Introduction

Le recours pour excès de pouvoir (REP) est, sans aucun doute, le recours qui caractérise le mieux le droit administratif. Recours objectif en ce qu’il vise à défendre la légalité méconnue, son origine remonte au début du XIX° siècle. Sa pleine efficacité ne se fera, cependant, que bien plus tard lorsqu’au fil de ses décisions, le Conseil d’Etat reconnaîtra de nouveaux moyens (appelés cas d’ouverture du REP) susceptibles d’être invoqués. L’arrêt Gomel constitue une étape majeure dans ce mouvement.

En l’espèce, M. Gomel a demandé au préfet de la Seine l’autorisation de construire un bâtiment d’habitation sur un terrain lui appartenant à Paris, Place Beauvau. Sur la base de la loi du 13/07/1911 lui permettant d’interdire les constructions susceptibles de porter atteinte à une « perspective monumentale », le représentant de l’Etat a refusé l’octroi de cette autorisation par un arrêté en date du 26/07/1913. M. Gomel a, alors, saisi le Conseil d’Etat afin de faire annuler cette décision. Le 04/04/1914, la Haute juridiction a fait droit à sa requête au motif que ladite place ne pouvait être qualifiée de « perspective monumentale » et que, dès lors, le préfet de la Seine avait fait une fausse application de la loi de 1911.

Bien que classique pour un œil du XXI° siècle, cette démarche était novatrice en 1914. Jusqu’à cette date, en effet, le Conseil d’Etat ne s’aventurait que rarement sur le terrain du contrôle des questions de faits. L’arrêt Gomel marque, alors, un tournant en la matière : par cet arrêt, le Conseil d’Etat se reconnaît le pouvoir de contrôler la qualification juridique des faits opérée par l’administration. Il poursuivra ce mouvement en 1916 par le contrôle de l’exactitude matérielle des faits (CE, 14/01/1916, Camino). La jurisprudence Gomel verra, quant à elle, son champ d’intervention s’étendre à toutes les matières où l’administration agit en compétence liée, mais restera à jamais bannie – et c’est logique - de celles où prévaut le pouvoir discrétionnaire.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la consécration du contrôle de la qualification juridique des faits (I) et d’analyser, dans une seconde partie, l’étendue de ce contrôle (II).

I – La consécration du contrôle de la qualification juridique des faits

Avec l’arrêt Gomel, le Conseil d’Etat se reconnaît le pouvoir de contrôler la qualification juridique des faits opérée par l’administration. Cette opération, qui ne peut faire l’objet d’un contrôle que lorsque l’administration agit dans le cadre d’une compétence liée (B), suppose de déterminer si des faits donnés remplissent les conditions prévues par le droit pour qu’une décision soit prise (A). 

A – L'opération de qualification juridique des faits

L’opération de qualification juridique des faits peut être définie comme l’opération par laquelle l’administration ou le juge détermine si une situation de fait présente les caractéristiques prévues par les textes pour qu’une décision déterminée soit prise. C’est un tel pouvoir de contrôle que se reconnaît le Conseil d’Etat dans l’arrêt Gomel. Il se manifeste dans les arrêts par l’emploi de la formule « ces faits sont de nature à justifier » la décision et conduit le juge administratif à substituer sa propre appréciation à celle de l’administration.

L’exemple du contentieux disciplinaire dans la fonction publique illustre parfaitement ce qu’est ce contrôle, que l’on qualifie de normal. Ainsi, l’administration ne peut infliger une sanction à l’un de ses agents que si une faute a été commise : en d’autres termes, il faut que les faits reprochés à l’agent constituent une faute. Il revient, alors, au juge administratif de déterminer si l’agent concerné a commis « une faute de nature à justifier une sanction disciplinaire ».

C’est la même démarche qui est adoptée en l’espèce La loi du 13/07/1911 permettait, ainsi, aux préfets de refuser le permis de construire lorsque les constructions projetées pouvaient porter atteinte à une « perspective monumentale ». Sur cette base, le préfet de la Seine refusa à M. Gomel le permis de construire un bâtiment sur le Place Beauvau au motif que cette dernière constituait une « perspective monumentale » et que la construction envisagée pouvait y porter atteinte. Pour apprécier la légalité de ce refus, le Conseil d’Etat vérifia, alors, si cette place méritait d’être qualifiée de « perspective monumentale ».  Il jugea, que non en stipulant que « la Place Beauvau ne saurait être regardée dans son ensemble comme formant une perspective monumentale » et annula le refus opposé à M. Gomel.

Cet exemple atteste que le contrôle de la qualification juridique des faits est largement tributaire de l’existence de normes juridiques suffisamment précises, ce qui explique qu’il ne puisse être réalisé que lorsque l’administration agit en compétence liée.

B – Un contrôle possible en compétence liée uniquement

L’administration dispose de deux types de pouvoirs : elle agit tantôt en compétence liée, tantôt dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire. Le contrôle de la qualification juridique des faits n’est possible que dans la première hypothèse.

En effet, en compétence liée, le droit impose deux obligations à l’administration : d’une part agir ou ne pas agir, d’autre part, si elle doit agir, d’agir d’une certaine façon. Ainsi, face à une situation de fait présentant certaines caractéristiques, l’administration est tenue d’avoir un certain comportement, sans possibilité de choix. 

Le droit détermine donc les caractères que doit présenter la situation de fait pour qu’une décision déterminée soit prise : par exemple, en l’espèce, le préfet ne peut refuser le permis de construire à M. Gomel que si la Place Beauvau où est envisagée la construction de l’immeuble peut être regardée comme une « perspective monumentale ». Le juge dispose, alors, en pareille hypothèse, de normes juridiques – ici la notion de « perspectives monumentales » - suffisamment précises à l’aune desquelles apprécier les faits, ce qui lui permet, en toute logique, d’opérer le contrôle de la qualification juridique des faits.

Un tel contrôle n’est, en revanche, pas possible lorsque l’administration agit dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire. En effet, les normes encadrant le pouvoir de l’administration sont, ici, vagues et générales. Face à une situation de fait donnée, l’autorité administrative est libre d’agir ou pas et, si elle agit, de déterminer elle-même le sens de la décision à prendre. Sa conduite ne lui est pas dictée à l’avance par le droit. Ce pouvoir se justifie par l’impossibilité pour le législateur et le juge de déterminer à l’avance le sens des décisions à prendre dans de multiples hypothèses. Il est, alors, nécessaire de laisser à l’administration une certaine marge de manœuvre afin qu’elle prenne les décisions les plus opportunes. La conséquence d’un tel pouvoir sur le contrôle opéré par le juge est que celui-ci ne peut vérifier si une situation de fait respecte les caractéristiques prévues par les textes, puisque ces derniers ne les ont pas déterminés. Le contrôle de la qualification juridique des faits est donc, logiquement, impossible ici.

Ce contrôle connaît donc des limites inhérentes à la sphère discrétionnaire du pouvoir de l’administration. La question de son étendue mérite, alors, d’être posée.

II – L'étendue du contrôle de la qualification juridique des faits

Le contrôle de la qualification juridique des faits n’a cessé, depuis l’arrêt Gomel, de voir son champ d’application s’étendre (B). Cependant, lui restent toujours interdites les matières où prévaut le pouvoir discrétionnaire (A).

A – Un contrôle exclu dans certaines matières

Le juge administratif ne peut exercer le contrôle de la qualification juridique des faits lorsqu’est en cause le pouvoir discrétionnaire. Plusieurs exemples notables peuvent être relevés. Il en va, ainsi, de certaines questions techniques (par exemple, le caractère toxique de certains produits), des appréciations portées par les jurys d’examen ou de concours sur la valeur des candidats et de leurs prestations ou, encore, de celles des arbitres et juges de compétitions sportives. 

Aussi, afin d’atténuer les conséquences des lacunes de son contrôle en la matière, le Conseil d’Etat a développé, à compter des années 1960, le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (EMA). Ce contrôle, dit restreint ou minimum, vise à censurer les erreurs grossières, flagrantes, repérables par le simple bon sens et qui entraînent une solution choquante dans l’appréciation des faits par l’administration. Il s’agit pour le juge administratif d’imposer à l’administration un minimum de logique et de bon sens. Cette technique a l’avantage de préserver le pouvoir discrétionnaire dans la mesure où une erreur bénigne ne suffit pas et de garantir les droits des administrés, puisque l’administration sera sanctionnée si elle commet une erreur manifeste.

Le contrôle de l’EMA est apparu dans le domaine de la fonction publique (par exemple : CE, sect., 15/02/1961, Lagrange), puis a progressivement colonisé la majeure partie du contentieux mettant en cause le pouvoir discrétionnaire. Restent, toutefois, des matières où le juge ne la contrôle pas : il en va, ainsi, à propos des appréciations portées par les jurys d’examens ou de concours sur la valeur des copies des candidats ou, encore, des appréciations du chef de l’Etat en matière d’octroi de décoration.

A ce jour, cependant, le juge administratif entend largement le champ de ce contrôle minimum. Il lui arrive même, de temps à autres, de le délaisser pour passer à un contrôle normal.

B – Un contrôle dont l'emprise peut évoluer

Depuis sa consécration en 1914, le contrôle de la qualification juridique des faits a irrigué toutes les matières où l’administration agit en compétence liée. De nos jours, ce mouvement se poursuit lorsque de nouveaux textes ou, plus souvent, le juge administratif viennent affiner les conditions d’exercice du pouvoir de l’administration, offrant, ainsi, au juge des normes juridiques suffisamment précises à l’aune desquelles apprécier les faits à la base de la décision. L’administration passe, alors, d’un pouvoir discrétionnaire à une compétence liée et le juge d’un contrôle minimum à un contrôle normal. 

C’est, par exemple, le cas lorsque le juge administratif précise en quoi consiste « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » en matière de police administrative. C’est aussi le juge qui a posé que la délivrance d’un passeport peut être refusée lorsque le déplacement à l’étranger est de nature à compromettre la sûreté publique (CE, ass., 08/04/1987, Ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation c/ Peltier). C’est, enfin, le Conseil d’Etat qui précise les décisions entrant dans la catégorie des « affaires courantes » pour apprécier les décisions prises par un gouvernement démissionnaire (CE, ass., 04/04/1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie).

L’ensemble de ces solutions attestent de la vitalité de la jurisprudence Gomel. Cette dernière peut, ainsi, encore gagner de nouveaux territoires afin de satisfaire toujours mieux les exigences du renforcement du contrôle de l’administration.

CE, 04/04/1914, Gomel

Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour le sieur X..., demeurant à Paris, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 4 septembre et 16 octobre 1913 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler pour excès de pouvoir un arrêté en date du 26 juillet 1913 par lequel le Préfet de la Seine lui a refusé l'autorisation de construire un bâtiment d'habitation sur un terrain lui appartenant à Paris place Beauveau ;

Vu le décret du 26 mars 1852 ; Vu la loi du 13 juillet 1911 article 118 ; Vu la loi du 24 mai 1872 ; Vu la loi des 7-14 octobre 1791 ;

Considérant qu'aux termes de l'article 3 du décret du 26 mars 1852, "tout constructeur de maisons, avant de se mettre à l'oeuvre devra demander l'alignement et le nivellement de la voie publique au devant de son terrain et s'y conformer" ; que l'article 4 du même décret, modifié par l'article 118 de la loi du 13 juillet 1911, porte : "Il devra pareillement adresser à l'Administration un plan et des coupes cotées des constructions qu'il projette, et se soumettre aux prescriptions qui lui seront faites dans l'intérêt de la sûreté publique, de la salubrité ainsi que de la conservation des perspectives monumentales et des sites, sauf recours au Conseil d'Etat par la voie contentieuse" ;

Considérant que ce dernier article ainsi complété par la loi du 13 juillet 1911 a eu pour but de conférer au préfet le droit de refuser, par voie de décision individuelle, le permis de construire, au cas où le projet présenté porterait atteinte à une perspective monumentale ; que les seules restrictions apportées au pouvoir du préfet, dont la loi n'a pas subordonné l'exercice à un classement préalable des perspectives monumentales, sont celles qui résultent de la nécessité de concilier la conservation desdites perspectives avec le respect dû au droit de propriété ;

Mais considérant qu'il appartient au Conseil d'Etat de vérifier si l'emplacement de la construction projetée est compris dans une perspective monumentale existante et, dans le cas de l'affirmative, si cette construction, telle qu'elle est proposée, serait de nature à y porter atteinte ;

Considérant que la place Beauveau ne saurait être regardée dans son ensemble comme formant une perspective monumentale ; qu'ainsi, en refusant par la décision attaquée au requérant l'autorisation de construire, le préfet de la Seine a fait une fausse application de l'article 118 de la loi précitée du 13 juillet 1911 ;

DECIDE :
Article 1 : L'arrêté susvisé du Préfet de la Seine est annulé.
Article 2 : Expédition ... Intérieur.