de réformes, mais ne peut pas les bloquer définitivement puisque le dernier mot revient à l’Assemblée nationale (sauf en matière de révision constitutionnelle).

Le Sénat peut dès lors avoir un rôle politique mouvant. Lorsque la majorité sénatoriale est alignée avec celle de l’Assemblée nationale, le Sénat devient un allié du gouvernement. Cependant, en cas de divergence politique, il peut servir de point d’appui à l’opposition. Dans tous les cas le Sénat n’est pas réellement en capacité de bloquer durablement le pouvoir exécutif mais il peut ralentir ses projets. 

Sous la Ve République le bicamérisme apparait ainsi comme asymétrique mais complémentaire. L’Assemblée nationale est dominante, en raison de son élection directe et de son pouvoir de renversement du gouvernement. Le Sénat, bien que moins influent, joue un rôle de stabilité et de représentation territoriale. Globalement le système institutionnel de la Ve République privilégie l’efficacité gouvernementale sur la représentativité. Le mode de scrutin majoritaire assure en principe une majorité forte à l’Assemblée, mais réduit la diversité politique. Le Sénat, avec son mode d’élection indirect, garantit une continuité institutionnelle, mais au prix d’un certain conservatisme politique. Néanmoins les critiques régulièrement adressées au Sénat ainsi que l’absence de majorité absolue à l’Assemblée ne manquent pas de relancer les débats autour de l’évolution du mode de désignation des parlementaires dans les deux Chambres. Il serait ainsi intéressant de s’interroger tant sur la possibilité d’adopter le scrutin proportionnel pour l’élection des députés que sur les pistes pour renforcer la représentativité démocratique des sénateurs. 

Avec le glissement, depuis 2022, d’un bipartisme droite / gauche à l’existence de trois blocs de taille sensiblement identique, le scrutin majoritaire à deux tours ne permet plus de dégager une majorité claire à l’assemblée, ce qui institue une forme de blocage législatif et gouvernemental. De ce fait, pour restaurer une forme de représentativité tout en rendant les institutions opérantes, de plus en plus de voix s’élèvent pour proposer d’autres formes de scrutins totalement inconnues en France mais en vigueur dans d’autres pays pour les élections législatives comme le vote alternatif en Australie où les électeurs classent les candidats par ordre de préférence, le vote préférentiel en Belgique, scrutin de liste dans lequel les électeurs peuvent indiquer leur préférence pour certains candidats de la liste, le vote unique transférable en Irlande où, lorsqu’un candidat dispose d’assez de voix pour être élu, son surplus de voix est redistribué entre les autres candidats dans l’ordre des préférences des électeurs, le double vote en Allemagne où une partie des députés sont élus au scrutin majoritaire et une autre partie à la proportionnelle. Les possibilités sont beaucoup plus nombreuses et plus complexes que la seule alternative suffrage direct ou indirect, scrutin majoritaire ou proportionnel. S’inspirer des modes de scrutin législatif d’autres démocraties pourrait être un moyen de revitaliser la confiance en net recul des Français dans leurs institutions ainsi que la représentativité et l’efficacité des deux chambres.