Le pouvoir réglementaire de police générale du chef de l’État (CE, 08/08/1919, Labonne)

Introduction

Si les autorités chargées d'exercer le pouvoir de police administrative générale au niveau local ont, très tôt, été désignées par les textes, il n'en a pas été de même s'agissant de l'échelon étatique. En effet, sous la III° République, aucun texte ne déterminait l'autorité compétente au niveau national. L’arrêt Labonne de 1919 vient combler cette lacune en reconnaissant au président de la République un pouvoir réglementaire de police générale propre.

Dans cet affaire, le chef de l’État a, par un décret du 10/03/1899, institué un certificat de capacité pour la conduite et autorisé l'autorité préfectorale à le retirer en cas de commission de deux contraventions dans l'année. M. Labonne s'est vu retirer ce certificat par un arrêté préfectoral du 04/12/1913. Il demanda, alors, l'annulation de ce dernier au Conseil d'Etat, ainsi que celle de certains articles du décret présidentiel qui lui sert de fondement. Le 08/08/1919, la Haute juridiction rejeta, cependant, sa requête.

L'argumentation de M. Labonne était simple. Les pouvoirs de police administrative générale en matière de conservation des voies publiques et de sécurité de la circulation sont confiées par les lois du 22/12/1789 – 08/01/1790 et du 05/04/1884 aux autorités municipales et départementales. L'intéressé considère, dès lors, que le chef de l’État n'était pas compétent pour instituer le certificat de conduite.

Par une construction jurisprudentielle audacieuse, le Conseil d'Etat rejette cet argument et juge, au contraire, que le président de la République possède une pouvoir de réglementation propre en matière de police administrative générale, qu'il détient en dehors de toute délégation législative. Il prolonge, ce faisant, sa jurisprudence Heyriès de 1918 par laquelle il avait reconnu au chef de l'exécutif un même pouvoir de réglementation, mais en matière d'organisation et de fonctionnement des services publics. Du fait des changements opérés par le Constitution du 04/10/1958, ce pouvoir appartient, désormais, au Premier ministre.

Les maires ne sont pas démunis de toute faculté d'action pour autant. En effet, la Haute juridiction, confirmant, là encore, une jurisprudence antérieure, admet que l'intervention du chef de l'exécutif n'interdit pas au maire de prendre une mesure ayant le même objet. Il soumet ce concours de police à deux conditions : d'une part, le maire ne peut qu'aggraver la mesure du président de la République et, d'autre part, il doit justifier d'un intérêt public qu'il y a lieu d'apprécier localement.

Il convient donc d'étudier, dans une première partie, le pouvoir de réglementation propre du chef du gouvernement (I) et d'analyser, dans une seconde partie, la validité du concours entre deux autorités de police administrative générale (II).

I – Le chef du gouvernement dispose d'un pouvoir réglementaire de police générale

L’arrêt Labonne vient consacrer un pouvoir de réglementation propre du chef de l’État en matière de police administrative générale, valable indépendamment de toute délégation législative. Initialement attribué au président de la République (A), ce pouvoir a été transféré au Premier ministre sous la V° République (B).

A – A l'origine, un pouvoir du chef de l'Etat

Le pouvoir propre de réglementation du président de la République a, d'abord, été reconnu lors de la Première guerre mondiale en matière d'organisation et de fonctionnement des services publics (1). L’arrêt Labonne permet au Conseil d’État de le transposer aux périodes de paix et à la mission de police administrative (2).

1 – Un pouvoir applicable à l'organisation et au fonctionnement des services publics

C'est à l'occasion de l’arrêt fondateur de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles (CE, 28/06/1918, Heyrès) que le Conseil d’État a consacré, pour la première fois, l'existence d'un pouvoir propre de réglementation du chef de l’État, indépendant de toute délégation législative.

Dans cette affaire, le président de la République avait pris un décret suspendant, pendant la guerre 1914 – 1918, l'application de l'article 65 de la loi du 22/04/1905 imposant la communication aux agents publics de leur dossier avant toute mesure disciplinaire. Se fondant sur l'état de guerre, le Conseil d’État jugea légale cette immixtion d'une autorité administrative dans le domaine de la loi.

La Haute juridiction motiva sa position en considérant que « par l'article 3 de la loi constitutionnelle du 25/02/1875, le président de la République est placé à la tête de l'administration française et chargé d'assurer l'exécution des lois ». Elle ajouta « qu'il lui incombe, dès lors, de veiller à ce qu'à toute époque, les services publics institués par les lois et les règlements soient en état de fonctionner, et à ce que les difficultés résultant de la guerre n'en paralysent pas la marche ».

Outre la consécration d'une légalité d'exception en temps de guerre, le juge administratif suprême reconnut au chef de l’État le pouvoir de prendre toutes les mesures à même d'assurer l'exécution des lois. Pour le Conseil d’État, cette mission implique, notamment, de garantir la continuité des services publics. L'organisation et le fonctionnement des services publics apparaissent, alors, comme le premier des deux champs d'application du pouvoir de réglementation que le Conseil d’État reconnaîtra au président de la République.

La Haute juridiction rattacha ces pouvoirs à la seule loi constitutionnelle de 1875, attestant, ainsi, qu'il s'agit d'un pouvoir propre du chef de l'exécutif, valable en dehors de toute délégation législative expresse. L’arrêt Labonne vient compléter cette solution en reconnaissant que ce pouvoir s'applique aussi en dehors des périodes de guerre et vaut également en matière de police administrative.

2 – Un pouvoir applicable en matière de police administrative

Avec l’arrêt Labonne, le juge administratif transpose les principes consacrés à l'occasion de la première guerre mondiale au temps de paix. Le Haute juridiction décide, ainsi, qu'il « appartient au chef de l’État, en dehors de toute délégation législative et en vertu de ses pouvoirs propres, de déterminer celles des mesures de police qui doivent en tout état de cause être appliquées dans l'ensemble du territoire ».

Par ces mots, la Conseil d'Etat confirme que le président de la République peut réglementer l'exercice des libertés publiques, même en l'absence d'intervention du législateur. Il explicite, ce faisant, deux grands traits du pouvoir de réglementation attribué au chef de l'exécutif.

D'une part, ce pouvoir est un pouvoir propre du chef de l'Etat, qui s'exerce en « dehors de toute délégation législative ». Bien que le juge administratif n'y fasse pas expressément référence dans le corps de l’arrêt, ce pouvoir découle directement de la loi constitutionnelle de 1875 et, plus précisément, de la mission d'exécution des lois que la charte de 1875 confie au président de la République. Il vaut, ainsi, même sans avoir être prévu par le législateur.

D'autre part, ce pouvoir s'applique, également, en matière de police administrative. Cette solution apporte une précision bienvenue dans la mesure où l’arrêt Heyriès ne mentionnait que l'organisation et le fonctionnement des services publics au titre de la nécessité « d'assurer l'exécution des lois », sans viser explicitement les missions de police administrative. Le maintien de l'ordre public étant la condition nécessaire à l'exécution des lois, l’arrêt Labonne prolonge, alors, utilement la jurisprudence Heyriès en consacrant, à coté de la continuité des services publics, une seconde application du pouvoir propre de réglementation du chef de l'Etat liée aux tâches de police administrative. Ce pouvoir se dédouble, ainsi, pour englober l'ensemble du champ des activités administratives.

Le Conseil d’État parfait, de la sorte, son édifice jurisprudentiel sur les pouvoirs propres de réglementation du chef de l’État : ceux-ci existent indépendamment de toute délégation législative expresse, concernent aussi bien les missions de police administrative que de services publics et valent en temps de guerre comme en temps de paix. La construction jurisprudentielle débutée en 1918 se voit, donc, affirmée tant formellement que matériellement et temporellement.

La réaffirmation de ces principes permet, en l'espèce, à la Haute juridiction de valider l'intervention du chef de l’État en matière de police administrative de la circulation et, par voie de conséquence, l’arrêté préfectoral pris sur la base du décret présidentiel. Ces principes seront maintenus postérieurement à 1958, malgré les bouleversements apportés par la Constitution de la V° République.

B – Aujourd'hui, un pouvoir du Premier ministre

Sous l'emprise de la Constitution de 1958, le pouvoir consacré par l’arrêt Labonne est confié au Premier ministre (1). Il conserve, par ailleurs, toute son étendue malgré la répartition des compétences entre loi et règlement induite par les articles 34 et 37 du texte constitutionnel (2).

1 – Un pouvoir transféré au Premier ministre

L'esprit de la jurisprudence Labonne était d'attribuer le pouvoir réglementaire de police générale à l'échelon national au chef du gouvernement. Or, sous les IV° et V° Républiques, cette fonction est confiée, non au chef de l’État, mais, respectivement, au président du Conseil et au Premier ministre. C'est, donc, logiquement que ces deux autorités ont hérité du pouvoir jadis attribué au président de la République (pour la Constitution de la IV° République : CE, ass., 13/05/1960, SARL « Restaurant Nicolas » ; pour la Constitution de la V° République : CE, 02/05/1973, Ass. cultuelle des Israélites nord-africains de Paris).

Malgré ce transfert de compétence, il faut noter que le chef de l’État n'est pas totalement exclu des autorités de police administrative générale nationales de nos jours. En effet, en vertu de l'article 13 de la Constitution de 1958, celui-ci signe les décrets délibérés en conseil des ministres : il peut, donc, à ce titre, encore participer à l'exercice du pouvoir de police générale aujourd'hui réservé au Premier ministre. Il en va de même, à plus forte raison, lorsqu'il met en œuvre l'article 16 de la Constitution.

Quant au ministre de l'intérieur, bien qu'il soit l'autorité de tutelle des personnels de police d'Etat, il ne dispose, à l'instar des autres ministres, d'aucun titre lui permettant de prendre des mesures de police générale. Si des décrets peuvent l'habiliter à édicter des règlements de police, ce pouvoir est toujours confiné dans des domaines très étroits.

Le système instauré par l’arrêt Labonne demeure donc, mais au profit d'une nouvelle « tête ». C'est, là, le seul changement qui lui ait été apporté depuis 1958, le bouleversement de la répartition des compétences entre pouvoir réglementaire et législateur que consacre la V° République ayant été neutralisé tant par le Conseil d’État que par le Conseil constitutionnel.

2 – Une jurisprudence maintenue malgré les articles 34 et 37 de la Constitution de 1958

Deux articles de la Charte fondamentale de 1958 auraient pu bouleverser le système instauré en 1919. Le premier est l'article 37 qui prévoit, à coté du traditionnel pouvoir réglementaire d'application des lois (art. 21), un pouvoir réglementaire autonome disposant d'un domaine propre. Le second est l'article 34 : celui-ci réserve à la loi le pouvoir de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques.

La question s'est, alors, posée de savoir si les règlements pris en application de la jurisprudence Labonne avaient été, en quelques sortes, fondus au sein de la catégorie générale des règlements autonomes de l'article 37. La question revêtait une importance certaine, dans la mesure où les règlements autonomes se doivent de respecter la limite posée par l'article 34. Dès lors, en cas d'assimilation « règlements – Labonne » / règlements autonomes, les premiers auraient du, au même titre que les seconds, respecter cette limite, ce qui aurait, considérablement, réduit leur champ d'application.

Les jurisprudences administratives et constitutionnelles ont rejeté cette assimilation. Le Conseil d’État a jugé que « l'article 34 de la Constitution n'a pas retiré au chef du gouvernement les pouvoirs de police générale qu'il exerçait antérieurement » (CE, sect., 22/12/1978, Union des chambres syndicales d'affichage et de publicité extérieure). Le Conseil constitutionnel a suivi la même position (CC, 20/02/1987, Code rural). Il juge, ainsi, que « l'article 34 de la Constitution ne prive pas le chef du gouvernement des attributions de police générale qu'il exerce en vertu de ses pouvoirs propres et en dehors de toute habilitation législative » (CC, 20/07/2000, n° 2000-434).

On assiste, donc, à une forme de constitutionnalisation de la jurisprudence Labonne qui se trouve, ainsi, durablement ancrée dans le droit positif. Le reconnaissance de ce pouvoir du chef de l’État, hier, et du Premier ministre, aujourd'hui, n'exclut pas, pour autant, l'intervention des autorités locales.

II – Un maire peut aggraver les mesures de police générale de l'autorité centrale

Avec l'arret Labonne, le Conseil d’État admet qu'un maire, autorité de police administrative générale dans sa commune, puisse prendre une mesure ayant le même objet que celle prise par le chef de l’État, autorité de police administrative générale au plan national : est, ainsi, consacrée la validité du concours entre deux autorités de police administrative générale (A). Ce concours est, cependant, soumis au respect de deux conditions qui traduisent l'exigence d'adaptation si caractéristique des mesures de police administrative (B).

A – Un concours entre deux polices générales admis sur le principe

Le juge administratif suprême considère, en l'espèce (2), que l'intervention d'une autorité de police générale supérieure, telle que le chef de l'Etat, n'exclut pas celle d'une autorité de police générale inférieure, telle que le maire, à la condition que la mesure de la seconde aggrave les prescriptions arrêtées par la première et qu'un intérêt public local le justifie. Cette solution peut se revendiquer d'un précédent (1).

1 – Un précédent : l’arrêt Commune de Néris-les-Bains

Dans l'affaire Commune de Néris-les-Bains (CE, 18/04/1902), le préfet de l'Allier avait interdit, dans toutes les communes du département, les jeux d'argent dans les lieux publics, sauf dérogation accordée par le ministre de l'intérieur pour les stations thermales. Un maire édicta pour sa commune la même interdiction, mais de manière absolue et sans possibilité de dérogation. Le préfet usa, alors, de son pouvoir de tutelle et annula l’arrêté du maire. Sur recours de ce dernier, le Conseil d’État sanctionna la sentence préfectorale.

La Haute juridiction considère, ainsi, que « si l'article 99 [de la loi du 05/04/1884] autorise le préfet à faire des règlements de police municipale pour toutes les communes du département ou pour plusieurs d'entre elles, aucune disposition n'interdit au maire d'une commune de prendre sur le même objet et pour sa commune, par des motifs propres à cette localité, des mesures plus rigoureuses ».

Par ce considérant, le Conseil d'Etat valide le principe du concours de police générale entre un maire, compétent pour réglementer l'ordre public sur le territoire de sa commune, et le préfet, qui dispose de la même compétence sur l'ensemble du département. Le maire peut, ainsi, édicter, pour sa commune, une mesure de police ayant le même objet que celle prise par le préfet. La Haute juridiction pose, cependant, à la validité de ce concours deux conditions : d'une part, la mesure doit être plus contraignante, d'autre part, elle doit être justifiée par un intérêt public apprécié localement.

Ce principe et ces deux conditions sont repris à l'identique par l’arrêt Labonne.

2 – Une confirmation : l’arrêt Labonne

Le Conseil d’État considère, en l'espèce, que « les autorités susmentionnées [maire et préfet], conservent, chacune en ce qui la concerne, compétence pleine et entière pour ajouter à la réglementation générale édictée par le chef de l’État toutes les prescriptions réglementaires supplémentaires que l’intérêt public peut commander dans la localité ».

D'emblée, notons que le rapport hiérarchique entre l'autorité de police inférieure et l'autorité de police supérieure franchit un cran : le rapport se réalise, en effet, en l'espèce, entre le maire ou le préfet d'une part et le chef de l’État, titulaire à l'époque du pouvoir de police administrative générale au niveau national, d'autre part.

Au plan des principes, le Conseil d’État reprend la logique initiée en 1902. Il rappelle, ainsi, que les autorités de police locales, maire ou préfet, peuvent compléter pour la circonscription géographique qui relève de leur compétence, commune ou département, la réglementation prise par le chef de l’État. Autrement dit, les règles fixées par le président de la République en vertu de ses pouvoirs propres n'ont ni pour objet ni pour effet de priver les autorités de police locales du pouvoir de fixer des limites plus strictes en fonction des circonstances locales particulières.

Il y a, là, une reprise des deux conditions de la jurisprudence Commune de Néris-les-Bains. La mesure prise par l'autorité locale doit, ainsi, être plus rigoureuse et justifiée par un intérêt public qu'il y a lieu d'apprécier localement, c'est-à-dire au regard des circonstances propres à la commune ou au département. Ces conditions apparaissent caractéristiques du régime propre aux mesures de police administrative.

B – Des conditions qui traduisent l'exigence d'adaptation propre aux mesures de police administrative

La jurisprudence Labonne soumet la validité du concours entre deux autorités de police administrative générale à deux conditions : ainsi, seule une aggravation de la mesure prise par l'autorité supérieure est possible (1) et cette aggravation doit être justifiée par un intérêt public local (2). Ces deux conditions constituent l'application, au régime dudit concours, de l'exigence d'adaptation qui irrigue l'ensemble des règles applicables aux mesures de police administrative.

1 – Seules des aggravations sont admises

La première condition impose que l'autorité inférieure ne puisse qu'aggraver la mesure prise par l'autorité supérieure. Cette règle trouve pour elle deux justifications.

La première tient au respect de ce que l'on nomme la hiérarchie des normes. Concrètement, si une autorité inférieure pouvait prendre une mesure moins rigoureuse que celle édictée par l'autorité supérieure, elle contreviendrait, frontalement, à la norme qui lui est supérieure. Le rapport hiérarchique propre à tout système normatif s'en trouverait mis à mal.

A l'inverse, lorsqu'un maire édicte une mesure plus rigoureuse, il ne fait, en somme, qu'adapter la mesure prise par l'autorité supérieure aux particularités de l'ordre public local. Il y a, là, une exigence d'adaptation caractéristique du régime applicable aux mesures de police administrative. Elle justifie l'entorse, ici limitée, au principe hiérarchique et explique le pragmatisme dont fait preuve le Conseil d’État. 

Une exception à cette condition existe toutefois. Ainsi, une autorité locale de police administrative peut adopter une mesure moins rigoureuse dans le cas où la loi en dispose ainsi. Tel est le cas de la loi du 24/12/2019 d’orientation sur les mobilités qui permet à l’autorité de police locale, pour certaines sections de route hors agglomération, de fixer une vitesse maximale autorisée supérieure de 10 km/h à celle prévue par le Code de la route, sur la base d’une étude d’accidentalité portant sur les sections de routes concernées.

2 – Un intérêt public apprécié localement

L'autre condition implique que la mesure édictée par l'autorité de police inférieure réponde à un intérêt public local. Si l’intérêt public est une condition générale de légalité de toute mesure administrative, que celle-ci relève ou non de la police, l'adjectif local qui lui est accolé répond, lui, à des problématiques propres aux mesures de police administrative. Il signifie que l'intérêt public doit être apprécié localement, c'est-à-dire au regard des circonstances propres à la commune ou au département. Cette exigence d'adaptation aux faits concrets de l'affaire irrigue l'ensemble des règles applicables aux mesures de police administrative.

Ainsi, au plan des conditions générales, une telle mesure n'est légale que si elle est justifiée par un trouble ou un risque de trouble de l'ordre public, ce qui suppose de tenir spécifiquement compte, dans chaque espèce, des circonstances particulières de temps et de lieu. L'impératif d'adaptation s'impose à un autre niveau : en cas de trouble avéré ou de risque de trouble, la gravité de la mesure doit respecter un rapport d'adéquation avec l'importance du trouble qu'il s'agit d'éviter ou de faire cesser (CE, 19/05/1933, Benjamin) ; cette adéquation s'apprécie, alors, au regard des circonstances concrètes de chaque affaire.

Cette exigence est, aussi, utilisée par le juge administratif sur des points plus spécifiques. On la retrouve dans l'appréciation de la légalité de l'inaction d'une autorité de police (CE, 23/10/1959, Doublet). Elle est, par ailleurs, utilisée par le Conseil d’État, dans une situation plus proche de l’arrêt Labonne, pour justifier la légalité du concours entre une police administrative générale et une police administrative spéciale. Ainsi, un maire peut interdire sur le territoire de sa commune la diffusion d'un film ayant obtenu, au niveau national, le visa d'exploitation du ministre de la culture, autorité de police spéciale, en raison de l'immoralité du film et de circonstances locales particulières (CE, sect., 18/12/1959, So. Les Films Lutétia). L'immoralité du film est, alors, appréciée au regard du contexte propre à la commune.

Avec la jurisprudence Labonne, le Conseil d’État respecte, ainsi, parfaitement, l'état d'esprit qui le guide lorsqu'il fait œuvre jurisprudentielle en matière de police administrative. Il parvient, surtout, à affermir le pouvoir de réglementation du chef de l’État en la matière, sans, pour autant, interdire aux autorités locales toute intervention. L'on retrouve, là, le goût de la conciliation qui caractérise tant le juge administratif français.

CE, 08/08/1919, Labonne

Vu la requête présentée pour le sieur X... Louis , demeurant ..., ladite requête enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 2 janvier 1914 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler, pour excès de pouvoirs, un arrêté du préfet de police, du 4 décembre 1913, retirant au requérant le certificat de capacité pour la conduite des automobiles, et en tant que de besoin les articles 11, 12 et 32 du décret du 10 mars 1899 portant règlement sur la circulation des automobiles ;

Vu la loi des 22 décembre 1789 - janvier 1790 et la loi du 5 avril 1884 ;
Vu la loi du 25 février 1875 ;
Vu les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;

Considérant que, pour demander l'annulation de l'arrêté préfectoral qui lui a retiré le certificat de capacité pour la conduite des automobiles, le requérant se borne à contester la légalité du décret du 10 mars 1899 dont cet arrêté lui fait application ; qu'il soutient que ledit décret est entaché d'excès de pouvoir dans les dispositions de ses articles 11, 12 et 32 par lesquelles il a institué ce certificat et prévu la possibilité de son retrait ;

Considérant que, si les autorités départementales et municipales sont chargées par les lois, notamment par celle des 22 décembre 1789-janvier 1790 et celle du 5 avril 1884, de veiller à la conservation des voies publiques et à la sécurité de la circulation, il appartient au Chef de l'Etat, en dehors de toute délégation législative et en vertu de ses pouvoirs propres, de déterminer celles des mesures de police qui doivent en tout état de cause être appliquées dans l'ensemble du territoire, étant bien entendu que les autorités susmentionnées conservent, chacune en ce qui la concerne, compétence pleine et entière pour ajouter à la réglementation générale édictée par le Chef de l'Etat toutes les prescriptions réglementaires supplémentaires que l'intérêt public peut commander dans la localité ;

Considérant, dès lors, que le décret du 10 mars 1899, à raison des dangers que présente la locomotion automobile, a pu valablement exiger que tout conducteur d'automobile fût porteur d'une autorisation de conduire, délivrée sous la forme d'un certificat de capacité ; que la faculté d'accorder ce certificat, remise par ledit décret à l'autorité administrative, comportait nécessairement pour la même autorité celle de retirer ledit certificat en cas de manquement grave aux dispositions réglementant la circulation ; qu'il suit de là que le décret du 10 mars 1899 et l'arrêté préfectoral du 4 décembre 1913 ne se trouvent point entachés d'illégalité ;

DECIDE :
Article 1er : La requête du sieur X... est rejetée.
Article 2 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre de l'Intérieur.