La notion de différend entre États à la lumière des arrêts de la CIJ du 5 octobre 2016 dans l’affaire des îles Marshall (dissertation)

Introduction

Selon l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice la mission de la Cour est de « régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis ». Cet article souligne l’importance de la notion de différend en droit international puisque c’est sa caractérisation qui permet à la Cour de se déclarer compétente pour statuer sur un litige entre États. 

La Charte des Nations Unies impose, dans son article 2 §3, aux États de régler leurs différends internationaux par des moyens pacifiques. La notion de « différend » est de plus une condition essentielle pour que la Cour internationale de justice (CIJ) puisse exercer sa compétence. La jurisprudence a affiné cette notion, notamment dans l’arrêt Mavrommatis (1924), où la Cour permanente de justice internationale (CPJI, ancêtre de la CIJ) la définit comme « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d'intérêts entre deux personnes ». Toutefois, cette définition a été critiquée pour son imprécision, notamment parce qu’un simple désaccord sur un point de fait ou une opposition d’intérêts ne constitue pas nécessairement un différend juridique. Plus récemment, la CIJ a mis l’accent sur le caractère objectivable du différend : il doit exister une opposition clairement exprimée entre les positions juridiques des deux États. Cette conception ressort notamment des arrêts de 2016 dans l’affaire des îles Marshall que la présente dissertation examinera plus en détail. 

La notion de différend en droit international a connu une évolution progressive, influencée à la fois par l’histoire du règlement pacifique des conflits et par les impératifs de bonne administration de la justice internationale. Dès le début du XXe siècle, les juridictions internationales ont cherché à encadrer la recevabilité des affaires par des critères objectifs. La définition donnée dans l’arrêt Mavrommatis (1924) marque une première étape, mais c’est surtout l’avis consultatif de la CIJ de 1950 Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie qui précise que le différend suppose une opposition de points de vue clairement exprimée entre les parties, notamment sur l’exécution d’obligations conventionnelles. Avec l’accroissement du nombre de traités multilatéraux et de juridictions internationales, la reconnaissance d’un différend est devenue une condition formelle indispensable à l’ouverture d’un contentieux. Plus récemment, la CIJ a renforcé cette exigence dans des affaires comme Russie c. Géorgie (2011) et surtout Îles Marshall c. Royaume-Uni (2016), où elle a estimé qu’en l’absence d’échange préalable de vues, aucun différend ne pouvait être constaté.

Dès lors, il convient de s’interroger sur la portée juridique de la notion de différend telle qu’interprétée par la CIJ et sur les conséquences de cette interprétation. La définition du différend, dans sa forme actuelle, répond-elle à une exigence de rigueur juridique ou constitue-t-elle une manière d’écarter, sur le fond, certains contentieux politiquement sensibles ?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord revenir sur l’évolution de la notion de différend en droit international, à travers les textes et la jurisprudence (I), avant d’analyser les implications de l’arrêt de 2016 sur les îles Marshall, entre rigueur procédurale et limites politiques de l’accès au juge international (II).

I - L’évolution jurisprudentielle de la notion de différend en droit international

Au fil du temps, la jurisprudence internationale a contribué à préciser la notion de différend, condition préalable indispensable à la saisine de la Cour internationale de Justice. L’exigence d’un différend, comme le suggère l’article 38 du Staut de la CIJ, remplit d’abord une fonction procédurale centrale en droit international, en déterminant l’ouverture du contentieux devant la Cour (A). Cette exigence a ensuite été consolidée et affinée par la jurisprudence, qui est progressivement passée d’une conception subjective à une appréciation plus objective de l’existence d’un différend (B).

A - Un critère central de compétence en droit international

La notion de différend constitue la pierre angulaire de la compétence juridictionnelle de la Cour internationale de justice. Sans différend identifiable, la Cour ne peut statuer : cette condition vise à circonscrire son rôle à celui d’un juge des litiges effectifs entre États (1). Au-delà de son fondement textuel, cette exigence remplit une fonction procédurale essentielle, en garantissant que la Cour ne soit pas saisie de requêtes abstraites, préventives ou à visée purement politique (2).

1 - L’exigence d’un différend dans les textes fondateurs : l’article 38 du Statut de la CIJ

Le fondement textuel de la nécessité d’un différend se trouve dans l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice, qui dispose que celle-ci « règle conformément au droit international les différends qui lui sont soumis ». Cette formulation implique que l’existence d’un différend est une condition préalable et sine qua non pour que la Cour puisse exercer sa compétence. Le différend constitue ainsi l’objet du litige sur lequel la Cour est appelée à se prononcer, et son absence fait obstacle à toute procédure.

Cette exigence n’est pas propre à la CIJ : elle s’inscrit dans une tradition plus large du règlement international des différends, présente déjà dans le Pacte de la Société des Nations, et dans la pratique de la Cour permanente de Justice internationale (CPJI). Elle traduit une conception contentieuse du règlement des litiges, fondée sur l’opposition de deux parties ayant des thèses ou des prétentions incompatibles, à la différence d’une procédure consultative, qui vise à clarifier un point de droit sans litige effectif.

L’exigence d’un différend permet également de distinguer la fonction juridictionnelle de la Cour de celle, plus politique, d’autres organes de l’ONU, comme le Conseil de sécurité. Elle évite que la CIJ ne soit instrumentalisée à des fins diplomatiques ou stratégiques, en assurant que les États ne la saisissent que lorsqu’un désaccord juridique concret a émergé. Il faut également préciser que la Cour peut rendre des avis consultatifs, sur demande de l’Assemblée générale ou du Conseil de sécurité. Il ne s’agit pas d’une procédure contentieuse et la notion de différend étudiée ici ne s’applique pas à une demande d’avis consultatif. 

Ainsi, loin d’être une simple formalité procédurale, la reconnaissance de l’existence d’un différend constitue une condition substantielle de recevabilité. Elle garantit le respect du rôle de la Cour dans le règlement pacifique des différends, tout en préservant la cohérence de l’ordre juridique international.

2 - La fonction procédurale du différend comme condition d’ouverture d’un contentieux entre États

Au-delà de son fondement textuel, la nécessité d’un différend remplit une fonction essentielle dans le système juridictionnel international : elle sert de filtre procédural garantissant que la Cour ne soit saisie que de litiges réels, opposant effectivement deux États sur une question juridique déterminée. Ce critère vise à préserver la nature contentieuse du règlement des différends par la CIJ et à éviter que celle-ci ne soit sollicitée pour trancher des débats abstraits, théoriques ou préventifs.

La jurisprudence de la Cour insiste régulièrement sur cette dimension. Le différend ne doit pas seulement exister de manière latente : il doit être manifeste, formulé par les deux parties de manière suffisamment claire et opposée. Cela implique que la Cour recherche, au moment de la saisine, si les thèses juridiques des parties sont déjà constituées et si elles s’opposent effectivement. Ainsi, dans l’arrêt Russie c. Géorgie de 2011, la Cour a refusé d’examiner le fond d’une affaire portant sur des violations alléguées de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, au motif que la Géorgie n’avait pas, avant de saisir la Cour, entamé des négociations avec la Russie afin de régler le différend existant entre les deux  États, méconnaissant ainsi les exigences procédurales de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

Cette exigence d’un différend a une portée pratique importante : elle conditionne non seulement la recevabilité des requêtes, mais également l’efficacité du mécanisme juridictionnel. En s’assurant que les parties ont bien exprimé leurs vues contradictoires avant la saisine, la Cour cherche à éviter des procédures inutiles ou prématurées, qui pourraient nuire à sa légitimité et à son autorité.

En ce sens, l’existence d’un différend constitue un point de passage obligé entre le conflit potentiel et le contentieux juridiquement recevable. Elle traduit une exigence de bonne foi procédurale, imposant un minimum de dialogue préalable entre les parties, et permet à la Cour d’éviter d’être instrumentalisée dans des conflits essentiellement diplomatiques ou symboliques. Cette rigueur dans l’admission des affaires garantit ainsi à la Cour son rôle d’arbitre impartial dans le cadre du droit international.

B - Une définition précisée et consolidée par la jurisprudence

La jurisprudence internationale a permis de dépasser les premières définitions approximatives de la notion de différend pour construire une approche plus rigoureuse, fondée sur des critères objectifs. La CPJI, puis la CIJ, ont progressivement affiné les contours de cette notion, en insistant sur la nécessité d’une opposition clairement formulée entre les parties (1). Ce mouvement s’est poursuivi au XXIe siècle avec une exigence accrue de preuves de cette opposition, notamment à travers la jurisprudence Russie c. Géorgie, qui aborde la nécessité d’une communication préalable explicite entre les États (2).

1 - De Mavrommatis (1924) à l’avis consultatif de 1950 : vers une définition plus objective du différend

La première définition jurisprudentielle de la notion de différend remonte à l’arrêt rendu par la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine (1924). La CPJI y définit le différend comme « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes ». Cette définition, souvent citée, a le mérite d’avoir jeté les bases d’une approche conceptuelle du différend, mais elle reste à plusieurs égards insatisfaisante. Elle présente un champ d’application trop large, en incluant des désaccords de fait ou d’intérêts qui ne relèvent pas nécessairement d’un contentieux juridique. Par ailleurs, la référence à une « opposition entre deux personnes » demeure vague et inadaptée au cadre interétatique propre à la CIJ. De plus tous les désaccords de droits ne sont pas nécessairement des différends. 

Cette approche a donc été révisée et précisée dans l’avis consultatif Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie rendu par la CIJ en 1950. La Cour y adopte une approche plus rigoureuse, estimant qu’un différend suppose « une opposition clairement établie entre les points de vue des deux parties quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations découlant de traités ». Cette définition recentre le différend sur des questions juridiques concrètes, et notamment sur l’interprétation ou l’application d’un traité. Surtout, elle abandonne la perspective subjective de 1924 au profit d’une appréciation objective : ce n’est pas l’intention ou la perception d’un État qui détermine l’existence d’un différend, mais la constatation d’un désaccord manifeste, exprimé publiquement.

Ce glissement est essentiel car il permet à la Cour de se fonder sur des éléments vérifiables (correspondances diplomatiques, déclarations officielles, positions juridiques opposées…) pour établir sa compétence. Il renforce la sécurité juridique et protège la Cour contre des requêtes introduites de manière unilatérale, sans qu’un véritable échange contradictoire ait eu lieu entre les États concernés.

2 - Les prolongements contemporains : l’arrêt Russie c. Géorgie (2011) et les exigences de communication préalable

L’approche objectivée du différend, amorcée par l’avis consultatif de 1950, a été prolongée par la jurisprudence plus récente de la CIJ, notamment dans l’affaire Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Russie), qui a donné lieu à un arrêt du 1er avril 2011. Cette affaire marque un tournant dans l’interprétation contemporaine de la notion de différend, en soulignant l’importance d’une opposition juridiquement constituée et exprimée par voie de communication préalable entre les États concernés.

Dans cette affaire, la Géorgie accusait la Fédération de Russie d’avoir violé la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale dans les territoires d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Elle avait introduit sa requête directement après le conflit armé d’août 2008, sans que des échanges diplomatiques antérieurs aient explicitement fait état d’un différend portant sur la convention invoquée. La Russie a alors soulevé plusieurs exceptions préliminaires contestant l’existence d’un différend au sens du droit international et la Cour lui a donné raison.

La CIJ a estimé que l’article 22 de la Convention concernée exigeait non seulement l’existence d’un différend, mais aussi la tentative préalable d’un règlement par voie de négociation ou de recours à d’autres procédures convenues. Surtout, elle a jugé que l’existence même du différend ne pouvait être inférée simplement du contexte ou des tensions entre les États, mais devait être démontrée par des positions juridiques opposées, exprimées avant la saisine. Cette jurisprudence, au-delà des exigences particulières posées par la Convention concernée, semble ainsi imposer un critère de communication explicite des griefs qui conditionne la recevabilité.

Cette solution, bien qu’empreinte de rigueur procédurale, a été critiquée pour le risque qu’elle fait peser sur l’accès au juge international. Elle permet en effet à un État défendeur de contester la compétence de la Cour en se retranchant derrière l’absence d’un échange préalable, même en présence de faits graves ou largement documentés. Elle accentue aussi le rôle des règles procédurales dans le contrôle de l’accès au prétoire, au détriment d’un examen de fond des violations alléguées.

II - L’arrêt des Îles Marshall (2016) : entre exigence procédurale et repli stratégique de la Cour

L’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice le 5 octobre 2016 dans l’affaire des Îles Marshall contre le Royaume-Uni illustre de manière frappante l’interprétation exigeante et formaliste que la Cour donne désormais de la notion de différend. En refusant de se déclarer compétente au motif de l’absence de communication explicite entre les parties, la CIJ a fait primer la procédure sur laquelle s’appuie sur les principes de bonne foi et de bonne administration de la justice (A). Cette décision soulève des interrogations quant aux motivations réelles de la Cour, son indépendance face aux puissances nucléaires, et les effets de cette position sur l’accès au juge international (B).

A - Une interprétation rigoureuse de la notion de différend par la CIJ

Dans l’affaire opposant les Îles Marshall au Royaume-Uni, la Cour a rejeté la requête dès la phase préliminaire, en raison de l’absence de preuve d’un différend exprimé entre les deux États. Pour ce faire, elle a examiné les éléments concrets de communication antérieurs à la saisine, et constaté une absence d’opposition de positions juridiques formulées (1). Cette rigueur repose sur une double justification : garantir la bonne foi des requérants et préserver l’intégrité procédurale du prétoire international (2)

1 - L’absence d’échange préalable avec le Royaume-Uni : une carence communicationnelle

Dans l’arrêt du 5 octobre 2016 (Obligations relatives à des négociations relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires et le désarmement nucléaire, Îles Marshall c. Royaume-Uni), la CIJ a écarté la compétence de la Cour en estimant qu’aucun différend n’existait entre les deux États. Le fondement de cette décision repose principalement sur l’absence de communication explicite des griefs formulés par les Îles Marshall à l’encontre du Royaume-Uni avant la saisine.

Les Îles Marshall invoquaient une violation des obligations de négociation inscrites à l’article VI du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), arguant que le Royaume-Uni, en modernisant son arsenal, manquait à ses engagements de bonne foi. Or, pour la Cour, il ne suffisait pas que les Îles Marshall aient une position juridique à ce sujet : encore fallait-il qu’elles l’aient exprimée de manière identifiée et adressée au Royaume-Uni avant de saisir la CIJ. En l’espèce, les déclarations générales de représentants des Îles Marshall sur la scène internationale, notamment aux Nations Unies, ne ciblaient pas spécifiquement le Royaume-Uni ni ne comportaient d’accusation claire d’illicéité.

La Cour précise notamment que, pour qu’un différend existe, les points de vue des parties quant à l’exécution ou à la non‑exécution de certaines obligations internationales, doivent être nettement opposés. Elle ajoute qu’un différend existe lorsque les éléments de preuve montrent que le défendeur avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à l’opposition manifeste du demandeur. Or la Cour considère qu’en l’espèce ces conditions ne sont pas remplies puisque le Royaume-Uni n’avait jamais été placé en position d’exprimer une opinion juridique opposée, faute d’avoir été formellement alerté d’un grief précis. L’absence de contradiction formelle, constatée objectivement, suffi à exclure l’existence d’un différend au sens de l’article 38 du Statut de la Cour. La Cour a ainsi appliqué strictement sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt Russie c. Géorgie (2011), en exigeant que le différend soit manifeste au moment de la saisine.

Ce constat révèle une rigueur croissante dans l’approche de la Cour : ce n’est plus seulement le désaccord potentiel entre États qui importe, mais la démonstration formelle de ce désaccord dans les échanges précontentieux. Une telle exigence formaliste restreint mécaniquement l’accès à la juridiction internationale, surtout pour les États disposant de ressources diplomatiques limitées ou opérant dans un contexte asymétrique face à de grandes puissances.

2 - Les fondements de la décision : bonne foi et bonne administration de la justice

L’arrêt rendu par la CIJ dans l’affaire des Îles Marshall repose sur deux justifications principales : l’exigence de bonne foi dans les relations internationales et la préservation d’une bonne administration de la justice internationale. Ces deux fondements permettent à la Cour de justifier une interprétation exigeante, voire restrictive, de la notion de différend.

L’argument de la bonne foi s’inscrit dans une logique classique du droit international : les États sont tenus de se comporter de manière loyale et transparente dans leurs relations juridiques. En ce sens, un État ne peut valablement saisir la Cour sans avoir au préalable fait connaître à l’autre partie les griefs qu’il entend soumettre au juge. Le différend ne peut exister qu’à partir du moment où une opposition a été exprimée de façon claire, et donc qu’une possibilité de réaction, voire de règlement amiable, a été offerte à l’autre partie. Dans l’affaire des Îles Marshall, la CIJ a considéré que le Royaume-Uni n’avait jamais eu cette opportunité, faute d’avoir été directement saisi de la critique juridique. La Cour a donc interprété la bonne foi comme imposant une obligation procédurale minimale de notification ou d’interpellation.

Le second fondement avancé par la Cour est celui de la bonne administration de la justice. Il s’agit ici de protéger l’intégrité du mécanisme juridictionnel et d’éviter que la CIJ ne soit utilisée à des fins politiques ou symboliques sans que les conditions de recevabilité soient remplies. En insistant sur la nécessité d’une contradiction préalable entre les thèses des parties, la Cour se donne les moyens de filtrer les requêtes prématurées ou instrumentalisées. Ce souci de préservation de sa fonction contentieuse renvoie aussi à une forme d’autolimitation : la Cour choisit de ne pas s’engager dans des affaires où elle estime que les bases procédurales ne sont pas réunies.

B - Une décision aux effets juridiques et politiques discutés

L’arrêt rendu dans l’affaire des Îles Marshall a suscité certaines critiques, notamment quant à l’usage restrictif de la notion de différend comme barrière procédurale. Plusieurs voix, dont celle du juge ad-hoc Bedjaoui dans son opinion dissidente, y ont vu une interprétation excessivement formaliste, qui fragilise l’accès au juge et traduit un refus implicite de se prononcer sur des enjeux sensibles comme la dénucléarisation (1). Cette décision a également des conséquences importantes sur le rôle et la portée de la justice internationale, en interrogeant sa capacité à traiter de manière impartiale et efficace des différends impliquant les grandes puissances (2).

1 - L’opinion dissidente du juge Bedjaoui : un formalisme excessif et une stratégie d’évitement

La position adoptée par la Cour a suscité des critiques, résumées notamment dans l’opinion dissidente du juge ad-hoc Bedjaoui, qui y voit un repli stratégique de la Cour, évitant de se prononcer sur des affaires politiquement sensibles, comme celles impliquant des puissances nucléaires. La revendication de neutralité procédurale peut ainsi masquer une prudence politique, voire une forme de renoncement à la mission judiciaire de la CIJ. 

Le juge Bedjaoui remet en cause la lecture excessivement exigeante de la notion de différend. Il souligne que les déclarations publiques répétées des Îles Marshall sur la scène internationale, et notamment devant l’Assemblée générale des Nations Unies, révélaient sans équivoque une opposition juridique aux pratiques des puissances nucléaires. Ces positions, bien que formulées de manière générale, visaient explicitement les États dotés d’armes nucléaires, dont le Royaume-Uni. Le juge estime qu’il était artificiel de considérer que le Royaume-Uni n’avait pas été mis en situation d’opposer sa propre thèse, dans la mesure où les critiques des Îles Marshall étaient connues, constantes, et portaient sur une obligation juridique précise (l’article VI du TNP).

Plus largement, Bedjaoui critique l’usage disproportionné des exigences de forme pour refuser l’accès au prétoire. Il rappelle que dans l’arrêt Mavrommatis (1924), la CPJI n’avait pas exigé que les parties aient engagé une négociation préalable pour qu’un différend soit reconnu. En cela, l’arrêt des Îles Marshall s’éloigne selon lui d’une tradition de souplesse procédurale qui permettait à la justice internationale d’exercer un véritable rôle de régulation des tensions. La Cour, en durcissant ses critères de recevabilité, prend le risque de restreindre son propre champ d’action.

Enfin, Bedjaoui déplore une certaine démission judiciaire face aux grandes puissances. Il suggère que la réticence de la Cour à se prononcer sur les obligations des États nucléaires traduit un souci politique de ne pas heurter les membres permanents du Conseil de sécurité. L’argument procédural devient alors un prétexte pour éviter un jugement sur le fond, ce qui peut nuire à la crédibilité et à l’autorité de la CIJ à long terme.

2 - Les conséquences sur l’accès au juge international et la justiciabilité des désaccords sensibles

Au-delà de la stricte interprétation juridique de la notion de différend, l’arrêt rendu dans l’affaire des Îles Marshall révèle des enjeux politiques plus profonds et soulève des interrogations quant à la portée réelle de la justice internationale contemporaine. En conditionnant la recevabilité d’une requête à la démonstration explicite d’un désaccord préexistant, la CIJ limite de facto l’accès au juge pour les États disposant de peu de moyens diplomatiques ou se trouvant en situation d’asymétrie face à de grandes puissances.

Cette limitation procédurale est d’autant plus significative qu’elle s’inscrit dans un contexte de judiciarisation croissante des relations internationales. Alors que de plus en plus de différends se traduisent en contentieux devant les juridictions internationales, l’exigence d’un différend formellement établi devient un filtre puissant, potentiellement dissuasif. Elle impose aux États requérants une stratégie de communication juridique rigoureuse avant toute saisine, au risque de se voir opposer une irrecevabilité pour simple défaut de preuve d’une opposition préalable.

L’arrêt des Îles Marshall illustre également la difficulté pour la Cour de statuer sur des dossiers politiquement sensibles, notamment lorsqu’ils impliquent les États dotés de l’arme nucléaire. En refusant de trancher sur le fond des obligations découlant de l’article VI du TNP, la Cour apparaît comme prudente, voire conservatrice. Cette posture pourrait être interprétée comme une manière d’éviter les tensions diplomatiques avec des puissances majeures, notamment les membres permanents du Conseil de sécurité.

À long terme, cette stratégie de précaution n’est pas sans risque pour la légitimité de la CIJ. En se retranchant derrière des exigences procédurales strictes, elle peut donner l’image d’une institution réticente à exercer pleinement son rôle judiciaire dans les affaires à haute portée géopolitique. Cela pourrait décourager les États les plus vulnérables de recourir à la justice internationale, sapant ainsi l’objectif fondamental d’égal accès au droit et à la justice.

L’affaire des îles Marshall est ainsi révélatrice d’une inflexion plus large de la jurisprudence internationale, d’une définition large et imprécise de la notion de différend à une conception plus objectivée et formelle, jusqu’à devenir un véritable filtre procédural. En exigeant une démonstration explicite d’un désaccord juridique exprimé entre les parties avant la saisine, la CIJ a fait primer la forme sur le fond. Si cette rigueur peut se justifier par des impératifs de bonne foi et de bonne administration de la justice, elle suscite également de vives critiques, notamment quant à son usage stratégique dans les affaires politiquement sensibles. À travers cet arrêt, la CIJ affirme sa prudence face aux enjeux géopolitiques contemporains mais, ce faisant, elle prend le risque d’affaiblir la fonction même de la justice internationale, qui repose sur l’égalité d’accès au droit pour tous les États. La définition du différend, loin d’être un simple préalable technique, devient ainsi un enjeu politique et juridique majeur, révélateur des tensions entre exigence procédurale, indépendance juridictionnelle et aspirations à une justice internationale véritablement universelle.