De l’art byzantin au Conseil d’État : une mort en trompe-l’œil de la prohibition de l’exception d'inexécution contractuelle (CE, 8/10/2014, Société Grenke Location)

Introduction

Le droit des contrats administratifs est fortement dérogatoire au droit commun des contrats. Il s’est constitué par sédimentation d’une jurisprudence plus que centenaire du Conseil d’État d’abord, puis des juridictions administratives ensuite. L’ensemble présente des traits saillants, au premier rang desquels se trouvent les règles qui régissent l’exécution des contrats administratifs et qui confèrent à l’administration des pouvoirs unilatéraux importants. Ces pouvoirs, issus de principes généraux du droit, et donc applicables même sans texte, signent le déséquilibre de la relation contractuelle qui s’établit entre la personne publique et son cocontractant. Pourtant, si l’édifice est solide, il n’est pas immuable. Il arrive, comme c’est le cas avec l’arrêt CE, 8 octobre 2014, Société Grenke Location, req. n°370664, que le Conseil d’État décide d’amoindrir quelque peu ce déséquilibre. 

En l’espèce, la société Grenke Location et le MUCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) ont conclu, le 10 avril 2008, un contrat par lequel la société Grenke location s'engageait à acheter auprès d'un fournisseur désigné cinq photocopieurs pour les donner ensuite en location au MUCEM pour une durée de soixante-trois mois moyennant un loyer trimestriel de 5 563 euros. À partir du mois de mai 2008, le MUCEM a cessé de verser les loyers correspondant. Presqu’un an plus tard, en mars 2009, la société a fait application des stipulations du contrat lui offrant la possibilité d’exciper d’une exception d’inexécution de ses obligations par le MUCEM pour résilier unilatéralement le contrat. Elle a également sollicité le paiement de l’indemnité de résiliation prévue par le contrat et la restitution du matériel loué. Face à l’inaction du MUCEM, la société Grenke location a saisi le Tribunal administratif de Strasbourg qui a rendu un jugement mettant à la charge de l’État une somme à régler au bénéfice de la société. Sur appel de l’État, la Cour administrative d’appel de Nancy à infirmé le jugement de première instance et a rejeté les conclusions de la société, au motif, notamment, que les stipulations relatives à la possibilité de résiliation unilatérale par la société étaient illégales car contraires au principe général du droit qui interdit ce bénéfice au cocontractant de l’administration. La société Grenke location s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’État. 

Le Conseil d’État annule l’arrêt de la Cour administrative d’appel, en ce que cette dernière n’a pas recherché si l’exécution de la clause satisfaisait aux conditions de légalité qu’il détermine. Ce faisant, le Conseil revient sur une jurisprudence établie, selon laquelle, en principe, le cocontractant de l’administration ne peut invoquer l’exception d’inexécution pour se soustraire lui-même à ses obligations contractuelles. 

L’arrêt Grenke Location, revient sur ce principe établi (I), mais avec une prudence telle que l’on peut s’interroger sur son effet concret (II). 

I - L'ouverture théorique de l'exception d'inexécution au profit du cocontractant de l'administration

L’interdiction de soulever l’exception d’inexécution par le cocontractant de l’administration trouve se place dans un corps de principes généraux du droit qui, au nom de la protection de l’intérêt général, confèrent à l’administration un avantage sur son cocontractant (A). Pour la première fois, le Conseil d’État admet la possibilité pour le cocontractant de l’administration de soulever cette exception pour se soustraire à ses propres obligations (B). 

A - L'interdiction de soulever l'exception d'inexécution : tout pour la protection de l'intérêt général

Le droit des contrats administratifs, tant dans leurs modalités de formation que dans leur exécution, est soumis à l’exorbitance. Cette exorbitance est largement justifiée par le fait que le contrat administratif est toujours mis en œuvre pour satisfaire les besoins de l’intérêt général. On trouve des traces très claires de cette logique dans les critères mêmes de qualification du contrat administratif. Ainsi, si un contrat entre deux personnes publiques est présumé administratif, sous réserve que son objet ne fasse pas naître entre les parties que des rapports de droit privé, c’est parce que les personnes publiques doivent agir dans l’unique but de satisfaire l’intérêt général (TC, 21 mars 1983, Union des assurances de Paris).  À l’inverse, un contrat conclu entre deux personnes privées est présumé relever du droit privé, sous réserve que l’une des deux parties au moins n’agisse pas pour le compte d’une personne publique (CE, Sect, 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine).

Partant du constat de l’intérêt que représente le contrat administratif pour l’intérêt général, le Conseil d’État a bâti un édifice de son régime particulièrement protecteur pour les personnes publiques. On peut isoler quatre pouvoirs particuliers de l’administration contractante. Le premier réside dans le pouvoir de résiliation unilatérale du contrat par l’administration soit pour faute, soit pour motif d’intérêt général. Ce pouvoir peut être mis en œuvre selon que l’une au l’autre des conditions précitées se réalise. La résiliation pour faute est très proche de ce que connaît le droit privé, si ce n’est que, s’agissant d’un pouvoir exorbitant issu d’un principe général du droit, il peut être appliqué même sans texte (CE, 30 septembre 1983, SARL Comexp) En revanche, l’administration doit respecter les conditions de procédure pour assurer la légalité d’une mesure qui s’apparente à une sanction, et, en particulier, le respect d’un contradictoire préalable (CE Ass., 21 avril 1989, Fédération nationale des établissements d’enseignement catholique). La résiliation pour motif d’intérêt général est, quant à elle, beaucoup plus spécifique au droit administratif. Son accession à la catégorie de principe général du droit résulte de l’arrêt CE, 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval. Elle ouvre droit à indemnisation et peut être aujourd’hui contestée devant le juge administratif (CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers dit Béziers II). Les autres pouvoirs de l’administration résident dans la capacité de modifier unilatéralement le contrat, hors ses éléments essentiels (CE, 11 mars 1910, Compagnie générale française des tramways, implicitement, et CE, 2 février 1983, Union des transports publics, plus explicitement) et le fait que l’administration dispose d’un pouvoir contrôle et de direction du cocontractant. Si ce pouvoir est très proche du droit privé, la spécificité réside dans le fait que l’exercice de ce pouvoir peut parfois constituer un devoir pour l’administration (CE, 21 décembre 1906 Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli).

C’est dans ce contexte jurisprudentiel que prend place l’arrêt commenté. 

B - L'atténuation raisonnée d'un principe ancien

L’objectif de protection du contrat administratif avait conduit le juge administratif à refuser que le cocontractant de l’administration puisse se soustraire unilatéralement à ses obligations. Deux voies proches, l’une judiciaire, l’autre administrative, lui avaient été fermées. Bien que résultant d’une logique identique, elles ne doivent pas être confondues. La première consistait dans le refus d’exciper de l’exception d’inexécution, entendue stricto sensu, dans le cadre juridictionnel. Dans son arrêt CE 7 janvier 1976 Ville d’Amiens, req. n° 92888, le Conseil avait jugé qu’une entreprise titulaire d’un marché public ne pouvait justifier l’absence d’exécution de ses obligations par le fait que l’administration n’avait elle-même pas assurer les siennes. Cette solution valait dans le cadre d’un litige. La même solution avait été appliquée dans un cadre pré-judiciaire, en dehors de toute procédure juridictionnelle (CE 3 novembre 1982 Fonds d’orientation et de régularisation des marchés agricoles, req. n° 28567). Elle a ensuite été rappelée par l’arrêt CE, Sect, 5 novembre 1982, Société Propétrol.

Dans l’arrêt commenté, le Conseil d’État rappelle ce principe. Il y juge que « Considérant que le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d'en assurer l'exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l'administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l'initiative de résilier unilatéralement le contrat ».  La solution se situe dans la droite lignée de celles préalablement rendues. L’hypothèse de la force majeure, si elle existe en théorie, doit répondre à des conditions particulièrement strictes pour pouvoir être admise. L’arrêt CE 14 juin 2000, Commune de Staffelfelden, req. n° 184722 le démontre. Le Conseil y juge que « Considérant que, au cas où des circonstances imprévisibles ont eu pour effet de bouleverser le contrat et que les conditions économiques nouvelles ont en outre créé une situation définitive qui ne permet plus au concessionnaire d'équilibrer ses dépenses avec les ressources dont il dispose, la situation nouvelle ainsi créée constitue un cas de force majeure et autorise à ce titre le concessionnaire, comme d'ailleurs le concédant, à défaut d'un accord amiable sur une orientation nouvelle à donner à l'exploitation, à demander au juge la résiliation de la concession, avec indemnité s'il y a lieu, et en tenant compte tant des stipulations du contrat que de toutes les circonstances de l'affaire ». La force majeure impose un bouleversement tel que toute continuation du contrat devient impossible, et non seulement plus compliquée. Dans ce dernier cas, la théorie de l’imprévision pourrait s’appliquer (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux).  Pour le reste, le cocontractant ne peut invoquer ni l’exception d’inexécution dans le cadre d’un litige, ni prendre l’initiative de résilier unilatéralement le contrat. 

Mais l’innovation de l’arrêt commenté réside dans le fait qu’il atténue cette interdiction. Il ajoute, en effet, « qu'il est toutefois loisible aux parties de prévoir dans un contrat qui n'a pas pour objet l'exécution même du service public les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles ». Ainsi, il devient possible au cocontractant de ne pas être astreint à plus que ce qui avait déjà été prévu dans le contrat. Il y a toutefois une double limite de fond. La première est que cette possibilité est exclue pour les contrats qui ont pour objet l’exécution même du service public. La seconde est que cette possibilité doit avoir été prévue par le contrat lui-même. Ce n’est donc pas tant le rééquilibrage de la relation contractuelle que le juge opère, puisqu’en effet, l’administration continue de jouir de cette possibilité même sans texte ni clause, que le respect de la volonté initiale des parties. On peut de ce fait lire cet arrêt comme une volonté de faire primer la loi des parties, dans une certaine mesure. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Conseil casse l’arrêt de la Cour administrative d’appel sur le motif que cette dernière a jugé illégale la clause qui prévoyait la résiliation unilatérale par le cocontractant de l’administration. La Cour avait simplement fait application de la jurisprudence antérieure qui refusait en toute hypothèse une telle clause. 

Conscient toutefois du risque que cette permission nouvelle comporte, il a pris un soin tout particulier, que certains pourraient qualifier d’excessif, à encadrer les modalités de réalisation de cette nouvelle opportunité.

II - Des modalités pratiques de mise en œuvre compliquées

Dans les conditions pratiques de mise en œuvre, non seulement, le juge réserve le cas particulier des contrats qui mettent en œuvre le service public (A), mais encore il soumet à des exigences procédurales strictes la possibilité pour la personne privée de résilier le contrat (B). 

A - Une protection substantielle du service public

On l’a vu, le Conseil continue d’interdire l’établissement d’une clause de résiliation dans les contrats qui ont « pour objet l'exécution même du service public ». D’emblée, on envisage la situation de l’ensemble des contrats de délégation de service public. Cette solution est fondée sur la recherche d’une protection effective de la continuité du service public. Les aléas contractuels ne sauraient porter atteinte à la bonne exécution du service public. Ce principe se retrouve dans l’arrêt Gaz de Bordeaux, préc, et avait justifié, à cette époque, la théorie de l’imprévision. Dans ces faits d’espèce, la première guerre mondiale avait rendu difficile l’approvisionnement en charbon. Face à la contestation du cocontractant de l’administration, le Conseil avait imposé le maintien du contrat et la continuation de son exécution. Le surcoût devait être pris en charge, dans sa quasi-totalité, par l’administration, sous forme d’indemnité d’imprévision. Ce n’est qu’en cas d’impossibilité manifeste de continuer l’exécution du contrat que le juge administratif admet sa résiliation, or accord des parties, bien entendu. 

L’intérêt général n’est jamais éloigné du service public. Que ce dernier soit pris en charge directement par une personne publique ou qu’il soit délégué, l’intérêt général se trouve au cœur de sa définition. Pourtant, dans le cas présent, le Conseil limite l’interdiction de résiliation unilatérale au seul cas du service public. Seule l’administration demeure en mesure de résilier unilatéralement le contrat, mais pour motif d’intérêt général. Cela signifie que seule l’administration demeure en capacité de résilier de façon unilatérale le contrat. 

De ce fait, et plus précisément encore, le fait que le Conseil prenne soin de préciser que l’interdiction de ce type de clauses vaut pour les contrats qui ont « pour objet l’exécution même » du service public tend à la limiter aux seuls contrats dont la mission essentielle est la fourniture du service public. Car le lien entre service public et contrat administratif est particulièrement fort. Outre les contrats administratifs par détermination de la loi, la jurisprudence s’est longtemps beaucoup fondée sur les relations qu’entretiennent ces deux notions, dans un sens où de l’une dépendait la qualification de l’autre (CE, 20 avril 1956, Consorts Grimouard et du même jour Époux Bertin). Si l’on ne retenait pas une conception restrictive de l’interdiction, la quasi-totalité des contrats administratifs se verraient appliquer l’interdiction de la clause de résiliation unilatérale et l’arrêt n’aurait finalement aucun effet. Par ailleurs, en limitant très précisément l’interdiction, le Conseil semble ouvrir la voie à la possibilité de résiliation unilatérale ou à l’exception d’inexécution quand le lien entre l’activité du prestataire et le service public est plus distendu. Très clairement, dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt commenté, on peut légitimement s’interroger sur le lien qui peut exister entre la location de photocopieurs et la mission de service public culturel assumé par le MUCEM. Aussi, il convient de considérer que la clause est légale. 

B - Des protections procédurales importantes

Parallèlement à la préservation des contrats dont l’objet est l’exécution même du service public d’une telle clause, le Conseil entoure sa mise en œuvre de mille précautions procédurales.  À tel point, du reste, que l’on peut s’interroger sur la nécessité qu’il y avait d’atténuer le principe de l’interdiction pure et simple. La cohérence du droit ne sort pas grandie de l’arrêt commenté. Le Conseil juge « que, cependant, le cocontractant ne peut procéder à la résiliation sans avoir mis à même, au préalable, la personne publique de s'opposer à la rupture des relations contractuelles pour un motif d'intérêt général, tiré notamment des exigences du service public ; que lorsqu'un motif d'intérêt général lui est opposé, le cocontractant doit poursuivre l'exécution du contrat ; qu'un manquement de sa part à cette obligation est de nature à entraîner la résiliation du contrat à ses torts exclusifs ; qu'il est toutefois loisible au cocontractant de contester devant le juge le motif d'intérêt général qui lui est opposé afin d'obtenir la résiliation du contrat ».

L’architecture de ce considérant mérite que l’on s’y arrête. Premièrement, le cocontractant de l’administration qui entend faire application de la clause qui l’autorise à résilier unilatéralement le contrat doit en informer l’administration. Cette solution est compréhensible, d’abord en application du principe de bonne foi dans l’application des contrats qu’ils soient de droit privé (anc. Art. 1314 du Code civil) ou de droit administratif (CE, 2011, Ville de Béziers dit Béziers 1 qui institue un principe de loyauté des relations contractuelles), ensuite parce que l’administration qui souhaiterait résilier le contrat pour motif d’intérêt général ou pour sanctionner les manquements de son cocontractant est également tenue de l’en informer préalablement et, le cas échéant, de lui permettre de développer ses arguments contre cette décision.  Deuxièmement, l’information préalable de l’administration vise en réalité à mettre cette dernière en position de pouvoir s’opposer, pour un motif d’intérêt général, à la résiliation unilatérale (ce droit de la personne publique a été érigé en principe général applicable aux contrats administratifs : CE, 12/07/2023, Grand port maritime de Marseille). Le Conseil précise que ce motif peut être « tiré notamment des exigences du service public ». L’on retrouve ici la nécessité de protéger la continuité du service public, quand bien même le lien entre le contrat et le service public ne serait pas assez étroit pour interdire la présence de la clause. Tout se passe comme si l’interdiction que l’on avait fait sortir par la porte revenait par la fenêtre. La latitude laissée à l’administration est grande. Si l’on reprend les faits d’espèce, la location de photocopieurs n’a peut-être qu’un lien lointain avec l’organisation et l’exécution du service public culturel assuré par le MUCEM, mais quiconque connaît l’amour profond de l’administration pour les photocopieurs comprendra qu’il est aisé de soutenir que la résiliation du contrat de location de ces machines si spéciales complique l’exécution du service public.

Troisièmement, l’invocation d’un motif d’intérêt général par l’administration contraint son cocontractant à poursuivre l’exécution du contrat. On se retrouve donc très exactement dans la situation qui prévalait antérieurement à l’arrêt. Quatrièmement, plus encore, le cocontractant qui manquera à son obligation d’assurer l’exécution du contrat malgré l’opposition d’un motif d’intérêt général par l’administration à sa demande de résiliation unilatérale peut se voir, en retour, résilier le contrat à ses torts exclusifs, c’est-à-dire d’une part, qu’il ne percevra aucune indemnité et que, d’autre part, il pourra lui-même être condamné à verser des dommages et intérêts à la personne publique. Enfin, cinquièmement, la seule voie ouverte au cocontractant de l’administration est de contester la réalité de ce motif d’intérêt général devant le juge et de conclure à la résiliation judiciaire du contrat. 

Si l’on résume ces garanties procédurales offertes à l’administration, la résiliation n’est en aucune façon unilatérale. Elle est, au mieux, consensuelle, au pire judiciaire. La personne privée n’est aucunement en mesure de décider seule. Finalement, son rôle est d’inviter l’administration à une résiliation amiable du contrat. On note enfin que l’arrêt ne tranche pas explicitement la question de l’exception d’inexécution. Devrait-elle être soumise aux même conditions que celles tenant à la légalité de la clause ? Si le Conseil admet la clause en faveur d’un renforcement du consensualisme dans les contrats administratifs, aucune clause ne peut avoir pour objet d’autoriser de soulever l’exception d’inexécution devant le juge en cas de litige. Les moyens admissibles devant un juge ne relèvent sûrement pas de la volonté contractuelle. Est-ce alors à dire que le juge administratif considérera comme opérant une telle exception ? Rien n’est moins sûr. Si une tendance se profile, il n’est pas certain qu’elle soit achevée, à tout le moins dans l’immédiat.  D’un autre côté, si le juge admet, dans son principe la résiliation unilatérale, il serait logique qu’il admette dans le même temps, l’exception d’inexécution. Enfin, il n’est pas certain que la distinction des deux procédés, l’un administratif qui prend la forme d’une mesure d’exécution du contrat, l’autre technique processuelle, soit parfaitement prise en compte par le juge. 

CE, 8/10/2014, Société Grenke Location

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 29 juillet et 30 octobre 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la société Grenke location, dont le siège est 11 rue de Lisbonne à Schiltigheim (67300) ; la société Grenke location demande au Conseil d'Etat : 
1°) d'annuler l'arrêt n° 12NC01396 du 27 mai 2013 par lequel la cour administrative d'appel de Nancy, à la demande du ministre de la culture et de la communication, a, en premier lieu, annulé l'article 1er du jugement n° 0904852 du 31 mai 2012 du tribunal administratif de Strasbourg condamnant l'Etat à lui payer la somme de 101 042,39 euros majorée des intérêts au taux légal à compter du 25 mars 2009, en deuxième lieu, rejeté sa demande présentée devant le tribunal administratif de Strasbourg ainsi que ses conclusions d'appel incident ; 
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel du ministre de la culture et de la communication et de faire droit à ses conclusions ; 
3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; 

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Laurence Marion, maître des requêtes, 
- les conclusions de M. Gilles Pellissier, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Roger, Sevaux, Mathonnet, avocat de la société Grenke location, et à la SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, avocat du ministre de la culture et de la communication ;

1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que le " Musée des civilisations de l'Europe et de la méditerranée " (Mucem), service à compétence nationale du ministère de la culture et de la communication, et la société Grenke location ont conclu, le 10 avril 2008, un contrat par lequel la société Grenke location s'engageait à acheter auprès d'un fournisseur désigné cinq photocopieurs pour les donner ensuite en location au Mucem pour une durée de soixante-trois mois moyennant un loyer trimestriel de 5 563 euros ; que le Mucem ayant cessé de régler les loyers trimestriels dès le 27 mai 2008, la société Grenke location a résilié ce contrat, en application de la clause prévue à cet effet, par une lettre du 17 mars 2009 et a demandé le versement de l'indemnité de résiliation contractuellement prévue ainsi que la restitution des matériels ; que la société Grenke location se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 27 mai 2013 par lequel la cour administrative d'appel de Nancy a annulé l'article 1er du jugement du 31 mai 2012 du tribunal administratif de Strasbourg ayant condamné l'Etat à lui payer la somme de 101 042,39 euros, majorée des intérêts aux taux légaux, et rejeté la demande d'indemnisation présentée par la société Grenke location ; 

2. Considérant que le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d'en assurer l'exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l'administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l'initiative de résilier unilatéralement le contrat ; qu'il est toutefois loisible aux parties de prévoir dans un contrat qui n'a pas pour objet l'exécution même du service public les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles ; que, cependant, le cocontractant ne peut procéder à la résiliation sans avoir mis à même, au préalable, la personne publique de s'opposer à la rupture des relations contractuelles pour un motif d'intérêt général, tiré notamment des exigences du service public ; que lorsqu'un motif d'intérêt général lui est opposé, le cocontractant doit poursuivre l'exécution du contrat ; qu'un manquement de sa part à cette obligation est de nature à entraîner la résiliation du contrat à ses torts exclusifs ; qu'il est toutefois loisible au cocontractant de contester devant le juge le motif d'intérêt général qui lui est opposé afin d'obtenir la résiliation du contrat ; que, par suite, en écartant, en raison de leur illégalité, l'application des clauses de l'article 12 des conditions générales annexées au contrat conclu entre le Mucem et la société Grenke location au seul motif qu'elles permettaient au cocontractant de l'administration de résilier unilatéralement le contrat en cas de retard de paiement des loyers, sans rechercher si ces clauses répondaient aux conditions rappelées ci-dessus, la cour a commis une erreur de droit ; que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, son arrêt doit être annulé ; 

3. Considérant que si le ministre de la culture et de la communication demande que le juge de cassation substitue au motif erroné en droit retenu par la cour, celui tiré de ce que les clauses litigieuses revêtiraient un caractère abusif au sens des dispositions de l'article L. 132-1 du code de la consommation, une telle substitution impose toutefois, en tout état de cause, l'appréciation de circonstances de fait ; qu'il n'y a pas lieu, par suite, de procéder à la substitution demandée ;

4. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par la société Grenke location et non compris dans les dépens, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; que ces dispositions font, en revanche, obstacle à ce que la somme demandée par l'Etat à ce titre soit mise à la charge de la société requérante, qui n'est pas partie perdante dans la présente instance ;

DECIDE :
Article 1er : L'arrêt du 27 mai 2013 de la cour administrative d'appel de Nancy est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Nancy.
Article 3 : L'Etat versera à la société Grenke location la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les conclusions présentées par l'Etat au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Grenke location et au ministre de la culture et de la communication.