La légalité de l’action économique des personnes publiques agissant au profit de leurs semblables (CE ,ass., 30/12/2014, Société Armor SNC)

Introduction

L’action des personnes publiques dans l’économie a toujours suscité, de la part des juristes, des questions dont les réponses ont fait l’objet d’une évolution accompagnant ou déstabilisant celle du droit administratif général. Par son arrêt du 30 décembre 2014, l’Assemblée du Conseil d’Etat a apporté à l’édifice que l’on pensait presque achevé en 2006, avec l’arrêt CE, Ass, 31 mai 2006, Ordre des avocats au Barreau de Paris, req. n° 275531 (ci-après OABP), un nouvel ornement dont il n’est pas certain qu’il en suive à la lettre le style.

La société Armor SNC a candidaté à l’obtention d’un marché public de dragage d’un estuaire, dans le cadre d’un appel d’offre lancé par le Département de la Vendée. A l’issue de la procédure, le Département voisin de la Charente-Maritime s’est vu attribué le marché. La société Armor SNC a donc introduit un recours en annulation visant à la fois la décision de la commission d’appel d’offres rejetant son offre et retenant celle du Département de la Charente-Maritime et la décision du Président du Conseil général de la Vendée de signer le marché avec le candidat retenu.

La requête a été rejetée en première instance et le jugement confirmé en appel. La Cour administrative d’appel de Nantes avait jugé, notamment, que « dès lors qu'il ne s'agit pas de la prise en charge par le département de la Charente-Maritime d'une activité économique mais uniquement de la candidature d'un de ses services, dans le respect des règles de la concurrence, à un marché public passé par le département de la Vendée, le département de la Charente-Maritime n'était pas tenu de justifier d'un intérêt public départemental pour pouvoir présenter une telle offre en dehors de ses limites territoriales » (CAA Nantes, 4 novembre 2011, Société Armor SNC, req. n°10NT01095). Le Conseil d’Etat a saisi l’opportunité de l’espèce pour répondre à une question de principe, qui n’avait jusqu’ici pas reçu de réponse définitive, à savoir celle relative à la légalité de la prise en charge d’une activité économique par une personne publique dans le cadre d’un contrat de la commande publique.

Dans un long considérant de principe, le Conseil d’Etat juge  « que si aucun principe ni aucun texte ne fait obstacle à ce que ces collectivités ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l'attribution d'un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d'une autre personne publique, ils ne peuvent légalement présenter une telle candidature que si elle répond à un tel intérêt public » et « qu'une fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence ».  Il a donc cassé l’arrêt de la Cour administrative d’appel pour ne pas avoir recherché si le Département de la Charente-Maritime présentait un intérêt public à candidater.

Cet arrêt apporte de nouveaux éléments sur l’alignement du régime de prise en charge des activités économiques par des personnes publiques (I). Il s’assure également du respect du droit de la concurrence (II).

I - Un alignement substantiel des régimes juridiques

À première vue, on pourrait noter une divergence essentielle entre la jurisprudence à vocation principielle OABP et l’arrêt commenté. On doit pourvoir expliquer cette divergence par le caractère difficile du débat jurisprudentiel antérieur que l’arrêt Armor SNC tranche (A).  Cependant, on retrouve, avec le critère de l’intérêt public, une condition de convergence (B).

A - Une solution tranchant un débat difficile

L’arrêt Armor SNC tranche un débat qui s’était révélé difficile sur la question de la possibilité pour une autorité publique, et principalement une collectivité territoriale de prendre en charge une activité économique par le biais d’un contrat de la commande publique d’une autre personne publique. La question de la prise en charge d’une activité économique par une personne publique avait été résolue, dans un sens libéral, par la jurisprudence OABP. On se souvient que cette dernière autorise, dans son principe, les personnes publiques à prendre en charge une telle activité, en dehors de celles de leurs missions qui doivent obligatoirement être assumées, lorsqu’elle sont en mesure de démontrer qu’un intérêt public s’attache à un tel investissement. Une fois admise dans son principe, une telle activité ne doit pas se réaliser selon des modalités telles que son exercice viendrait fausser le droit de la concurrence. L’arrêt OABP permettait d’élargir les conditions d’investissement sur le marché concurrentiel par les personnes publiques. Il revenait sur les jurisprudences CE, 29 mars 1901, Casanova et CE, 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers.

La problématique spécifique de l’arrêt commenté avait trouvé un début de réponse dans une affaire qui concernait le Département de l’Aisne. Ce dernier avait soumissionné à un marché public passé par le Département du Nord pour la réalisation de contrôles et d’analyses vétérinaires. Le Département de l’Aisne proposait que ses propres services agissent de façon externalisée pour son voisin. D’évidence la question du champ territorial posait problème : si une collectivité territoriale peut exercer des missions, quelles qu’elles puissent être, sur son propre territoire, dispose-t-elle de la compétence pour les exercer sur des territoires extérieurs ? Le juge des référés du Tribunal de Lille avait jugé que le Département de l’Aisne, agissant en dehors de ses limites territoriales ne présentait pas d’intérêt public et ne pouvait donc pas soumissionner. Toutefois, le juge se plaçait sur le terrain de la possibilité de prendre en charge une activité économique. Il avait, en somme, fait application du critère dégagé par l’arrêt OABP pour résoudre un litige qui, dans le fond, relevait plus sûrement de la question de la compétence. Le Conseil d’État, dans son arrêt CE, 10 juillet 2009, Département de l’Aisne, req. n°324156, avait censuré cette confusion des genres, mais, fait rare, sur conclusions contraires de son rapporteur public. En réalité, le Conseil n’avait pas explicitement tranché. Il avait limité son raisonnement en se concentrant uniquement sur l’office du juge des référés précontractuels : « que dès lors qu'il ne s'agit pas de la prise en charge par le DEPARTEMENT DE L'AISNE d'une activité économique mais uniquement de la candidature d'un de ses services, (…) le juge des référés du tribunal administratif de Lille a commis une erreur de droit en subordonnant la légalité de cette candidature à l'existence d'un intérêt public ». Surtout, plus dommageable, et raison pour laquelle cet arrêt fut critiqué, il distinguait artificiellement le fait de soumissionner et le fait de prendre en charge une activité économique. Ce faisant, il avait dégagé le problème à la seule hypothèse où le Département de l’Aisne aurait obtenu le marché.

Mais la question ne pouvait rester en suspens ; c’est la raison d’être de l’arrêt commenté.

B - L'intérêt public, notion centrale justifiant l'intervention économique des personnes publiques

Le raisonnement du juge administratif suit un chemin qui se veut particulièrement pédagogique. Il commence par poser le cadre général et les prémisses : « Considérant qu’hormis celles qui leur sont confiées pour le compte de l’État, les compétences dont disposent les collectivités territoriales ou leurs établissements publics de coopération s’exercent en vue de satisfaire un intérêt public local ». On doit lire dans ce considérant de principe deux éléments en particulier. Le premier réside dans l’exclusion des missions exercées « pour le compte de l’État ». Il est vrai que l’État peut recourir aux collectivités territoriales ou à leurs organes pour assurer la continuité et l’exercice de certaines missions qui dépassent le strict cadre des intérêts locaux. C’est le cas, par exemple, de l’état civil, qui nécessite un maillage territorial dense que seules les communes peuvent assurer.

Le second point consiste dans le rappel général de la limitation des collectivités à agir dans le but de satisfaire un intérêt public local. L’intérêt public, que l’on retrouve également en position centrale dans l’arrêt OABP, est accompagnée de l’adjectif « local ». Ce principe trouve son origine dans la grande charte des communes établie par la loi de 1884 et repris, aujourd’hui, à l’article L.1111-2 du Code général des collectivités territoriales : « Les communes, les départements et les régions règlent par leurs délibérations les affaires de leur compétence ».  Ce principe doit être lu comme un principe de compétence qui habilite autant qu’il restreint. Dans le champ des possibles, l’intérêt public local constitue la finalité de toute action territoriale. Dans le champ des restrictions, il interdit de prendre en charge une activité qui ne bénéficierait pas aux habitants du territoire concerné. Il signe alors l’absence de souveraineté des autorités publiques infra-étatiques.       

Toute la problématique de l’arrêt réside dans l’acception de la notion de localité. Une définition trop stricte conduirait à interdire toute prise en charge d’une activité qui aurait pour siège un lieu extérieur au territoire de la collectivité. À l’inverse, une compréhension trop large aboutirait à vider de son sens toute restriction fondée sur la nécessité de l’intérêt public. Le Conseil tente d’opérer une synthèse, de trouver un équilibre, proposant une appréhension économique de l’intérêt public local : « si aucun principe ni aucun texte ne fait obstacle à ce que ces collectivités ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l’attribution d’un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d’une autre personne publique, ils ne peuvent légalement présenter  une telle candidature que si elle répond à un tel intérêt public, c'est à dire si elle constitue le prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier, et sous réserve qu’elle ne compromette pas l’exercice de cette mission ».

L’intérêt est défini à la fois matériellement et par ses conséquences économiques. La définition matérielle est unique et close à une seule option : l’intérêt public se découvre dans le « prolongement d’une mission de service public dont la collectivité ou l’établissement public de coopération a la charge ». Il convient donc que l’activité proposée par la personne publique soumissionnaire à un contrat de la commande publique d’une autre collectivité soit déjà exercée pour ses besoins propres. On comprend qu’une collectivité ne pourrait assumer une nouvelle mission dont elle ne ferait pas bénéficier en premier lieu ses propres administrés. D’ailleurs, le Conseil ajoute une exigence : il ne faut pas que la mission exercée pour autrui « compromette » l’exercice de la mission principale réalisée au bénéfice des administrés. On peut lire cette exigence comme une traduction concrète de l’exigence de respect du principe de compétence auquel sont soumises les collectivités. Cette conclusion est supportée par le fait qu’après le rappel du principe dans la première partie du considérant, le Conseil ne présente pas cette exigence comme une exception. Il faut donc bien y voir la continuité de la logique précédemment suivie.

L’intérêt public local se manifesterait alors d’un point de vue économique. Là, les situations permises par cette règle ne sont pas présentées de façon exhaustive par le Conseil d’État :  elles peuvent être admises lorsqu’elles sont réalisées « dans le but notamment d’amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d’assurer son équilibre financier ». On comprend la logique du Conseil. Les collectivités peuvent être amenées à investir de lourdes sommes dans l’achat de matériel (par exemple, des camions bennes) ou dans le développement d’un savoir-faire (par exemple, les analyses vétérinaires, comme dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt Département de l’Aisne, préc.). La diversification territoriale permet d’augmenter le nombre d’usager bénéficiaires de la prestation économique rendue sous forme de service public, et donc de réaliser des économies d’échelle, d’augmenter les recettes, ou d’améliorer le service. Le Conseil considère à première vue que l’intérêt public peut être local lorsque le service autorise un flux financier vers la collectivité exerçant l’activité. On retrouve alors une exception à l’exigence de respect du principe de spécialité par les établissements publics. Selon cette règle, ces derniers ne peuvent exercer d’autres activités que celle qui leur sont imposées par leur texte fondateur que si elles constituent des accessoires à leurs missions principales. Dans plusieurs jurisprudences, le Conseil a reconnu que l’accessoire pouvait être établi par l’augmentation des ressources et l’optimisation de l’activité exercée (CE, Avis, 7 juillet 1994, Electricité de France). 

Contrairement à l’arrêt OABP, le Conseil ne fonde pas sa solution sur le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, ce qui aurait pu tout à fait convenir. Il rechigne probablement à assumer d’autoriser une diversification trop importante des activités économiques des personnes publiques, surtout dans leurs relations avec d’autres collectivités territoriales. Pourtant, en plaçant l’intérêt public local au centre de son raisonnement, en délimitant son acception, il rejoint la logique posée par l’arrêt OABP. Il assure donc une forme de cohérence et une homogénéisation du raisonnement à suivre face à l’exercice d’activités économiques par les personnes publiques.

II - Une prise en compte de l'exigence de protection de la concurrence

Par son arrêt commenté, le Conseil d’État vise à s’assurer du respect du droit de la concurrence. Pour ce faire, il réaffirme une exigence d’égalité posée en 2002 quant à l’interdiction des subventions croisées (A) et prend soin d’articuler sa solution avec le droit européen des marchés publics (B).

A - Une interdiction réaffirmée des subventions croisées

En suivant le même raisonnement que dans son arrêt OABP, le Conseil pose en premier lieu les conditions d’admission « dans son principe » de la prise en charge d’une activité économique par une personne publique au travers de la soumission à un contrat de la commande publique d’une autre personne publique. Le deuxième temps du raisonnement est consacré à s’assurer que, dans ses modalités d’exécution, la prise en charge de cette activité respecte le droit de la concurrence : « qu’une fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence ». On retrouve, au mot près, la seconde partie du considérant de principe de l’arrêt OABP. Mais il est ici adapté aux spécificités du droit des marchés publics en particulier, et de la commande publique en général.

Il faut bien saisir que l’obligation de soumettre à la concurrence, par le biais d’une publicité adaptée et d’une mise en concurrence réelle, les soumissionnaires à un contrat de la commande publique vise à protéger tant l’égalité de traitement entre candidat, qui assure l’égale concurrence des opérateurs économiques, que la préservation des deniers publics (CC, 24 juillet 2008, Loi relative aux contrats de partenariat, n°2008-567 DC).  Dans l’idéal, l’appel public à la concurrence doit permettre de recourir à l’offre économiquement la plus avantageuse. Cette notion, difficile à manier en pratique, permet de s’assurer d’une prestation présentant le meilleur rapport qualité-prix. C’est la raison pour laquelle le Conseil prend soin de préciser que les effets de subventions croisées sont à proscrire. Ce phénomène apparaît lorsque les personnes publiques affectent des ressources provenant d’autres activités de service public ou du budget général à une activité concurrentielle. Cette technique permet de faire artificiellement baisser le prix proposé. Elle peut être mise en œuvre, par exemple, lorsque des fonctionnaires sont rémunérés sur le budget général de la commune, mais réalisent des prestations annexes pour le compte d’une activité concurrentielle assumée par leur employeur, sans que ce dernier ne répercute exactement le coût salarial. 

C’est la raison pour laquelle la Haute juridiction précise : « qu’en particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l’établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l’ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d’un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu’elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d’information approprié ». L’une des obligations est substantielle, celle détaillée dans le paragraphe précédant. L’autre est procédurale : la collectivité soumissionnaire doit pouvoir prouver à tout moment que sa structure des coûts est cohérente au regard de la prestation proposée. On retrouve ici tant la solution innovante dégagée dans l’avis contentieux CE, Avis, 8 novembre 2000, Société Jean-Louis Bernard consultants que les exigences issues du droit européen s’agissant de la transparence des relations de l’actionnariat public (entendu sous toutes ses formes).

B - Une exception conforme au droit européen

Afin d’assurer la cohérence du droit interne avec le droit européen, le Conseil prend soin, en tout dernier lieu, de rappeler l’applicabilité de l’exception dite de in house. Celle-ci est issue d’une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, 18 novembre 1999, Teckal). Était en cause, dans cette espèce, l’attribution du contrat de gestion du service de chauffage de certains bâtiments communaux à un groupement de communes. Le problème résidait dans le fait que la commune n’avait fait précéder l’attribution dudit contrat d’aucune mesure de publicité permettant à la concurrence de se manifester, de présenter leurs offres ni d’espérer, ainsi, pouvoir remporter la signature du contrat. Un concurrent privé avait saisi le juge administratif italien qui avait formulé la question préjudicielle à la Cour de justice, à l’origine du présent arrêt.

La Cour admet que les contrats passés entre les personnes publiques - pouvoirs adjudicateurs, au sens de la directive alors applicable relative aux marchés publics, et des entités qui leurs sont liées puissent ne pas être considérés comme des marchés publics devant faire l’objet de mesure de publicité et de mise en concurrence préalables. Elle juge que « conformément à l'article 1er, sous a), de la directive 93/36, il suffit, en principe, que le marché́ ait été́ conclu entre, d'une part, une collectivité́ territoriale et, d'autre part, une personne juridiquement distincte de cette dernière. Il ne peut en aller autrement que dans l'hypothèse où, à la fois, la collectivité́ territoriale exerce sur la personne en cause un contrôle analogue à celui qu'elle exerce sur ses propres services et où cette personne réalise l'essentiel de son activité́ avec la ou les collectivités qui la détiennent ».  Selon le raisonnement de la Cour, lorsque deux entités juridiques distinctes sont toutefois liées par des liens par lesquels l’une exerce sur l’autre « un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services » et, condition cumulative, « où cette personne réalise l'essentiel de son activité́ avec la ou les collectivités qui la détiennent », il ne peut y avoir de contrat au sens juridique du terme, dans la mesure où il n’existe pas de contrat au sens économique du terme.

Dans un arrêt postérieur, CJCE, 11 janvier 2005, Stadt Halle, la Cour précise que cette solution, s’agissant d’une exception, doit être d’interprétation stricte : « Il convient de rappeler que, dans le cas précité́, l'entité́ distincte était entièrement détenue par des autorités publiques. En revanche, la participation, fût-elle minoritaire, d'une entreprise privée dans le capital d'une société́ à laquelle participe également le pouvoir adjudicateur en cause exclut en tout état de cause que ce pouvoir adjudicateur puisse exercer sur cette société́ un contrôle analogue à celui qu'il exerce sur ses propres services ».  La raison est expliquée par le fait que les personnes publiques ne sont pas censées rechercher le profit. Si ces dernières peuvent vouloir (et ont en général le devoir) d’assurer une activité rentable dans la durée, ce qui peut exiger la réalisation de bénéfices, ces derniers ne sont pas reversés à des actionnaires privés. S’ils sont reversés, ce sont à des actionnaires publics qui utiliseront ces recettes au financement d’autres fins d’intérêt général : « Il faut, à cet égard, relever tout d'abord que le rapport entre une autorité́ publique, qui est un pouvoir adjudicateur, et ses propres services est régi par des considérations et des exigences propres à la poursuite d'objectifs d'intérêt public. En revanche, tout placement de capital privé dans une entreprise obéit à des considérations propres aux intérêts privés et poursuit des objectifs de nature différente ».

La voie ainsi ouverte à la coopération économique d’intérêt général entre collectivités, aux fins d’assumer ensemble des activités profitables à toutes, a été investie par le Conseil d’État dans son arrêt CE, Ass, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence. Il faut comprendre de cette exception, l’inapplicabilité de la solution de l’arrêt commenté. En effet, dans cette situation, les personnes publiques actionnaires d’une autre entité réalisant à leurs profits exclusifs des activités de service public sortent du champ de l’activité concurrentielle. C’est très exactement la position du Conseil dans l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence préc. C’est donc en toute logique que les principes économiques bâtis par la jurisprudence commentée et l’arrêt OABP ne sont pas applicables à cette dernière situation.

CE ,ass., 30/12/2014, Société Armor SNC

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 4 janvier 2012 et 4 avril 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la société Armor SNC, dont le siège est au Quai du Président Wilson à Nantes (44200) ; la société Armor SNC demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt n° 10NT01095 du 4 novembre 2011 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté sa requête tendant, d'une part, à l'annulation du jugement n° 0603521 du 9 avril 2010 par lequel le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 16 juin 2006 de la commission d'appel d'offres du département de la Vendée rejetant son offre pour l'attribution du marché public relatif au dragage de l'estuaire du Lay et retenant celle du département de la Charente-Maritime, ainsi que de la décision du président du conseil général de la Vendée de signer le marché avec ce département et, d'autre part, à l'annulation de ces deux décisions ; 
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre solidairement à la charge des départements de la Vendée et de la Charente-Maritime la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code général des collectivités territoriales ; 
Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Laurence Marion, maître des requêtes, 
- les conclusions de M. Bertrand Dacosta, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Monod, Colin, Stoclet, avocat de la société Armor SNC aux droits de laquelle vient la société EMCC, à la SCP Coutard, Munier-Apaire, avocat du département de la Vendée et à Me Ricard, avocat du département de la Charente-Maritime ;

1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de la Vendée a lancé en 2006 une procédure de passation d'un marché public portant sur le dragage de l'estuaire du Lay ; que ce marché a été attribué au département de la Charente-Maritime ; que la société Armor SNC, candidate évincée, a demandé l'annulation de la décision de la commission d'appel d'offres et de celle du président du conseil général de la Vendée de signer ce marché; que la société Armor SNC, aux droits de laquelle est venue la société Entreprises Morillon Corvol Courbot, se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 4 novembre 2011 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a confirmé le jugement du tribunal administratif de Nantes rejetant cette demande ; 

2. Considérant qu'hormis celles qui leur sont confiées pour le compte de l'Etat, les compétences dont disposent les collectivités territoriales ou leurs établissements publics de coopération s'exercent en vue de satisfaire un intérêt public local ; que si aucun principe ni aucun texte ne fait obstacle à ce que ces collectivités ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l'attribution d'un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d'une autre personne publique, ils ne peuvent légalement présenter une telle candidature que si elle répond à un tel intérêt public, c'est à dire si elle constitue le prolongement d'une mission de service public dont la collectivité ou l'établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d'amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d'assurer son équilibre financier, et sous réserve qu'elle ne compromette pas l'exercice de cette mission ; qu'une fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence ; qu'en particulier, le prix proposé par la collectivité territoriale ou l'établissement public de coopération doit être déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans que la collectivité publique bénéficie, pour le déterminer, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu'elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié ; que ces règles s'appliquent enfin sans préjudice des coopérations que les personnes publiques peuvent organiser entre elles, dans le cadre de relations distinctes de celles d'opérateurs intervenant sur un marché concurrentiel ;

3. Considérant qu'en ne recherchant pas, pour écarter le moyen tiré de ce que le département de la Charente-Maritime ne pouvait légalement déposer une offre dans le cadre d'un marché public exécuté en dehors de ses limites territoriales sans se prévaloir d'un intérêt public local, si la candidature de ce département constituait le prolongement de l'une de ses missions de service public, la cour administrative d'appel de Nantes a commis une erreur de droit ; que, par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, son arrêt doit être annulé ;

4. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société Entreprises Morillon Corvol Courbot, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, le versement d'une somme au titre des frais exposés par les départements de la Vendée et de la Charente-Maritime et non compris dans les dépens ; qu'en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de ces derniers le versement de la somme de 3 000 euros chacun à la société Entreprises Morillon Corvol Courbot ; 

DECIDE :
Article 1er : L'arrêt du 4 novembre 2011 de la cour administrative d'appel de Nantes est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Nantes.
Article 3 : Le département de la Charente-Maritime et le département de la Vendée verseront chacun à la société Entreprises Morillon Corvol Courbot une somme de 3 000 euros chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. 
Article 4 : Les conclusions du département de la Charente-Maritime et du département de la Vendée présentées en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Entreprises Morillon Corvol Courbot, au département de la Vendée et au département de la Charente-Maritime.
Copie pour information sera adressée à l'Institut de la gestion déléguée, à l'Association des maires de France, au ministre de l'intérieur et au ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique.