Introduction

Pour le Professeur Olivier Beaud l’Union européenne (UE) est une « entité politique issue d’une union d’États ». Ces propos nous poussent à nous interroger sur les caractéristiques et la nature de l’UE, entité sui generis qui est plus qu’une organisation internationale sans être un véritable État fédéral.

Pour mieux cerner ce sujet il est important de préciser la définition d’un État fédéral, qui doit être distingué d’un État unitaire. L’État fédéral est défini par la coexistence d’un État fédéral et d’entités fédérés. Les compétences sont réparties entre ces deux niveaux par la Constitution fédérale. Les États fédérés disposent d’un pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. Le pouvoir législatif fédéral est souvent bicaméral (une chambre représentant la population et l’autre les États fédérés). Il faut distinguer la fédération de la confédération, qui désigne le fait pour des États souverains de déléguer par traité certaines compétences à une entité supra-nationale. L’État unitaire, quant à lui, désigne un mode d’organisation caractérisé par l’existence d’un seul pouvoir politique au niveau national dont les décisions s’appliquent à l’ensemble du territoire. Un État unitaire peut être concentré (tout se décide au niveau central), déconcentré (l’État dispose de représentants locaux comme les préfets par exemple), décentralisé (il existe des autorités distinctes de l’État au niveau local comme les communes, les départements ou les régions par exemple) ou régionalisé (des autorités régionales disposent de certains pouvoirs normatifs). La France est ainsi un État unitaire déconcentré et décentralisé tandis que l’Italie ou l’Espagne sont des États régionalisés.

Historiquement, l’Union européenne tire son origine du traité de Paris établissant la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), signé en 1951 par 6 États fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas). Ces mêmes États ont signé le traité de Rome en 1957 qui crée les communautés européennes. Aujourd’hui les textes constitutifs de l’Union européenne sont le TUE (traité sur l’Union européenne) et le TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) dont la rédaction actuelle a été actée à Lisbonne en 2009. Dans le cadre des traités les États membres ont consenti à un certain nombre de transfert de souveraineté au profit de l’Union : monnaie commune dans le cadre de la zone euro, absence de contrôles aux frontières dans le cadre de l’espace Schengen, marché commun, union douanière…

Le présent sujet pose ainsi la question de la nature et de la spécificité de l’Union européenne. S’agit-il d’une simple organisation internationale ? Possède-t-elle au contraire des caractéristiques fédérales qui en font une entité sui generis ?

Pour répondre à ces interrogations nous verrons dans un premier temps que la souveraineté des États membres n’est pas effacée par le processus d’intégration européenne (I) avant d’étudier plus précisément les caractéristiques fédérales de l’Union européenne (II).

I - Une souveraineté étatique largement préservée au sein de l'Union européenne

Il est tout à fait admis par le droit international qu’un État puisse souverainement consentir à une limitation de sa souveraineté par le biais d’un traité international (A). Dans le cadre de l’UE cela est notamment illustré par le droit de retrait de l’Union (B).

A - Des transferts de souveraineté envers l'Union admis par la théorie classique du droit international

Pour le droit international classique la capacité, pour un État, à consentir, par un traité international, à une limitation de souveraineté n’est autre qu’une expression de cette souveraineté (1). Partant, on peut considérer que la délégation par les États membres de certaines compétences à l’UE n’entraine pas une perte de souveraineté pour ces États (2).

1 - La limitation de souveraineté par traité comme expression de la souveraineté étatique

En droit international il est bien établi que consentir à une limitation de la souveraineté par un traité est une expression de la souveraineté étatique. Une telle position est notamment affirmée par la Cour permanente de justice internationale (CPJI) en 1923 dans l’affaire du vapeur Wimbledon. Dans cette affaire la CPJI adopte une conception formaliste de la souveraineté en soulignant que les engagements internationaux peuvent apporter « une restriction à l’exercice des droits souverains de l’Etat » mais que leur conclusion « est précisément un attribut de la souveraineté de l’Etat ». La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) reconnait d’ailleurs de tels transferts de souveraineté dans le cadre de l’UE dans les arrêts Van Gend en Loos (1963) et Costa c. Enel (1964) en notant que les États membres « ont limité dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains ».

Ainsi on peut considérer que les États membres de l’Union ont librement choisi de transférer, ou de limiter, certaines de leurs compétences souveraines par le biais de traités. Dans cette perspective l’Union n’est autre que l’expression de l’exercice par les États de leur souveraineté. L’intégration européenne n’est pas en opposition avec la souveraineté étatique puisque les États membres ont librement consenti à certaines limitations de souveraineté en accord avec leurs ordres constitutionnels nationaux.

2 - Une délégation de compétences à l’Union n’entrainant pas une perte de souveraineté pour l’État

La délégation de l’exercice de certaines compétences à une organisation supra-nationale implique de distinguer la possession de la souveraineté de son exercice. En effet, la souveraineté étatique, entendue comme un attribut négatif en vertu duquel aucun pouvoir supérieur ne s’exerce sur l’État, ne s’oppose pas à la division dans l’exercice des compétences de l’État. L’État reste par conséquent souverain même lorsqu’il délègue à l’Union européenne certaines des compétences qu’il exerçait auparavant directement. L’Union est simplement un nouveau cadre, supra-national, d’exercice de la souveraineté en commun par un groupe d’États et dans un cadre fixé par des traités internationaux. Il faut néanmoins que cette délégation de souveraineté soit réversible et que les limitations de souveraineté consenties soient prévues par le traité international.

B - La possibilité de retrait comme élément de maintien de la souveraineté étatique au sein de l'Union

La possibilité d’un retrait de l’Union est une prérogative souveraine que possèdent les États. Cela est affirmé tant par le texte des traités européens (1) que par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (2).

1 - Un retrait de l’Union prévu par l’article 50 du TUE

Comme indiqué précédemment, le respect de la souveraineté étatique implique qu’une délégation de souveraineté reste réversible. En droit de l’Union cela se matérialise notamment par la possibilité qu’ont les États membres de quitter l’UE. Une telle possibilité est prévue explicitement par l’article 50 du TUE qui dispose que « tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union ».

Cet article prévoit plusieurs étapes pour encadrer le processus de retrait. Tout d’abord l’État membre doit notifier son intention de se retirer au Conseil européen. Il doit ensuite négocier avec l’UE pour parvenir à un accord de retrait qui fixe le cadre de ses futures relations avec l’Union. L’accord en question est conclu « au nom de l'Union par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après approbation du Parlement européen ». En l’absence d’accord la sortie de l’UE sera effective deux ans après la notification, sauf si ce délai est prolongé à l’unanimité par le Conseil européen. L’article 50 précise enfin que l’État qui s’est retiré pourra ultérieurement demander de nouveau à adhérer à l’UE.

2 - La consécration par la jurisprudence européenne d’une souveraineté étatique la plus large possible dans l’exercice du droit de retrait

La CJUE a, dans son arrêt Wightman de 2018, interprété l’article 50 du TUE relatif au retrait d’un État membre de l’UE. L’interprétation de la Cour dans cette affaire a conduit à souligner la large souveraineté étatique reconnue à l’État dans le cadre du processus de retrait.

Cette affaire concernait la possibilité pour un État membre de révoquer sa notification d’intention de retrait de l’Union européenne. Pour la Cour, si l’État est souverain pour notifier sa volonté de retrait, il est tout aussi souverain pour révoquer cette notification. En l’absence de disposition expresse la Cour considère que la révocation de la notification de retrait est soumise aux mêmes règles que la notification du retrait : elle peut être décidée unilatéralement et souverainement et doit respecter les règles constitutionnelles internes de l’État concerné.

Avec cet arrêt la Cour insiste sur l’importance d’une souveraineté la plus large possible en matière de retrait de l’UE. L’exemple du retrait de l’Union souligne ainsi que l’intégration européenne est loin de s’opposer à la souveraineté étatique puisque que tant le texte de l’article 50 que l’interprétation qui en est faite par la CJUE mettent en exergue la souveraineté des États membres en la matière.

Pour autant l’Union européenne ne peut pas être qualifiée de « simple » organisation internationale du fait de certaines caractéristiques qui en font in fine une entité sui generis.

II - Plus qu'une simple organisation internationale : les caractéristiques fédérales de l'Union européenne

L’Union européenne est souvent qualifiée d’entité juridique sui generis, ni État fédéral, ni organisation internationale (A). Cette entité particulière est fondée sur des traités ayant une nature constitutionnelle (B).

A - L'Union européenne : une entité juridique sui generis

L’étude de la nature juridique de l’Union conduit à souligner la difficulté à lui appliquer les catégories classiques du droit international (1). La théorie de la Fédération d’États-nations permet de mieux cerner la nature de cette entité et de rendre compte de ses caractéristiques fédérales (2).

1 - Organisation internationale improbable, État impossible : la difficulté à définir la nature juridique de l’UE

L’Union européenne présente certaines similitudes avec une organisation internationale « classique », notamment du fait de sa création par un traité international. Actuellement l’acte constitutif de l’Union est constitué du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, adoptés dans leur forme actuelle en 2009 à Lisbonne. De même, nous l’avons vu dans la première partie, l’UE permet de préserver la souveraineté de ses membres, ce qui est le cas avec une organisation internationale.

L’UE possède néanmoins des caractéristiques spécifiques qui ne permettent pas de la catégoriser comme une organisation internationale traditionnelle. Pour autant il est impossible d’affirmer que l’UE serait un État, au sens classique du droit international. La CJUE est d’ailleurs très claire sur ce point puisqu’elle affirme explicitement dans son avis 2/13 que l’Union n’est pas un État. L’Union n’est ainsi pas un État fédéral comme peuvent l’être, par exemple, les États-Unis ou l’Allemagne.

2 - L’Union européenne comme possible Fédération d’États-nations

Il semble ainsi délicat de définir l’UE, cette entité politique et juridique issue d’une union d’États souverains. Certains, tels le Professeur Olivier Beaud, ont proposé des qualifier l’UE de « Fédération d’États-nations ». Dans cette hypothèse les membres de la Fédération, qui n’est pas assimilable à un État fédéral, demeurent des États souverains.

L’une des difficultés de cette théorie concerne la résolution des conflits : doivent-ils être tranchés par la Fédération ou par les États membres ? Pour sortir de ce dilemme il est possible d’envisager la Fédération d’États-nations comme une entité permettant l’expression de la souveraineté à deux niveau : au niveau des États et, par délégation, au niveau de la Fédération. Dans ce système constitutionnel dual les compétences sont exercées aux deux niveaux en accord avec les traités constitutifs. Les relations entre les deux niveaux ne sont pas strictement hiérarchiques, comme dans un État fédéral. Le conflit éventuel dans l’exercice des compétences à vocation à être tranché par la CJUE, dont les États membres ont souverainement accepté la juridiction. En dernier recours le maintien d’un droit de retrait pouvant être exercé souverainement permet de trancher politiquement un conflit. Cette théorie de la Fédération d’États-nations est renforcée par la nature constitutionnelle des traités européens.

B - La nature constitutionnelle des traités européens

Les traités européens, en relation avec les constitutions nationales, forment l’architecture constitutionnelle de l’Union européenne (1). Cette spécificité constitutionnelle de l’UE repose sur un processus dynamique et une imbrication des ordres juridiques nationaux et européen (2).

1 - La « Constitution » de l’UE : un ensemble de texte à plusieurs niveaux composé des constitutions nationales et des traités européens

Si l’on considère l’Union européenne comme une entité sui generis, que l’on peut qualifier de Fédération d’États-nations, alors les traités européens ont également une nature particulière. Ces derniers ne sont en effet plus de simples traités internationaux mais ne peuvent pour autant être qualifiés de constitutions étatiques. Ces actes juridiques sui generis dessinent l’architecture constitutionnelle de la Fédération, en relation avec les constitutions nationales.

Olivier Beaud parle de « Constitution fédérative » pour désigner l’ensemble des actes juridiques qui permettent de définir les règles d’organisation de la Fédération et ses relations avec les États membres. Ainsi la « Constitution » de l’Union européenne serait non pas un texte unique mais un ensemble à plusieurs niveaux qui réunirait droit primaire européen et constitutions nationales des États membres.

2 - La spécificité constitutionnelle de l’UE : une imbrication des ordres juridiques nationaux et européen

En effet ce sont les constitutions nationales des États membres qui autorisent la participation à l’Union européenne. L’ordre juridique européen n’est pas distinct de l’ordre juridique national mais intégré à celui-ci. Les constitutions nationales des États membres, tout en demeurant distinctes les unes des autres, ont en commun d’autoriser la participation à une même Union. La spécificité constitutionnelle de l’Union nait de cette imbrication entre plusieurs ordres juridiques. Dans ce cadre constitutionnel la souveraineté est exercée de manière partagée entre l’Union et les États membres mais ces derniers demeurent décisionnaires en dernier recours, notamment de par leur capacité à quitter souverainement l’Union.

Ce processus constitutionnel spécifique à l’Union européenne est un processus dynamique puisque les traités peuvent être révisés. Cette dynamique répond à l’objectif de création d’une « Union sans cesse plus étroite entre peuples de l’Europe » affirmé par les traités européens. In fine, la nature exacte de l’Union, entité sui generis, est relativement difficile à établir et fait toujours l’objet de débats. La théorie de la Fédération d’États-nations permet de rendre compte du caractère spécifique de cette entité et du processus constitutionnel qui l’accompagne.