Introduction
L’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 dispose que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Avec l’arrêt Kherouaa (CE, 2 nov. 1992, Kherouaa, n° 130394, Lebon p. 389), le Conseil d’État avait accepté de contrôler le règlement intérieur d’un établissement scolaire, en ce qu’il interdisait le port du voile aux élèves, le faisant de facto sortir de la catégorie des mesures d’ordre intérieur (MOI). Si la haute-juridiction avait pu rappeler le principe de neutralité du service public, notamment pour les agents, elle ne manquait pas de rappeler également que l’encadrement de la liberté religieuse des élèves ne doit pas mener à une interdiction générale et absolue de porter des signes distinctifs qui serait contraire à la liberté d'expression des élèves.
Face à une problématique sociétale prenant une certaine ampleur, le gouvernement de l’époque – dirigé par Jean-Pierre RAFFARIN – et le Parlement avaient été amenés à légiférer.
La loi n° 2004-228 du 15 mars 2004, est ainsi venue encadrer au nom du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
Si la jurisprudence et la loi ont beaucoup fait évoluer les choses, particulièrement ces vingt dernières années, le débat juridique sur la laïcité – composante du principe de neutralité – dans le cadre scolaire est toujours vif et ne manque pas d’être relancé par différents évènements médiatiques. C’est particulièrement le cas de différentes affaires concernant des parents d’élèves accompagnateurs scolaires portant un signe religieux visible.
Il faut donc rappeler dans quelles conditions, le principe de neutralité est applicable aux agents contribuant au service public de l’éducation et aux élèves (I), mais aussi en quoi il ne concerne pas réellement les parents d’élèves (II).
I - Le principe de neutralité applicable aux enseignants et élèves
D’une manière générale, le principe de neutralité est applicable aux agents de l’éducation, notamment les enseignants (A), de même qu’aux usagers dans des conditions définies principalement par la loi (B).
A - Le principe de neutralité applicable aux agents de l'éducation
Le principe de neutralité trouve à s’appliquer aux agents publics à travers l’obligation de neutralité religieuse (1), mais aussi du devoir de réserve particulièrement pour le personnel enseignant (2).
1 - L’obligation de neutralité religieuse
Si l’éducation et la religion ont longtemps été liées dans notre pays, les années qui ont précédé et suivi l’entrée en vigueur de la loi de 1905 (Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État) ont marqué une vague importante d’anticléricalisme. Le milieu de l’éducation publique a fait rapidement disparaitre toute trace liée à la religion. Ainsi, le personnel de l’école – quels que soient les fonctions ou le statut de l’agent public concerné – est strictement soumis à une obligation de neutralité religieuse.
Si le Conseil d’État a considéré que « l’administration ne [pouvait] légalement écarter des candidats à la fonction publique » sur le seul critère de leurs croyances religieuses (CE, 28 avril 1938, Weis), il avait pu également préciser que n’était « pas entachée d'excès de pouvoir, la décision par laquelle le ministre de l'instruction publique refuse d'admettre un prêtre catholique à prendre part à un concours d'agrégation » (CE, 10 mai 1912, Abbé Bouteyere, n° 46027). Plus récemment, dans son célèbre avis Mlle Marteaux, le juge administratif précise que si les agents de l'enseignement public, qu’ils soient enseignants et non-enseignants, bénéficient comme tous les agents publics de la liberté de conscience qui interdit la discrimination dans l'accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils puissent manifester leurs croyances religieuses dans le cadre du service public (CE, Avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017). Une position soutenue par ailleurs dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Au-delà, un devoir de réserve est également applicable légalement aux enseignants.
2 - Le devoir de réserve applicable aux enseignants
Il apparait aussi clairement que les agents de la fonction publique sont, d’une manière générale, soumis au devoir de réserve dans l'expression écrite et orale de leurs opinions. De ce point de vue, les personnels de l'éducation nationale sont tenus de respecter cette obligation. Ils doivent ainsi faire preuve d’une pleine vigilance lorsqu'ils s'expriment dans le cadre scolaire, mais aussi dans la sphère publique.
Il s’agit finalement d’éviter que les opinions philosophiques et politiques des enseignants ne perturbent le bon fonctionnement du service public et n’influencent des élèves dans le cadre d’un rapport inégal « professeur – élève ». Ce devoir de réserve fait partie intégrante du principe de neutralité. Son application est un peu différente pour l’enseignement supérieur où les enseignants sont également chercheurs et peuvent à ce titre émettre des opinions dans le cadre de la « liberté académique » (décision n°83-165 DC du 20 janvier 1984).
B - Le principe de neutralité applicable sous conditions aux élèves
En ce qui concerne les élèves, l’application du principe de neutralité est plus délicate. Si un flou juridique persistait sur ce point (1), la loi de 2004 a apporté un éclaircissement considérable (2).
1 - Le flou juridique antérieur à la loi de 2004
Avant la loi de 2004, un flou juridique existe. L’affaire du « collège de Creil » a, dès 1989, mis en avant un certain nombre de problématiques juridiques sur l’application du principe de neutralité au sein des établissements scolaires. Souhaitant interdire le foulard islamique, le directeur d’un collège avait effectivement modifié le règlement intérieur de son établissement pour décourager toute expression religieuse. Dans le silence de la loi sur point, la jurisprudence du Conseil d’État prend position sur la question.
En effet, l'avis rendu le 27 novembre 1989 par la haute-juridiction vient opérer une conciliation délicate, mais juridiquement peu contestable entre deux principes potentiellement contradictoires : le principe de neutralité du service public et de laïcité ; la liberté de conscience et d’expression des élèves. Le juge administratif a ainsi considéré que les interdictions générales et absolues sont entachées d’illégalité (CE, Avis, 27 nov. 1989). Pour autant, le juge accepte certaines interdictions de ce type, dans des situations bien précises : l’incompatibilité du port du foulard dans le cadre de cours de sport, de chimie ou de technologie (CE, 20 octobre 1999, Époux Aït Ahmed) ; la création de troubles dans le bon ordre au sein de l’établissement ou la présence de comportements favorisant le prosélytisme (CE, 27 novembre 1996, Ligue islamique du Nord).
Pour autant, l’insécurité juridique dans laquelle la jurisprudence plonge les directeurs d’établissements conduit le parlement à légiférer sous l’impulsion du gouvernement.
2 - La nécessité de légiférer : les apports considérables de la loi de 2004
Une première circulaire « Bayrou » (20 septembre 1994) évoquait la présence de signes religieux ostentatoires à l’école, elle fut considérée comme non-créatrice de droit. La loi de 2004 va évidemment beaucoup plus loin.
Dans des dispositions codifiées désormais à l’article L. 141-5-1 du Code de l’Éducation, la loi précise que : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève ».
Après l’entrée en vigueur de ce texte, une circulaire gouvernementale (Circulaire n°2004-084, 18 mai 2004) est venue préciser les conditions de son application. La situation est beaucoup plus claire et ne pose aucun réel problème juridique aujourd’hui, même si des questions ont pu se poser à propos du port de l’abaya et du qamis qui ont finalement été soumis à la loi de 2004 (CE, ord., 25/09/2023, Ass. La Voix lycéenne et autres).
Il n’en est pas de même pour les parents d’élèves, qui sont des usagers différents du service public.
II - Le principe de neutralité difficilement applicable aux parents d'élèves.
Un problème juridique majeur continue à se poser : le principe de neutralité est-il applicable aux parents d’élèves, notamment lorsqu’ils accompagnent des sorties scolaires ? De ce point de vue, la loi reste trop incertaine (A), mais le juge administratif tente d’éclairer le monde de l’éducation sur ce point (B).
A - L'absence de réelle position législative sur les parents d'élèves et le principe de neutralité
L’application du principe de neutralité aux parents reste délicate et le législateur n’a pas pris position dans la loi de 2004 (1), laissant la main aux chefs d’établissements placés dans une situation d’insécurité juridique (2).
1 - L’absence d’application de la loi de 2004 aux parents d’élèves
La loi adoptée en 2004 vient effectivement s’appliquer aux élèves, mais elle ne prévoit aucune réelle disposition concernant les parents d’élèves dans le temps scolaires ou au sein de l’établissement. D’une manière plus générale, la qualité d’usagers du service public n’entraine pas d’obligations applicables en vertu du principe de neutralité. Mais la question de leur assimilation aux agents publics, lorsqu’ils accompagnent des sorties scolaires, s’est rapidement posée.
Il s’agit finalement d’une application assez logique du statut de « collaborateur occasionnel du service public » apparu plus tôt dans la jurisprudence (sur ce sujet : CE, Commune de Saint-Priest-La-Plaine, 22 novembre 1946). Mais comme l'a souligné la haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) dans sa délibération n° 2007-117 du 14 mai 2007, la loi de 2004 n’est pas amenée à s’appliquer aux parents d'élèves ou à d'autres personnes intervenant bénévolement dans le cadre du service public de l'enseignement.
2 - La libre appréciation délicate des directeurs d’établissements
Dès lors que la loi de 2004 et le principe de neutralité ne sont pas réellement amenés à s’appliquer aux parents d’élèves, y compris s’ils participent au service public comme accompagnateur, les chefs d’établissements restent bien seuls pour gérer cette problématique.
Le ministère de l’Éducation nationale a dû éclaircir cette situation, tant bien que mal, dans une réponse ministérielle du 21 août 2008 : « Il ne peut donc être soutenu que la qualité de collaborateur bénévole emporterait reconnaissance du statut d'agent public, avec l'ensemble des droits et des devoirs qui y sont attachés. Néanmoins, le chef d'établissement peut prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer le bon fonctionnement du service public et notamment le maintien de l'ordre public dans l'enceinte de son établissement, sans préjudice des dispositions générales réglementant l'accès aux établissements (…). En ce qui concerne l'accompagnement des classes en sortie scolaire, les dispositions des circulaires n° 99-136 du 21 septembre 1999 relative à l'organisation des sorties scolaires dans les écoles maternelles et élémentaires publiques et n° 76-260 du 20 août 1976 relative aux sorties et voyages d'élèves, précisent les conditions dans lesquelles ces sorties doivent s'effectuer. Ainsi, les adultes bénévoles qui participent à l'encadrement de la vie collective en dehors des périodes d'enseignement doivent y être autorisés par le directeur de l'école. Aucune qualification particulière n'est requise pour ces accompagnements, et aucun critère de sélection n'est précisé. En conséquence, il appartient au directeur ou au chef d'établissement, sur proposition de l'enseignant, de choisir, parmi les parents qui se proposent, ceux qui accompagneront la sortie ». Le juge administratif a été amené à trancher ce débat, à plusieurs reprises…
B - L'éclairage du juge administratif sur le statut des parents d'élèves et l'application du principe de neutralité
Si la loi n’apporte pas de conséquences juridiques sur cette question, la jurisprudence reste longtemps incertaine (1). C’est en 2013 que le Conseil d’État tranche pleinement sur ce point, dans un avis (2).
1 - La jurisprudence incertaine en la matière avant 2013
La situation des parents d’élèves accompagnateurs est longtemps restée incertaine. Malgré les avis de la HALDE, les différentes circulaires et le contenu de la loi de 2004, qui n’entendent pas appliquer le principe de neutralité à ces derniers, le juge administratif a été amené à se prononcer sur le règlement intérieur d’une école qui prévoyait que « les parents volontaires pour accompagner les sorties scolaires doivent respecter dans leur tenue et leurs propos la neutralité de l'école laïque ».
Le Tribunal administratif (TA) de Montreuil, fidèle à une ligne traditionnellement « conservatrice » en la matière, considère que les parents d’élèves volontaires pour accompagner les sorties scolaires doivent respecter le principe de neutralité de l’école, y compris dans le caractère laïque de leur tenue vestimentaire, dès lors qu’ils participent activement au service public de l’éducation (TA Montreuil, 22 novembre 2011, Osman, n° 1012015). Pour autant, cette solution n’a pas manqué de faire débat, conduisant finalement à la sollicitation d’un avis auprès du Conseil d’État, deux ans plus tard.
2 - L’avis de 2013 : le Conseil d’État tranche cette problématique
Dans son avis du 23 décembre 2013, qui n’a pas été publié, le Conseil d’État précise que les parents accompagnateurs qui participent aux sorties scolaires ne sont considérés ni comme des agents, ni comme des collaborateurs du service public. Ils sont bien assimilés à des usagers du service public qui n’ont pas de raison de se soumettre au principe de neutralité du service public. Ainsi, les mères de famille portant le voile ne sont pas soumises, en principe, à la neutralité religieuse dans le cadre d’une sortie scolaire. La haute juridiction vient clarifier ainsi la situation, une bonne fois pour toutes, mais rappelle que « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente (…) à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses » aux parents accompagnateurs.
Le juge administratif applique volontiers cet avis en précisant que : « Les parents d'élèves autorisés à accompagner une sortie scolaire à laquelle participe leur enfant doivent être regardés, comme les élèves, comme des usagers du service public de l'éducation. Par suite, les restrictions à la liberté de manifester leurs opinions religieuses ne peuvent résulter que de textes particuliers ou de considérations liées à l'ordre public ou au bon fonctionnement du service » (TA Nice, 9 juin 2015, Dahi, n° 1305386).
