Introduction
La Constitution selon Pierre Avril et Jean Gicquel est la « loi fondamentale de l’État dont l'objet spécifique est l'organisation des pouvoirs publics et la détermination de leur rapport ; elle comporte aussi des dispositions relatives aux libertés publiques ainsi qu'à l'organisation territoriale. ». Cette définition de la Constitution permet de commencer à cerner les rôles et les objectifs, multiples, d’une Constitution.
Le texte à commenter est un extrait de la préface de R. Wagner, Juge en chef de la Cour suprême du Canada, issu de l’ouvrage La constitution canadienne (2019) de Y. Campagnolo et A. Dodek. Ce texte revient sur les diverses fonctions d’une Constitution.
Une Constitution peut être appréhendée comme l’ensemble des lois fondamentales d’un Etat qui définissent les droits et les libertés des citoyens ainsi que l’organisation et les séparations du pouvoir politique. Dans l’ordre juridique interne d’un Etat elle est considérée comme la norme suprême, elle est placée au sommet de la hiérarchie des normes et les normes de niveau inférieur doivent lui être conformes. Pour affiner cette première définition on peut noter que la Constitution peut s’analyser dans un double sens formel et matériel. Le critère formel se rapporte à la nature de la norme : la Constitution est alors l'ensemble des règles juridiques élaborées et révisées selon une procédure particulière. Le critère matériel se rapporte au contenu de la norme : la constitution est alors l'ensemble des règles juridiques qui concernent le fonctionnement et l’organisation de l’Etat. In fine la définition de la Constitution repose sur une combinaison de ces deux critères. Il est également important de souligner qu’une Constitution peut être qualifiée de souple si elle peut être révisée facilement, par exemple par une loi ordinaire, ou de rigide si sa révision obéit à une procédure spéciale, plus lourde que celle de la loi ordinaire.
D’un point de vue historique, le phénomène constitutionnaliste est lié aux révolutions américaine et française de la fin du XVIIIème siècle. Certains auteurs ont également eu une importance primordiale pour définir les principes philosophiques du constitutionnalisme moderne. On peut citer à cet égard Montesquieu, notamment pour ce qui concerne la séparation des pouvoirs, l’anglais John Locke, ou l’américain Thomas Paine. Ces auteurs insistent sur l’importance d’une Constitution écrite comme étant le meilleur moyen d’organiser le pouvoir, de sorte qu’il respecte les libertés des individus. Le constitutionnalisme repose ainsi historiquement sur la volonté de limiter le pouvoir. Pour ce qui concerne plus spécifiquement la France, la Constitution actuelle est celle de la Ve République, entrée en vigueur le 4 octobre 1958. Depuis sa première Constitution écrite en 1791 la France a connu une grande pluralité de Constitutions et de régimes politiques : Constitution de de l’An I (1793), Constitution de l’An III (1795, Directoire), Constitution de l’An VIII (1799, Consulat), Constitution de l’An X (1802, Consulat à vie), Constitution de l’An XII (1804, Empire), Charte de 1814 (1ère Restauration), Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire (1815, Cent-jours), Charte de 1830 (Monarchie de Juillet), Constitution de 1848 (IIe République), Constitution de 1852 (Second Empire), Lois constitutionnelles de 1875 (IIIe République), Lois constitutionnelles de 1945 (Gouvernement provisoire), Constitution de 1946 (IVe République) et enfin Constitution de 1958 (Ve République).
À la lumière du texte étudié il est ainsi cohérent de s’interroger sur les différentes fonctions, juridiques comme extra-juridiques, que peut revêtir une Constitution.
Pour ce faire nous aborderons dans un premier temps la Constitution comme objet juridique (I) avant d’étudier la Constitution comme symbole politique (II).
I - La « Constitution-objet » : une norme juridique
Analysée sous le prisme juridique, la Constitution est la norme suprême de l’ordre juridique interne (A). De cette place au sommet de la hiérarchie des normes découle la nécessité d’un contrôle de constitutionnalité des normes inférieures (B).
A - La Constitution comme norme suprême de l'ordre juridique interne
Dans l’ordre juridique d’un État, et en vertu de la théorie de la hiérarchie des normes, la Constitution occupe une place particulière du fait de son statut de norme suprême (1). Cette position particulière est renforcée par le caractère très souvent écrit et rigide des Constitutions (2).
1 - Le nécessaire respect de la Constitution par les normes inférieures du fait de sa place au sommet de la hiérarchie des normes
La Constitution, comme le souligne le texte de R. Wagner à commenter, est « la loi suprême d’un Etat ». En effet, la Constitution, dans l’ordre interne d’un Etat, est considérée comme placée au sommet de la hiérarchie des normes. Dans cette vision, héritée notamment du juriste Hans Kelsen, toutes les normes juridiques de l’ordre interne sont considérées comme de niveau inférieur à la Constitution et ne peuvent donc lui être contraire. Ce statut juridique particulier associé à la Constitution permet de placer un cadre à la souveraineté étatique, la puissance de l’État devant s’exprimer dans les limites fixées par la Constitution.
En pratique la suprématie constitutionnelle est rendue effective par l’existence du contrôle de constitutionnalité, qui permet d’écarter l’application d’une norme de rang inférieur jugée contraire à la Constitution. Rappelons également qu’en France la norme suprême est constituée d’un ensemble de textes (outre la Constitution de la Ve République elle-même il s’agit de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, du Préambule de la Constitution de 1946 et de la Charte de l’Environnement). L’ensemble de ces textes forment le bloc de constitutionnalité et s’imposent aux normes de niveau inférieur.
2 - Une prééminence constitutionnelle renforcée par le caractère écrit et rigide de la norme
La Constitution est en général un acte juridique écrit, ce qui souligne sa prééminence. C’est par exemple le cas de la France ou des États-Unis. D’autres États, plus rares, ont une Constitution qui ne figure pas dans un document écrit unique mais se base principalement sur des règles coutumières. On peut citer l’exemple du Royaume-Uni dont les normes constitutionnelles sont principalement coutumières, même si elles reposent en partie sur des chartes écrites (Magna Carta de 1215 ou le Bill of Rights de 1689). Le Canada, dont traite le texte commenté ici, a également une Constitution morcelée dans plusieurs types de normes : des lois constitutionnelles (32 textes au total), des décisions juridictionnelles (il s’agit de décisions de la Cour suprême contenant des principes constitutionnels implicites) et des conventions constitutionnelles (des règles non écrites considérées comme obligatoires par convention). Néanmoins même dans le cas de ces États la Constitution repose au moins en partie sur des normes écrites.
De nombreuses Constitutions sont dites rigides, c’est à dire que leur procédure de modification est une procédure particulière, plus lourde que celle de la procédure législative ordinaire. Cette rigidité constitutionnelle contribue à renforcer la place de la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes. En effet, puisque le législateur ne peut pas modifier facilement la Constitution, les principes qu’elles contiennent ont une valeur symbolique plus élevée et sont à même de perdurer par-delà les alternances politiques, même si la rigidité n’est bien entendu pas absolue. Au contraire on peut considérer qu’une Constitution souple peut conduire à aplanir la hiérarchie des normes puisqu’elle peut être révisée selon une procédure similaire à la procédure législative ordinaire.
Pour prendre l’exemple français, la Constitution de la Ve République est une Constitution rigide dont la révision, régie par son article 89, est assez complexe et nécessite notamment que le projet de révision soit approuvé par les deux chambres du Parlement réunies en Congrès ou par le peuple par référendum.
B - La prééminence de la Constitution entrainant un contrôle de constitutionnalité des normes inférieures
Le contrôle de constitutionnalité, qui permet d’écarter une norme contraire à la Constitution, peut revêtir des caractéristiques diverses selon les systèmes juridiques (1). Nous détaillerons ici, à titre d’exemple, les caractéristiques du contrôle français (2).
1 - Un contrôle de constitutionnalité aux caractéristiques protéiformes
Comme le note le texte à commenter « un pouvoir gouvernemental ne saurait être exercé légalement que s’il est conforme à la Constitution étatique ». Cette idée de prééminence de la Constitution fait écho au concept de hiérarchie des normes évoqué précédemment.
Le contrôle de constitutionnalité est la condition de réalisation pratique de la théorie de la hiérarchie des normes. Ce contrôle implique qu’un juge doit être chargé de faire respecter la prééminence de la Constitution sur les autres normes. Le contrôle de constitutionnalité est ainsi le fait pour un organe institutionnel de vérifier qu’un acte juridique de rang inférieur à la Constitution est bien conforme à celle-ci, et le cas échant de l’écarter en cas de contradiction.
Le contrôle de constitutionnalité est un outil protéiforme qui peut avoir des caractéristiques assez variables selon l’organe habilité à contrôler. Ce contrôle est réalisé, en principe, par un organe juridictionnel qui peut-être une juridiction spécialisée ou non. Le contrôle de constitutionnalité peut être déclenché par voie d’action (l’auteur du recours demande directement que la loi soit déclarée inconstitutionnelle) ou par voie d’exception (l’exception d’inconstitutionnalité est soulevée au cours d’un litige et concerne la loi applicable en l’espèce). Ce contrôle peut avoir lieu a priori (avant l’entrée en vigueur de la loi) ou a posteriori (après l’entrée en vigueur de la loi). Le contrôle peut être limité au cadre de la requête ou peut s’étendre à d’autres dispositions. La décision rendue peut être valable uniquement pour les parties au litige ou pour tout le monde.
2 - Typologie du contrôle de constitutionnalité à la française
Le système de contrôle de constitutionnalité français s’est transformé pour se rapprocher de la majorité des autres systèmes européens. En France le contrôle a une double facette : il peut s’effectuer a priori (article 61 de la Constitution, le contrôle se fait alors à l’initiative du Président de la République, du Premier ministre, du Président de l’Assemblée nationale, du Président du Sénat ou de 60 députés ou 60 sénateurs) et a posteriori (contrôle possible depuis 2008 avec la Question Prioritaire de Constitutionnalité - QPC qui permet, sous certaines conditions, à un citoyen de contester la constitutionnalité d’une disposition législative en vigueur lors d’une instance devant une juridiction). Le contrôle a priori est ainsi un contrôle abstrait tandis que le contrôle a posteriori se fait dans le cadre d’un litige concret. Que le contrôle soit effectué a priori ou a posteriori, il est toujours effectué par une même juridiction spécialisée (le Conseil constitutionnel). Cela implique que dans le cadre d’un contrôle a posteriori le juge sursoit à statuer en attendant que le juge constitutionnel tranche la question préalable de constitutionnalité.
Le système français est assez différent, par exemple, du système américain où l’exception d’inconstitutionnalité peut être soulevée lors d’un litige devant n’importe quel juge. Le contrôle américain est ainsi un contrôle uniquement a posteriori, diffus (n’importe quel juge peut l’effectuer) et concret (il s’effectue à l’occasion d’un litige).
II - La « Constitution-symbole » : une norme politique
L’apparition d’une nouvelle Constitution est souvent liée à un moment politique fort, de troubles ou de changements, ce qui contribue à lui donner une dimension symbolique forte (A). De ce fait la Constitution est le véhicule de valeurs et d’une philosophie qui se transcrivent dans l’organisation politique d’un État (B).
A - L'apparition d'une Constitution : un phénomène souvent lié à une crise politique
La Constitution apporte de la sécurité juridique, du fait de sa position de clef de voute de l’ordre normatif interne, mais aussi une forme de paix sociale puisqu’elle est supposée cristalliser les aspirations au changement et refléter les valeurs de la société qu’elle gouverne (1). L’apparition d’une Constitution repose sur l’existence d’un pouvoir constituant originaire supposé être l’expression de la souveraineté nationale (2).
1 - La Constitution comme vecteur de paix sociale dans un contexte de trouble ou de transformation
La Constitution, selon R. Wagner, agit comme « gage de sécurité juridique » mais aussi de « paix sociale ». Cette impératif de paix sociale est lié au contexte d’émergence des Constitutions qui est souvent celui d’un moment de crise politique.
En effet, une nouvelle Constitution peut se former à la suite de l’apparition d’un nouvel État (indépendance d’un territoire qui appartenait à un ensemble plus vaste ou réunion de plusieurs territoires indépendants en un seul Etat) ou si un Etat change radicalement d’organisation sociale (suite à une révolution, une alternance politique…). Dans tous les cas l’apparition d’une nouvelle Constitution est liée à un moment politique particulier, souvent de changement brutal. Les Constitutions ne prévoient d’ailleurs pas les conditions de leur disparition, seulement de leur révision, c’est pourquoi le changement survient souvent suite à une crise grave. La Constitution est ainsi symboliquement chargée de ramener la paix sociale après un moment de trouble ou de transformation en fixant des règles de fonctionnement collectif à une nouvelle entité ou en répondant aux aspirations nouvelles d’un État existant.
2 - La souveraineté nationale comme fondement du pouvoir constituant originaire
Suite à ce moment de crise politique, le pouvoir constituant originaire, c’est à dire le pouvoir à la source de la Constitution, le pouvoir fondateur, va élaborer une nouvelle Constitution. Le concept de pouvoir constituant originaire fait écho à la notion de souveraineté nationale qui implique que la souveraineté, c’est à dire l’autorité suprême, est détenue par le peuple constitué en corps politique qui va, éventuellement par le biais de représentants désignés par lui, décider de se doter d’une nouvelle Constitution. La notion de souveraineté nationale est d’ailleurs présente dans le Préambule de la Constitution de 1958 (« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale […] ») et dans son article 3 (« La souveraineté nationale appartient au peuple […] »). Il faut à cet égard distinguer le pouvoir constituant originaire du pouvoir constituant dérivé, c’est à dire le pouvoir qui peut réviser une Constitution déjà établie (dans ce cas la Constitution définit elle-même les pouvoirs pouvant la modifier et les conditions de cette modification). Le pouvoir constituant dérivé n’est pas autorisé à imposer une nouvelle Constitution, seulement à réviser la Constitution existante.
B - La Constitution comme vecteur de valeurs et d'un projet d'organisation politique
Une Constitution est portée par une philosophie générale supposée refléter les valeurs les plus importantes de la société à laquelle elle s’applique (1). Ces valeurs sont transcrites dans le mode d’organisation politique et la séparation des différents pouvoirs que met en place la Constitution (2).
1 - La Constitution comme véhicule d’une philosophie générale
La Constitution, selon le texte à commenter, est un « puissant symbole des valeurs les plus chères d’une société ». Cette fonction particulière de la Constitution s’explique par son lien avec un moment politique particulier.
La Constitution met en place un projet d’organisation sociale porté par une philosophie générale et la garantie d’un certain nombre de droits et libertés fondamentaux. De ce fait, la Constitution laisse transparaitre la « philosophie » du constituant, les valeurs et principes considérés comme fondamentaux pour la société en question. Par exemple, en France, le préambule de la Constitution de 1958 indique que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004 ».
2 - La Constitution comme mode d’organisation concret du pouvoir politique
La Constitution organise également les différents pouvoirs. Elle prévoit qui peut faire la loi (pouvoir législatif), qui peut appliquer la loi (pouvoir exécutif) et qui peut juger les litiges en matière d’application de la loi (pouvoir judiciaire). La Constitution prévoit ainsi la séparation des différents pouvoirs, leurs rapports, la façon dont ils peuvent interagir…
La Constitution met en place les règles de dévolution du pouvoir politique, c’est à dire comment les titulaires des fonctions les plus importantes sont élus ou désignés, quelle est la durée de leur mandat etc… Par exemple les articles 6 et 7 de la Constitution française concernent les caractéristiques du mode d’élection du Président de la République (« Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs. […] Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés. Si celle-ci n'est pas obtenue au premier tour de scrutin, il est procédé, le quatorzième jour suivant, à un second tour »). De même pour l’article 24 qui concerne les députés (« Les députés à l'Assemblée nationale, dont le nombre ne peut excéder cinq cent soixante-dix-sept, sont élus au suffrage direct »).
R. WAGNER, Juge en chef de la Cour suprême du Canada, Préface in Y. CAMPAGNOLO, A. DODEK, La constitution canadienne, Toronto, Dundurn, 2019, pp. 3-4
« On parle souvent d’une constitution comme d’un objet. Parfois, il s’agit d’un texte fondateur, ou d’un groupe de textes. Ce que l’on a en revanche toujours à l’esprit, c’est un ensemble structuré de règles et de principes fondamentaux, destinés à régir l’exercice des pouvoirs constitutionnels dans l’ensemble du pays et à aménager la relation entre l’État et ses citoyens. […]
Considérée sous cet angle légaliste, la constitution-objet opère comme loi suprême d’un Etat. Elle encadre l’exercice des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire et, le cas échant, attribue à chaque ordre de gouvernement […] sa sphère de compétence propre. Parce qu’un pouvoir gouvernemental ne saurait être exercé légalement que s’il est conforme à la constitution étatique, cette dernière se trouve à consacrer le principe de la primauté du droit, marque non équivoque de civilisation.
Mais une constitution a ceci de particulier qu’elle ne se réduit pas à un objet statique, ni même à une simple loi, aussi suprême soit-elle. Elle opère aussi comme puissant symbole des valeurs les plus chères d’une société. Riche de sens, parfois multiples, une constitution-symbole qui fonctionne comme il se doit aura nécessairement un effet profondément normatif, agissant comme gage de sécurité juridique et, corollairement, de la paix sociale. Cet effet, en quelque sorte magique, découle en partie des images qu’évoque toute constitution. »
