Introduction
« L'ordre mondial global que nous recherchons désespérément, aujourd'hui, n'a pas existé. Car il existe différentes variantes d'ordres mondiaux. Ce que nous entendons aujourd'hui par ce processus a été conçu il y a quatre siècles par le traité de Westphalie qui a mis fin à la guerre de Trente Ans et empêché la mise en pièce de l'Europe. ». Cette citation de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger illustre bien le paradoxe du modèle westphalien, dont l’application aujourd’hui prend ses racines sur un monde qui a considérablement évolué depuis 1648. En instaurant un système reposant sur la souveraineté étatique, les traités de 1648 ont certes mis fin à une guerre destructrice, mais ont également posé les bases d’un modèle de relations internationales qui, tout en prônant l’égalité des États, a souvent été marqué par les rivalités, les impérialismes et, plus récemment, l’interdépendance croissante.
Les relations internationales désignent l’ensemble des interactions entre les acteurs étatiques et non étatiques à l’échelle mondiale. Le Traité de Westphalie, signé en 1648, fait référence à un ensemble d’accords conclus pour mettre fin à la guerre de Trente Ans en Europe et à la guerre de quatre-vingts ans. Il s’agit d’une série de trois traités unissant un grand nombre de pays européens : la paix de Munster, le traité de Munster et le traité d’Osnabrück. Il marque une rupture fondamentale dans la conception des relations entre les États, en consacrant notamment le principe de souveraineté. Il résulte en effet de ces traités de paix que tous les Etats parties se reconnaissent comme souverains et légitimes sur leur propre territoire. Ils fondent en cela un nouvel ordre mondial fondé sur l’égalité souveraine des États.
Avant 1648, l’Europe reposait sur un ordre politico-religieux mu par des volontés de domination de la papauté et du Saint Empire Romain Germanique, où la souveraineté des entités territoriales était limitée. Ce système fut bouleversé par la Réforme protestante et les guerres de religion, culminant avec la Guerre de Trente Ans (1618–1648), un conflit à la fois religieux et géopolitique, qui dévasta l’Europe centrale. Les Traités de Westphalie, signés en 1648, mirent fin à cette guerre et instaurèrent un nouvel ordre international fondé sur la souveraineté des États et la non-ingérence. Chaque prince se vit reconnaître le droit de déterminer la religion de son territoire, marquant la fin des prétentions universelles du Pape et de l’Empereur. Ce tournant marque la naissance du système international moderne, dans lequel les États deviennent les principaux acteurs des relations internationales, reconnus comme égaux en droit et libres dans leurs affaires internes. Cet ordre westphalien s’imposera durablement, bien qu’il soit progressivement transformé par l’histoire.
Au vu de ces éléments il convient de se demander comment le système international westphalien, fondé sur la souveraineté des États, a-t-il évolué depuis 1648 face aux transformations du monde et à la diversification des acteurs et des normes dans les relations internationales ?
Pour répondre à cette problématique, il conviendra d’analyser d’abord comment le modèle westphalien a posé les bases du système international moderne (I), avant d’examiner comment ce modèle a été remis en cause et adapté sous l’effet de nouvelles dynamiques transnationales et globales (II).
I - Le système westphalien comme fondement de l’ordre international moderne
Le système westphalien se fonde sur un double pilier. D’une part, il trouve son fondement sur la reconnaissance d’une souveraineté étatique et de son corollaire : l’égalité souveraine des États (A). D’autre part, le système de Westphalie se construit sur un ordre international cherchant une égalité des puissances et une gestion de la paix fondée sur la diplomatie et les institutions internationales plutôt que sur la guerre (B).
A - La souveraineté étatique : un pilier du modèle westphalien
Les traités de Westphalie ont entrainé une double évolution majeure qui a considérablement transformé les relations entre États. En premier lieu, le traité vient consacrer le principe de souveraineté étatique, qui légitime chaque État sur son territoire et empêche les États tiers de s’ingérer dans leurs affaires intérieures (1). En conséquence, le système de Westphalie érige la figure de l’État nation comme acteur central et seul sujet de droit international (2).
1 - La consécration du principe de souveraineté
Le Traité de Westphalie de 1648 constitue une rupture fondamentale dans l’histoire des relations internationales, en ce qu’il consacre, pour la première fois de manière explicite, le principe de souveraineté des États. Cette souveraineté implique que chaque entité politique détient une autorité exclusive sur son territoire, sans qu’aucune puissance extérieure ne puisse interférer dans ses affaires internes. Il s’agit là d’un changement de paradigme majeur, rompant avec le modèle médiéval fondé sur la pluralité des allégeances et l’autorité supranationale du Pape ou de l’Empereur. Ce principe, qui trouve aujourd’hui une reconnaissance explicite dans l’article 2 §1 de la Charte des Nations Unies « L'Organisation est fondée sur le principe de l'égalité souveraine de tous ses Membres », est au cœur du droit international public moderne. Il consacre l’égalité juridique des États, quelles que soient leur taille, leur puissance ou leur régime politique, et garantit leur autonomie dans la conduite de leurs politiques internes et étrangères. À partir de Westphalie, la scène internationale devient un système d’unités souveraines coexistant dans un espace juridiquement anarchique, c’est-à-dire sans autorité supérieure les contraignant, mais reliées par des règles issues du droit international coutumier ou conventionnel.
Cette consécration du principe de souveraineté permet également l’émergence du principe de non-ingérence, qui interdit à un État d’intervenir dans les affaires internes d’un autre. Elle fonde ainsi l’équilibre de la coexistence pacifique, tout en posant les limites de l’action diplomatique et militaire. Le droit de chaque État à disposer de lui-même devient une norme cardinale de l’ordre international, bien que, ainsi que l’histoire le montrera, il sera régulièrement mis à mal par les ambitions hégémoniques de certaines puissances. Enfin, la souveraineté ainsi affirmée ne se limite pas à un principe politique : elle acquiert progressivement une portée juridique. Le développement du droit international public au XIXe siècle, avec les travaux de juristes comme Vattel ou Grotius, contribue à formaliser cette souveraineté comme fondement du droit entre les nations. Le modèle westphalien repose ainsi sur un double fondement : la réalité politique de la souveraineté des États et sa reconnaissance comme principe structurant des normes internationales.
2 - L’essor des États-nations comme principaux acteurs internationaux
L’affirmation du principe de souveraineté à partir de 1648 a pour corollaire l’émergence de l’État-nation comme acteur central des relations internationales. En effet, l’ordre westphalien inaugure une nouvelle ère où les entités politiques reconnues comme légitimes sont celles qui disposent d’un territoire défini, d’une population stable et d’un gouvernement exerçant un pouvoir effectif, sans dépendance à une autorité supérieure. Ces critères, aujourd’hui appelés éléments constitutifs de l’État et que l’on retrouve dans la Convention de Montevideo (1933), définissent ce qu’est un État au sens du droit international. La période moderne est ainsi marquée par une montée en puissance d’entités étatiques, capables d’assurer l’unité politique et juridique sur leur territoire. En France, cette dynamique s’illustre par la consolidation de la monarchie absolue, tandis qu’en Angleterre, elle prend la forme d’une monarchie parlementaire en gestation. Ces États, désormais maîtres de leur diplomatie et de leur politique de défense, deviennent les principaux sujets de l’ordre international, reléguant les entités religieuses, féodales ou impériales à un rôle secondaire.
Cette monopolisation de la scène internationale par les États-nations favorise également l’émergence d’une diplomatie permanente et institutionnalisée. Les ambassadeurs deviennent les représentants attitrés des souverains, et le droit diplomatique commence à s’uniformiser autour de règles implicites, avant d’être codifié plus tard. La reconnaissance mutuelle des États comme pairs, même entre puissances aux régimes opposés, devient une norme de coexistence et un préalable aux relations internationales pacifiées. Cette structuration westphalienne de l’ordre mondial a par ailleurs pu installer une logique compétitive dans les relations entre États, fondée sur la poursuite de l’intérêt national, le calcul des rapports de force et la préservation de l’équilibre général. Dès lors, les relations internationales peuvent prendre la forme d’un jeu à somme nulle, dans lequel la sécurité ou la puissance de l’un est perçue comme une menace par les autres. Ce réalisme politique, par ailleurs théorisé par Hobbes et Machiavel, devient l’un des fondements intellectuels des politiques étrangères des puissances européennes.
Ainsi, en érigeant les États en piliers exclusifs des relations internationales, l’ordre westphalien pose les bases d’un système interétatique fondé sur la souveraineté, l’égalité formelle et la reconnaissance mutuelle. Ce modèle perdurera, malgré ses limites et l’apparition au cours de l’histoire de volontés hégémoniques par certains États.
B - La construction d’un ordre international fondé sur l’équilibre des puissances
Dans l’objectif de construire un système international d’équilibre entre les puissances étatiques et de prévenir l’émergence d’un État hégémonique aux volontés conquérantes (1), le système de Westphalie va institutionnaliser les relations entre États, notamment par des congrès internationaux pour éviter la guerre et rechercher la stabilité entre les puissances (2).
1 - La prévention des hégémonies comme socle nécessaire au maintien de l’égalité souveraine
L’un des principes qui émerge naturellement du système westphalien est celui de l’équilibre des puissances (balance of power), conçu comme un mécanisme de prévention des hégémonies. Si chaque État est souverain, aucun ne doit pouvoir dominer les autres. Ce principe devient la clef de voûte de la stabilité européenne à partir du XVIIe siècle, car il permet d’éviter qu’un seul acteur, par son expansion territoriale ou sa puissance militaire, ne bouleverse l’ordre établi. Cette logique d’équilibre se traduit concrètement par la formation de coalitions et d’alliances variables en fonction des rapports de force. Dès le XVIIIe siècle, l’Europe devient un échiquier géopolitique où les alliances se nouent et se dénouent pour contrer les velléités de domination d’une puissance montante. La guerre de Succession d’Espagne, ayant eu cours de 1701 à 1714, qui voit une coalition menée par l’Angleterre, les Provinces-Unies et l’Empire s’opposer à la France, en est une illustration typique. Une telle alliance avait pour objectif de freiner l’ambition des Bourbons d’unir les couronnes française et espagnole.
Ce système est fondé sur un pragmatisme assumé. Les alliances ne sont plus dictées uniquement par des considérations religieuses ou dynastiques, mais par la nécessité d’assurer une certaine parité entre puissances. Il introduit ainsi une forme de rationalisation des relations internationales, dans laquelle la guerre devient un instrument régulé de la diplomatie, au service de l’intérêt étatique et non de causes transcendantales. Il est ainsi marqué par une institutionnalisation des pratiques diplomatiques pour atteindre une stabilité interétatique.
2 - L’institutionnalisation progressive des rapports entre États comme outil de recherche collective de stabilité
La logique westphalienne d’équilibre des puissances ne se limite pas à des mécanismes informels, elle tend progressivement à se formaliser dans des dispositifs de concertation multilatérale. Un bon exemple de cela est le Congrès de Vienne, organisé de 1814 à 1815, après la chute de Napoléon. Les grandes puissances victorieuses – l’Autriche, la Russie, la Prusse, le Royaume-Uni – et les autres États européens envoient des représentants diplomatiques et s’accordent pour instaurer un ordre fondé sur la légitimité monarchique et l’équilibre territorial. Le système dit de la Sainte-Alliance vise à prévenir les conflits par la concertation diplomatique et à maintenir l’ordre établi en fixant des règles, par exemple en matière de libre circulation navale. Ce Congrès inaugure ainsi le « concert européen », aussi appelé « système du congrès de Vienne », qui est un mécanisme diplomatique inédit où les grandes puissances, dont la France à partir de 1818, se réunissent périodiquement pour résoudre les tensions par la négociation plutôt que par la guerre. Ce mode de gouvernance va considérablement transformer l’Europe et préfigure, dans une certaine mesure, les modes de gouvernance internationale modernes, même s’il reste limité à un cercle restreint de puissances conservatrices et exclut les États périphériques ou révolutionnaires.
L’ordre issu de Vienne connaîtra certes des tensions, notamment avec le réveil des nationalismes et les révolutions du XIXe siècle, mais il garantit à l’Europe une relative stabilité pendant près d’un siècle. Le recours croissant aux conférences internationales – comme celle de Berlin en 1885 sur le partage de l’Afrique – illustre l’enracinement de la diplomatie multilatérale dans la gestion des affaires internationales. Ce développement de l’équilibre des puissances montre ainsi que l’ordre westphalien n’est pas un simple cadre formel de coexistence des États. Il est aussi le socle d’une régulation progressive des relations internationales par la négociation, le droit et la concertation. Il marque l’émergence d’une logique de gouvernance internationale rudimentaire, fondée sur la reconnaissance mutuelle des souverainetés, mais aussi sur la responsabilité collective de maintenir la paix.
Cette logique, rompue par la première guerre mondiale va être au fondement de la recherche de la paix au XXe siècle. Cette dynamique de gestion collective de la stabilité a en effet trouvé un prolongement important avec la création de la Société des Nations (SDN) après la Première Guerre mondiale, puis de l’Organisation des Nations Unies (ONU) après la Seconde. Ces institutions constituent une forme avancée d’institutionnalisation de la diplomatie multilatérale. La SDN visait à assurer la paix par le dialogue, le désarmement et la sécurité collective, mais elle a échoué en raison de l’absence des grandes puissances (notamment les États-Unis), de son manque de mécanismes contraignants et de la montée des régimes autoritaires. L’ONU, fondée en 1945, corrige certaines faiblesses de son prédécesseur en instaurant un Conseil de sécurité doté de pouvoirs coercitifs et d’un système de maintien de la paix. Néanmoins, ces organisations restent ancrées dans une logique westphalienne. Elles reconnaissent les États comme sujets primaires de droit international et fondent leur action sur le consentement des membres. Ainsi, si la diplomatie multilatérale se structure et s’institutionnalise, elle demeure profondément tributaire de la souveraineté étatique, confirmant la permanence du modèle westphalien dans ses fondements.
II - Une époque moderne marquée par la remise en cause partielle du modèle westphalien et l’émergence d’un nouvel ordre international
Notre époque moderne est marquée par une double dynamique venant nuancer l’application du système de Westphalie, sans toutefois le remettre en cause totalement. D’une part, il convient de souligner que l’État n’est, depuis la seconde guerre mondiale, plus le seul sujet de droit international : les personnes et les organisations internationales se voient désormais appliquer directement des normes de droit international (A). D’autre part, la mondialisation, l’interdépendance des États, la multiplication des institutions internationales et la densification normative du droit international transforment véritablement les modèles de souveraineté étatique et l’exercice par l’État de ses pouvoirs souverains (B).
A - L’émergence de nouveaux sujets de droit international comme entorse à la logique westphalienne de suprématie étatique dans les relations internationales
Lors de la signature des traités de Westphalie, l’État était le seul sujet de droit international. Or depuis la seconde guerre mondiale, celui-ci est concurrencé sur la scène internationale par de nouveaux types d’acteurs institutionnels, voire par des acteurs privés (1). La multiplication des normes de droit international et l’émergence de normes impératives s’appliquant aux États en dehors de toute expression de volonté de leur part viennent nuancer le principe pourtant originellement absolu de souveraineté étatique consacré par les traités de Westphalie (2).
1 - La montée en puissance de nouveaux acteurs des relations internationales
Le système westphalien reposait sur une conception strictement interétatique des relations internationales. Toutefois, cette vision centrée exclusivement sur les États a progressivement été remise en question, notamment au lendemain des deux guerres mondiales, qui ont révélé les limites d’un ordre international fondé sur la seule souveraineté nationale. La nécessité de garantir la paix mondiale et de prévenir les conflits a conduit à la création d’organisations internationales, devenues des acteurs incontournables de la scène internationale contemporaine. La SDN, fondée en 1919 par le Traité de Versailles, constitue la première tentative institutionnelle de dépassement du modèle westphalien. Elle avait pour ambition d’assurer la sécurité collective par le dialogue multilatéral. Malgré son échec à empêcher la Seconde Guerre mondiale, elle jette les bases de l’Organisation des Nations Unies, fondée en 1945. Contrairement à la SDN, l’ONU bénéficie d’un système de sécurité collective plus structuré (Conseil de sécurité, casques bleus, charte contraignante), et d’une légitimité universelle renforcée.
Parallèlement à l’ONU, d’autres institutions internationales ont vu le jour dans des domaines variés : l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ou encore l’Union européenne (UE), qui constitue une forme inédite de coopération supranationale. Ces institutions participent à la gouvernance mondiale en élaborant des normes, en coordonnant les politiques des États et parfois en les contraignant. Cette prolifération institutionnelle témoigne d’un changement profond : les États ne sont plus les seuls acteurs des relations internationales. Ils partagent désormais la scène avec des entités dotées d’une personnalité juridique propre, capables d’exercer une influence normative, politique et économique. Ces organisations internationales constituent une modification et une adaptation du modèle westphalien aux nouvelles logiques de l’ordre mondial. Elles participent à la logique d’institutionnalisation des relations entre États tout en contredisant celle de suprématie étatique dans les relations internationales.
Outre les organisations internationales, un autre type d’acteur non étatique s’est imposé sur la scène mondiale : les entreprises multinationales. Ces entités économiques, présentes dans plusieurs pays, disposent d’un pouvoir économique considérable, parfois supérieur au PIB de certains États. Leur influence dépasse largement le cadre commercial : elles interviennent dans les politiques publiques par le biais du lobbying, conditionnent les choix d’investissement, orientent les normes environnementales et sociales, et participent à la régulation des chaînes d’approvisionnement mondiales. À travers la contractualisation privée, les arbitrages internationaux ou encore les engagements volontaires en matière de responsabilité sociétale, elles contribuent à façonner un ordre normatif parallèle à celui des États. Bien que n’ayant pas de personnalité juridique internationale stricto sensu, leur capacité à influencer les rapports de force, à créer des interdépendances économiques et à imposer des standards opérationnels fait d’elles des acteurs à part entière des relations internationales, poussant certains analystes à les considérer come des sujets de droit international à part entière. Leur essor met en lumière une dilution partielle de la souveraineté étatique au profit d’acteurs privés transnationaux, illustrant les tensions croissantes entre mondialisation économique et cadre juridique westphalien.
2 - L’affirmation de normes de droit international encadrant l’exercice par l’État de sa volonté souveraine
En parallèle de l’essor institutionnel, le droit international a connu une évolution qualitative, marquée par l’extension de ses champs d’application et la diversification de ses sources. Le principe de souveraineté, jadis intouchable, se voit progressivement limité par de nouvelles normes contraignantes, énonçant des obligations supérieures, notamment en matière de droits de l’homme, de droit humanitaire ou de justice internationale. Depuis le procès de Nuremberg, les États ne peuvent plus, sous couvert de l’exercice de leur souveraineté sur leur territoire national, agir comme bon leur semble vis à vis de leur population. Des normes s’appliquent dans leurs relations à leur population et les personnes sont directement protégées par des normes internationales. Les États ne sont dès lors plus les sujets exclusifs des normes de droit international.
Ainsi, après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, les Conventions de Genève, ou encore les Pactes internationaux de 1966 reconnaissent l’existence de droits fondamentaux inaliénables que les États ne peuvent plus violer impunément. L’émergence d’un droit international des droits de l’homme limite dès lors la souveraineté étatique, notamment dans les situations de crise humanitaire ou de violations graves du droit. Cette évolution se manifeste également par l’émergence du concept de responsabilité de protéger, reconnu par l’ONU en 2005. Selon ce principe, la souveraineté n’est plus seulement un droit, mais aussi une responsabilité. Lorsqu’un État faillit à protéger sa population contre des crimes massifs (génocide, nettoyage ethnique, crimes de guerre), la communauté internationale peut intervenir, y compris militairement, pour faire cesser les violations. Ce principe redéfinit véritablement le concept même de souveraineté.
Le développement de la justice pénale internationale illustre parfaitement cette transformation normative, entamée depuis Nuremberg. Avec la création des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, puis la mise en place de la Cour pénale internationale (CPI) en 2002, un nouveau modèle se dessine. Une responsabilité pénale individuelle émerge, au-delà des États. Les dirigeants peuvent désormais être poursuivis personnellement pour des crimes internationaux, marquant ainsi une rupture avec l’immunité souveraine. L’ordre international contemporain ne se contente donc plus d’encadrer les rapports entre États : il tend à imposer des obligations universelles à l’égard des personnes. L’héritage westphalien demeure certes, mais il est profondément transformé par l’émergence de ces normes qui transcendent les frontières étatiques.
B - L’interdépendance croissante comme élément de transformation de la souveraineté étatique
La mondialisation est un phénomène pouvant se poser en contradiction avec la logique classique de la souveraineté étatique voulue en 1648 (1). Depuis l’essor de l’interdépendance entre États et système onusien, le monde a continué d’évoluer considérablement et répond au XXIe siècle à de nouvelles logiques, souvent tiraillées entre essor des nationalismes, résurgence de l’isolationnisme et densification des obligations en droit international (2).
1 - La mondialisation, un phénomène étiolant les souverainetés étatiques ?
Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le phénomène de mondialisation a profondément modifié les dynamiques des relations internationales. L’intensification des flux économiques, financiers, culturels et technologiques a accru l’interdépendance entre les États, réduisant mécaniquement leur capacité d’action autonome. La souveraineté, autrefois absolue et indivisible dans le modèle westphalien, tend à devenir relative et conditionnée par des engagements multilatéraux ou des contraintes externes. Sur le plan économique, la libéralisation des marchés et la dérégulation ont mis en concurrence les États dans un cadre global. Leur marge de manœuvre budgétaire et fiscale est souvent limitée par la recherche d’attractivité ou les exigences des institutions financières internationales. Le phénomène est accentué par la mobilité des capitaux et la puissance des acteurs privés transnationaux – tels que les entreprises multinationales ou les fonds d’investissement – capables d’imposer leurs logiques au détriment de la souveraineté économique des États.
Cette interdépendance de la souveraineté étatique se manifeste aussi dans les domaines sanitaire et environnemental. La pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance des États à des chaînes d’approvisionnement mondialisées, tout en illustrant la nécessité d’une réponse coordonnée au niveau international. De même, la lutte contre le changement climatique échappe à toute logique strictement nationale : les émissions de gaz à effet de serre, par nature transfrontalières, nécessitent des engagements communs, comme ceux pris dans l’Accord de Paris. Ainsi, les défis globaux appellent des réponses globales, qui peuvent être vues comme limitant de facto la souveraineté des États dans leur sphère de compétence traditionnelle mais font également aujourd’hui partie intégrante de l’exercice par l’État de sa souveraineté.
2 - L’adaptation du système westphalien : une recomposition entre densification de la régulation internationale et résurgence des nationalismes
Face aux transformations induites par la mondialisation, le système westphalien n’a pas disparu mais est en constante évolution. Les États conservent un rôle central, mais exercent leur souveraineté dans un cadre marqué par la multiplication des normes internationales, des institutions de régulation et des interdépendances. Il en résulte une gouvernance internationale hybride, mêlant principes classiques – tels que la souveraineté et l’égalité des États – à de nouvelles logiques de coopération supranationale. Cette gouvernance multilatérale s’incarne notamment dans des dispositifs tels que l’Accord de Paris sur le climat, les régulations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ou encore les instruments de droit international contraignant en matière de droits humains ou de sécurité collective. Les États y participent activement, mais en contrepartie, acceptent de limiter volontairement certaines prérogatives souveraines pour assurer la stabilité, la durabilité et la sécurité au niveau global. L’Union européenne représente une illustration avancée de cette transformation. En organisant une délégation de compétences à des institutions supranationales, elle a su instaurer une souveraineté partagée dans des domaines clés : politique monétaire, commerce, environnement. Ce modèle de coopération renforcée, bien que spécifique, démontre qu’il est possible d’articuler souveraineté étatique et intégration institutionnelle dans un cadre post-westphalien.
Néanmoins, cette évolution vers une gouvernance intégrée ne va pas sans contestation. Depuis une quinzaine d’années, on observe un retour en force des nationalismes et des logiques souverainistes. L’élection de Donald Trump, fondée sur la logique « America First », a marqué une rupture avec la tradition multilatéraliste des États-Unis, illustrée par le retrait de l’Accord de Paris ou de l’OMS. Cette contestation de l’ordre international et de la coopération est d’autant plus marquée avec la mise en place de tarifs douaniers contraires au droit de l’OMC et répondant à une logique isolationniste. Certaines actions de l’administration Trump vont même à l’encontre totale du modèle westphalien à l’instar de la volonté affichée d’annexer le Canada ou le Groenland, quitte pour ce dernier à menacer d’utiliser la force armée.
En Europe, la montée des partis d’extrême droite, en Italie, en France, en Hongrie ou encore en Allemagne, témoigne d’un rejet croissant des logiques supranationales. Ces mouvements prônent un retour à la souveraineté pleine et entière, souvent opposée aux mécanismes de coopération internationale. Le Brexit constitue à ce titre une manifestation emblématique d’une réaffirmation nationale face à une intégration jugée trop contraignante. Ainsi, si le système westphalien a bien évolué vers des formes complexes de gouvernance globale, il reste structuré par des tensions permanentes entre interdépendance et souveraineté, ouverture et repli, coopération et affirmation nationale. Le XXIe siècle est donc marqué par une cohabitation instable entre la logique du monde globalisé et le renouveau des souverainismes politiques.
