Introduction
Par la phrase « La zone coloniale est une zone non humaine », Franz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste originaire de Martinique, dénonce la déshumanisation systématique imposée par le système colonial. À ses yeux, la colonisation n'était pas seulement une domination politique ou économique, mais aussi une négation radicale de la dignité et de l'humanité des peuples colonisés. Cette réalité, profondément violente, a nourri les revendications d’émancipation nationale et a fait de la décolonisation l’un des processus les plus révolutionnaires du XXe siècle, bouleversant durablement l’ordre international.
La décolonisation désigne le processus historique par lequel les peuples colonisés accèdent à l’indépendance politique, mettant fin aux situations de domination territoriale, économique et culturelle imposées par les puissances européennes, ou par certains autres États tels que le Japon ou encore les États-Unis. Elle recouvre à la fois des luttes armées, des négociations diplomatiques et des mobilisations politiques et sociales. Ce processus, particulièrement intense après la Seconde Guerre mondiale, s'inscrit dans une dynamique mondiale de remise en cause du colonialisme et d'affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le processus de décolonisation entraîne l’émergence, sur la scène internationale, d’entités politiques reconnues comme souveraines, disposant d’un gouvernement effectif, d’une population permanente, d’un territoire défini et de la capacité d'entrer en relation avec d'autres États, constituant ainsi de nouveaux États selon les critères classiques du droit international, prévus notamment au sein de la Convention de Montevideo de 1933. Cette vague de nouveaux États va considérablement modifier l’ordre international. L’ordre international désigne l’organisation des relations entre acteurs internationaux, structurée par des normes juridiques, des institutions, et des rapports de pouvoir. Est ici envisagée sa transformation profonde d’un système impérialiste dominé par quelques puissances coloniales à une société internationale fondée sur le principe d'égalité souveraine entre États indépendants, dont le nombre va considérablement modifier l’équilibre des relations internationales.
La décolonisation est un phénomène majeur du XXe siècle, bien que ses premières expressions, du moins dans leur forme moderne, apparaissent dès le XIXe siècle avec les mouvements d’indépendances en Amérique latine. Postérieurement à la Seconde Guerre mondiale, le processus s'accélère et prend une dimension véritablement mondiale. L'affaiblissement des puissances coloniales européennes, le développement du nationalisme dans les territoires colonisés, et l'affirmation de nouveaux principes juridiques internationaux, notamment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes inscrit dans la Charte des Nations Unies, favorisent l'essor des mouvements indépendantistes. La décolonisation débute en Asie, avec l’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947, suivie par l'Indonésie et le Vietnam. Elle atteint son apogée en Afrique lors de « l'année de l'Afrique » en 1960, où 17 pays africains accèdent à l'indépendance. En parallèle, les Nations Unies adoptent des textes majeurs, comme la résolution 1514 du 14 décembre 1960 sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. À travers ce processus, l’ordre international passe d’un monde dominé par des empires coloniaux européens à une société internationale d’États juridiquement égaux, ce qui transforme profondément les institutions internationales, les normes juridiques, et les équilibres géopolitiques mondiaux.
Il convient dès lors de poser la problématique suivante : Dans quelle mesure la décolonisation a-t-elle modifié en profondeur l'ordre international, en passant d'un système fondé sur les empires coloniaux à une organisation basée sur l'égalité souveraine des États nouveaux ?
Pour répondre à cette problématique, nous verrons que la décolonisation a marqué une rupture fondamentale de l’ordre international classique, en généralisant les principes de souveraineté et d’égalité des États (I), mais que l’émergence des nouveaux États s’est également heurtée à des inégalités structurelles et à la persistance de rapports de domination, reconfigurant sans l’abolir l’asymétrie de l’ordre international (II).
I - De l’Empire colonial à un ordre international fondé sur l’égalité des États souverains
Après la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation bouleverse l’ordre international hérité du colonialisme. Elle provoque une mutation profonde, affirmant de nouveaux principes de droit international et favorisant l’émergence d’une société d’États souverains. Ce processus a pu s’effectuer notamment par la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (A), pour recomposer profondément l'architecture institutionnelle et normative du système international (B).
A - L’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la reconnaissance de nouveaux États comme aboutissement de la lutte pour l’indépendance des États colonisés
La décolonisation s’est appuyée sur une consécration juridique inédite du principe d’autodétermination, désormais ancré dans le droit international positif (1). Cette dynamique a conduit à l’essor rapide du nombre d’États souverains, modifiant en profondeur la configuration de la société internationale (2).
1 - La consécration juridique du principe d’autodétermination comme outil au service de la décolonisation
La décolonisation ne s'est pas uniquement imposée par les luttes politiques ou militaires, elle a également été soutenue et accélérée par une évolution fondamentale du droit international, qui reconnaît progressivement le droit des peuples colonisés à accéder à la souveraineté. Le principe d'autodétermination devient en effet, après la Seconde Guerre mondiale, l'une des pierres angulaires du nouvel ordre international.
La Charte des Nations Unies, adoptée en 1945, prévoit en son article 1§2 que l'Organisation a pour but de « développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes ». Si cette affirmation reste initialement ambiguë quant à son applicabilité aux colonies, elle fournit un fondement juridique majeur aux revendications d’indépendance. Cette dynamique est renforcée par l'adoption, en 1960, de la résolution 1514 de l'Assemblée générale des Nations unies, intitulée « Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ». La résolution affirme que la subjugation des peuples est contraire à la Charte des Nations Unies et que « tous les peuples ont le droit à l'autodétermination ». Ce droit constitue une véritable rupture normative, en consacrant l'idée que la colonisation est une violation du droit international, et que la décolonisation est un impératif juridique, et non simplement politique.
Par la suite, les Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC et PIDCP) de 1966 consacrent également l’autodétermination comme un droit juridique universel à l'article 1er de chacun des textes. Ce principe acquiert alors une valeur coutumière, renforcée par la pratique constante des États et l'adhésion de la majorité des membres de la communauté internationale. Ainsi, l'affirmation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a été un outil juridique dans le processus de décolonisation, légitimant et accélérant la reconnaissance des nouveaux États souverains dans l’ordre international.
2 - La multiplication des reconnaissances étatiques comme élément de transformation profonde de l’ordre international
L’affirmation du principe d’autodétermination a ouvert la voie à un changement radical dans la composition de la société internationale, marqué par une hausse sans précédent du nombre d’États souverains. Dès la fin des années 1940, et de manière plus importante encore dans les années 1950 à 1970, les anciennes colonies obtiennent leur indépendance et sont progressivement reconnues comme des États souverains. La reconnaissance d’un nouvel État se fonde en premier lieu sur la caractérisation de son existence effective. Pour cela, celui-ci doit réunir trois éléments constitutifs, listés en droit international par la Convention de Montevideo de 1933 et confirmés par la jurisprudence et ayant valeur coutumière. Un État, pour émerger, dispose en effet d’un territoire défini, d’une population circonscrite sur ce territoire et d’un gouvernement organisé exerçant son autorité sur la population. L’État doit en principe avoir la capacité d’exercer une souveraineté effective, un contrôle, sur son territoire. Dans la pratique, la reconnaissance des nouveaux États issus de la décolonisation a été marquée par sa rapidité et la pratique des admissions collectives aux Nations unies. Le nombre d'États membres de l'ONU passe ainsi de 51 en 1945 à 127 en 1970, traduisant l'ampleur du phénomène. Le nombre d’États membres s’élève aujourd’hui à 193 États, tous les nouveaux membres n’étant pas nécessairement issus d’un processus de décolonisation.
Cette multiplication des États a eu pour effet de transformer profondément les institutions internationales. Les nouveaux membres, issus d’Asie, d’Afrique et du Pacifique, modifient les équilibres politiques internes de l’ONU. Ils pèsent sur les votes de l'Assemblée générale, qui s’effectuent selon le principe « un État, une voix », soutiennent des revendications collectives pour un nouvel ordre économique international, et participent à la création de nouveaux groupes pour défendre leurs intérêts, comme le G77 en 1964 ou le Mouvement des non-alignés dès 1961.
Par ailleurs, la reconnaissance de nouveaux États a renforcé la logique égalitaire de l’ordre international, au moins sur le plan juridique. Conformément à l’article 2§1 de la Charte des Nations Unies, tous les États sont égaux en droit, indépendamment de leur taille, de leur population ou de leur puissance. Cet élargissement du champ des acteurs internationaux constitue une rupture majeure avec le système colonial, fondé sur des hiérarchies de statut et de pouvoir. Ainsi, la décolonisation a profondément rééquilibré l’ordre international sur le plan formel, en donnant voix et existence juridique aux peuples autrefois dominés.
B - La recomposition institutionnelle et normative de l’ordre international
La décolonisation a conduit à une réorganisation des institutions internationales et à l’émergence de nouvelles normes. Cette recomposition reflète l'affirmation des aspirations politiques, économiques et juridiques des États décolonisés. De ce processus va découler un important élargissement institutionnel au profit des États issus de la décolonisation (1), ainsi qu’une évolution normative du droit international (2).
1 - L’élargissement et la diversification des institutions internationales, un rééquilibrage au profit des États émergents
La décolonisation a profondément transformé la composition des institutions internationales, notamment en ce qui concerne l’Organisation des Nations Unies. Créée en 1945 avec 51 membres, l’ONU accueille progressivement la quasi-totalité des États nouvellement indépendants issus de l’Asie, de l’Afrique et du Pacifique. Cette croissance du nombre de membres entraîne une modification des rapports de force au sein de l’organisation. À l'Assemblée générale, où chaque État dispose d'une voix, les nouveaux États indépendants acquièrent un poids politique considérable. Ils utilisent ce forum pour faire entendre leurs revendications collectives, notamment en matière de développement économique, de souveraineté sur les ressources naturelles, et de lutte contre toutes formes de domination néocoloniale. L'Assemblée devient ainsi le lieu d'expression d'un pluralisme politique nouveau, moins dominé par les anciennes puissances coloniales.
Ainsi qu’évoqué plus haut, cette dynamique pousse à la création de nouvelles coalitions telles que le Groupe des 77, fondé en 1964 lors de la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Ce groupe vise à défendre les intérêts économiques communs des pays en développement et à promouvoir un nouvel ordre économique international plus équitable. De même, le Mouvement des non-alignés, initié lors de la conférence de Bandung de 1955 puis formalisé en 1961 à Belgrade, rassemble les États refusant de s’aligner sur les blocs de la guerre froide et revendiquant une troisième voie internationale. Sur le plan institutionnel, cette diversification entraîne également des réformes, telles que l’élargissement du Conseil de sécurité pour mieux représenter la diversité géographique du monde décolonisé, ou la création de programmes et d’agences spécifiques (PNUD, CNUCED, PNUE) destinées à répondre aux besoins des nouveaux États. Ainsi, la décolonisation n’a pas seulement élargi la société des États, elle a réorienté les priorités et la dynamique du système international, en imposant de nouveaux enjeux et de nouvelles voix au sein des institutions multilatérales.
2 - La promotion de nouvelles normes internationales protégeant le statut des nouveaux États issus de la décolonisation
Si la décolonisation a considérablement modifié la composition des institutions internationales, elle a également contribué à redéfinir les normes fondamentales du droit international. Les nouveaux États, tout en s’insérant dans l’ordre existant, ont rapidement entrepris de revendiquer une transformation des principes régissant les relations internationales, afin de mieux refléter leurs aspirations et leurs intérêts. L’une des principales revendications a été celle de l’établissement d’un Nouvel ordre économique international (NOEI), proclamé par l’Assemblée générale de l’ONU en 1974 par la Déclaration sur l’instauration d’un NOEI et le Plan d’action qui l’accompagne. Ce programme visait à corriger les inégalités économiques héritées du colonialisme en revendiquant une souveraineté permanente sur les ressources naturelles, un meilleur accès aux marchés mondiaux pour les produits du Sud, des transferts technologiques, et une réforme des institutions financières internationales dominées par les pays industrialisés.
Sur le plan juridique, la montée des nouveaux États a renforcé la légitimité de principes fondamentaux tels que l'égalité souveraine, l'interdiction de l'usage de la force, la non-ingérence dans les affaires intérieures, ou encore le droit au développement. Ces principes, consacrés dans des résolutions onusiennes et dans des textes fondamentaux comme la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, traduisent un élargissement des valeurs et des finalités du droit international au-delà de la seule préservation des équilibres de puissance. En sus, la décolonisation a favorisé l’émergence de droits collectifs dans le droit international : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droits des peuples autochtones, droits des peuples colonisés ou sous domination étrangère. Cette évolution a déplacé le centre de gravité du droit international classique, centré sur les États occidentaux, vers une reconnaissance accrue des droits des peuples et des entités non étatiques. Ainsi, en reconfigurant les normes de droit international et leurs objectifs, la décolonisation a non seulement contesté l’ordre hérité du colonialisme, mais a également élargi les fondements de la légitimité internationale, ouvrant la voie à une conception plus universelle et égalitaire du droit des peuples. Toutefois, il convient de noter que si la décolonisation a profondément transformé l’ordre international en consacrant l’égalité juridique des États, elle n’a pas pour autant aboli les déséquilibres entre États. Derrière l’affirmation de souverainetés nouvelles et d’une égalité formelle, se maintiennent des inégalités structurelles qui continuent de façonner les rapports de force mondiaux.
II - Une égalité juridique formelle masquant des inégalités structurelles persistantes
Si la décolonisation a instauré une égalité juridique formelle entre les États, elle n’a pas suffi à abolir les déséquilibres économiques et politiques hérités de la colonisation. De nombreuses dépendances subsistent et fragilisent l’autonomie réelle des nouveaux États dans un système marqué par son asymétrie (A), et l’émergence postérieurement à la décolonisation de nouvelles formes de dépendances et de fragmentations (B).
A - La difficile affirmation des nouveaux États dans un système international asymétrique
La reconnaissance juridique de la souveraineté des nouveaux États n’a pas effacé les déséquilibres structurels au sein du système international. Faiblesse économique, marginalisation dans les instances de gouvernance mondiale et divisions internes limitent leur capacité d'action (1), et conduisent à leur sous-représentation politique au sein des grandes organisations internationales (2).
1 - L’affirmation d’indépendances politiques sans véritable indépendance économique
Si la décolonisation a permis l’accession à la souveraineté politique, elle n’a pas pour autant garanti une véritable autonomie économique aux nouveaux États. Beaucoup de pays issus de la décolonisation se retrouvent piégés dans une dépendance structurelle vis-à-vis des anciennes puissances coloniales et des grandes économies industrialisées. L'économie de ces jeunes États est souvent restée extrêmement spécialisée, après la décolonisation, notamment en héritage du système colonial qui imposait une division internationale du travail au profit des métropoles. Les économies africaines, par exemple, ont longtemps dépendu de l'exportation de quelques produits de base (cacao, café, pétrole, uranium, minerais), les exposant aux fluctuations des marchés mondiaux, à la dégradation des termes de l’échange et à l’influence d’entreprises privées ayant de grandes concessions au sein de ces pays. Cette dépendance a empêché la mise en place de structures industrielles nationales fortes et a freiné le développement économique endogène.
En outre, les anciens empires ont parfois maintenu, après l'indépendance, des liens économiques privilégiés avec leurs anciennes colonies, à travers des accords bilatéraux asymétriques (par exemple, les accords de coopération monétaire du Franc CFA en Afrique de l’Ouest et du Centre). Ce phénomène, désigné sous le terme de néocolonialisme par certains auteurs du Sud, traduit la persistence d’une domination économique informelle, malgré la souveraineté juridique acquise. Par ailleurs, les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) créées dans l’après-guerre ont imposé, notamment à partir des années 1980, des programmes d'ajustement structurel aux pays en développement. Ces politiques d'austérité, de libéralisation économique et de réduction du rôle de l’État ont souvent accentué les déséquilibres économiques et affaibli les capacités institutionnelles des jeunes États. Ainsi, bien que les indépendances aient permis une affirmation politique des nouveaux États sur la scène internationale, leur intégration dans l’ordre économique mondial s’est effectuée selon des rapports de force inégalitaires, reproduisant des schémas de dépendance qui limitent leur autonomie réelle et leur capacité à peser sur la gouvernance mondiale.
2 - La relative marginalisation des nouveaux États dans la gouvernance mondiale
Malgré leur reconnaissance juridique et leur présence massive dans les enceintes internationales, les nouveaux États issus de la décolonisation ont peiné à trouver une place véritablement influente dans la gouvernance mondiale. Les structures institutionnelles héritées de l’après-Seconde Guerre mondiale, conçues par et pour les puissances victorieuses, ont en grande partie conservé leurs logiques de domination et d’exclusion. Le Conseil de sécurité des Nations Unies en est l’illustration la plus flagrante : seuls cinq États (Chine, France, Russie, Royaume-Uni, États-Unis) disposent d'un siège permanent et d'un droit de veto, sans que la décolonisation n'ait conduit à une refonte totale de cette configuration. Les États du Sud, pourtant majoritaires en nombre, sont sous-représentés dans cet organe crucial pour la paix et la sécurité internationales. Les tentatives de réforme, initiées notamment par le G4 ou par l'Union africaine (initiative Ezulwini), n'ont jamais abouti. Les seules réformes de cet organe ayant abouti consistent dans le passage de six membres non permanents à dix membres non permanents, avec un quota par zone géographique, au Conseil de sécurité en 1963 et dans le remplacement des représentants de la République de Chine (Taïwan) par les représentants de la République populaire de Chine.
Au-delà des Nations unies, la gouvernance économique mondiale reste assez largement dominée par les anciennes puissances coloniales et leurs alliés. Les droits de vote au sein du FMI et de la Banque mondiale reflètent encore largement la puissance économique historique, au détriment des pays du Sud. Bien que des ajustements aient été réalisés, ils restent insuffisants pour corriger l'écart entre la représentation et la réalité démographique ou économique actuelle. De plus, le poids politique des États nouvellement indépendants est souvent limité par leurs divisions internes. Les rivalités régionales, les différences d’intérêts économiques et les divergences idéologiques au sein du "Tiers-Monde" ont empêché l’émergence d’un front uni durable capable de peser collectivement. Le projet d'un Nouvel ordre économique international, par exemple, a fini par s'essouffler dans les années 1980. Ainsi, même si la décolonisation a permis l’entrée formelle des nouveaux États dans le système international, elle n’a pas abouti à une véritable égalité dans la gouvernance mondiale, où les grandes puissances continuent de conserver l’essentiel du pouvoir décisionnel.
B - La résurgence des dépendances politiques et la fragmentation du nouvel ordre international issu de la décolonisation
Au lendemain de leur indépendance, de nombreux États nouvellement souverains sont confrontés à de nouvelles formes de dépendances, notamment dans le contexte de la guerre froide (1). De plus, la fragilité de leurs structures politiques internes aggrave cette vulnérabilité (2).
1 - L’émergence de nouvelles formes de tutelle géopolitiques à travers la guerre froide
Si la décolonisation a mis fin à la domination coloniale directe, elle n’a pas libéré les nouveaux États des logiques de dépendance internationale. Très rapidement, dans le contexte de la guerre froide, le monde décolonisé devient un terrain stratégique d’affrontement entre les deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique, chacune cherchant à élargir son camp idéologique. Les nouveaux États indépendants sont ainsi souvent confrontés à des choix d'alignement forcés ou encouragés par l’octroi d’aide financière et militaire, d’appui diplomatique, de programmes d’assistance au développement qui sont proposés en échange de soutiens politiques. Ce mécanisme aboutit à une dépendance indirecte, où l’indépendance politique reconnue sur le papier masque en réalité une subordination économique et militaire à l'un ou l'autre bloc. Par exemple, les régimes africains ou asiatiques sont parfois soutenus par l'une des superpuissances non pour des raisons idéologiques, mais pour des motifs de rivalité stratégique. Certaines crises illustrent la précarité de cette indépendance. La guerre civile angolaise, la crise congolaise (avec l'assassinat de Patrice Lumumba), la guerre du Vietnam, ou encore les interventions américaines en Amérique latine témoignent de la fragilité des jeunes souverainetés face aux logiques d'instrumentalisation géopolitique. La théorie des "dominos" aux États-Unis, selon laquelle la chute d’un État dans le camp communiste entraînerait celle de ses voisins, sert alors de justification à de nombreuses ingérences.
Face à cette bipolarisation du monde, des initiatives comme le Mouvement des non-alignés cherchent à préserver l’autonomie politique des nouveaux États en promouvant une troisième voie. Toutefois, ce mouvement, malgré son ambition, rencontre rapidement des limites : divisions internes, pressions économiques, coups d’État appuyés par des puissances extérieures viennent affaiblir l'idée d'une indépendance politique pleine et entière. Ainsi, l’insertion dans le système international des pays issus de la décolonisation s’est souvent faite sous de nouvelles formes de dépendance, adaptées aux rivalités de l’ordre bipolaire mondial ayant cours lors de la guerre froide.
2 - Des États marqués par des défis internes fragilisant les jeunes souverainetés
Au-delà des contraintes extérieures liées à la guerre froide, de nombreux États issus de la décolonisation doivent également affronter des défis internes majeurs, qui fragilisent leur souveraineté et leur stabilité politique. La construction d’États-nations solides s’avère particulièrement difficile dans des territoires souvent marqués par des frontières artificielles, tracées en ligne droite sans tenir compte des réalités ethniques, linguistiques ou culturelles locales, héritées du partage colonial. Cette hétérogénéité interne nourrit des tensions communautaires et des revendications séparatistes, aboutissant à de nombreux conflits civils ou interétatiques : guerre civile nigériane (aussi appelée guerre du Biafra ayant eu cours de 1967 à 1970), génocides au Rwanda et au Burundi ou encore sécession du Katanga au Congo. Le caractère artificiel des frontières coloniales, sanctuarisées par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964 pour préserver leur stabilité, n’a pas empêché de graves instabilités politiques.
Par ailleurs, la faiblesse des institutions héritées de la colonisation (administrations peu développées, absence de cadres formés, systèmes politiques autoritaires, systèmes constitutionnels souvent rédigés sur la forme des constitutions occidentales sans s’adapter au système local) facilite l’émergence de régimes autoritaires, de putschs militaires et de corruptions systémiques. Le manque de traditions démocratiques et la difficulté à bâtir un État de droit favorisent l’instabilité interne et limitent la capacité des jeunes États à défendre efficacement leurs intérêts sur la scène internationale. Ces fragilités internes rendent aussi ces pays plus vulnérables aux pressions extérieures, qu’elles soient politiques, économiques ou militaires. Les États fragiles deviennent parfois des zones d’ingérence, où les grandes puissances continuent d’exercer leur influence sous couvert d’assistance économique ou de maintien de la paix.
Enfin, les défis économiques (pauvreté massive, dépendance à l’exportation de matières premières, endettement chronique) exacerbent ces difficultés politiques. Le cercle vicieux entre faiblesse institutionnelle, instabilité politique et vulnérabilité économique perpétue des formes de marginalisation, même après l’accession à l’indépendance. Ainsi, la décolonisation a certes permis d’instaurer une pleine souveraineté et une égalité souveraine en droit mais n’a pas suffi à la rendre totalement effective dans les faits. Les défis internes rencontrés par les nouveaux États ont souvent compromis leur capacité à devenir des acteurs pleinement autonomes de l’ordre international et à les extraire de l’influence d’États tiers.
