Introduction
Pour le journaliste et économiste français Christian Chavagneux, dans son article Les multinationales définissent-elles les règles de la mondialisation ?, le constat est clair : « Les firmes multinationales jouent un rôle politique majeur dans la définition des règles du jeu de la mondialisation. ». Toutefois, selon lui deux visions peuvent s’opposer. Il est possible de considérer d’une part que si les entreprises sont des acteurs importants de la mondialisation, celles-ci restent assujetties au pouvoir étatique. D’autre part, il est possible d’admettre que si les États sont bien des acteurs structurants de relations internationales, ceux-ci doivent composer et négocier avec une nouvelle réalité économique au sein de laquelle ces grandes entreprises montent en puissance. Ainsi qu’il sera vu au sein de la présente dissertation, la place des entreprises multinationales dans la mondialisation est importante mais leur relation avec les États et leur rôle réel reste complexe et dicté tant par leur importance économique, dépassant souvent celle des États, et le poids de leur lobbying que par les alternances politiques et la volonté souveraine des États.
Les entreprises multinationales désignent des sociétés privées opérant dans plusieurs pays, par l’intermédiaire de filiales ou de réseaux globaux, tout en étant dirigées de manière centralisée. Leur pouvoir économique, leur capacité d’innovation et leur présence dans des secteurs stratégiques leur confèrent une influence croissante sur les politiques nationales et les dynamiques globales. Les relations internationales renvoient aux interactions entre acteurs du système international. Historiquement dominées par les États, elles intègrent désormais d’autres entités, comme les organisations internationales, les ONG, ou les entreprises privées. Ces relations recouvrent des dimensions diplomatiques, économiques, juridiques ou sécuritaires, et sont de plus en plus marquées par l’interdépendance. Interroger les multinationales comme nouveaux acteurs des relations internationales revient à questionner leur capacité à intervenir dans ces dynamiques globales non seulement en tant qu’agents économiques, mais aussi en tant qu’acteurs de régulation, d’influence et de gouvernance, dans un système longtemps réservé aux seuls États.
La présence d’acteurs économiques privés dans les relations internationales n’est pas véritablement nouvelle. Des compagnies coloniales ont eu une importance majeure dans la structuration des territoires colonisés, à l’instar de la Compagnie britannique des Indes orientales aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui s’accapare des fonctions militaires et administratives régaliennes en Inde, ou encore la Compagnie de la Baie d’Hudson au Canada, créée en 1670 et toujours en activité aujourd’hui, faisant d’elle la plus vieille entreprise d’Amérique du Nord, qui a été au cœur de la rivalité franco-britannique au Canada à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. La véritable montée en puissance des entreprises multinationales dans le système international contemporain est un phénomène toutefois étroitement lié à la mondialisation économique. À partir des années 1970, avec la libéralisation des échanges, la financiarisation de l’économie et l’avènement des technologies de communication, les multinationales deviennent des acteurs économiques globaux structurants. Elles favorisent la dérégulation des marchés, la fragmentation des chaînes de valeur et l’intensification des flux d’investissement direct à l’étranger. Dans les années 1990, la chute du bloc soviétique et la généralisation du capitalisme libéral leur ouvrent de nouveaux espaces d’expansion. Au XXIe siècle, les multinationales jouent un rôle décisif dans les débats internationaux sur le commerce, le climat, la fiscalité ou le numérique. Elles accompagnent fréquemment les dirigeants politiques dans les forums multilatéraux tels que le G20, le forum économique de Davos ou les COP ou encore dans des rencontres bilatérales entre chefs d’États, participent à la création de normes privées ou hybrides, et intègrent des dispositifs de responsabilité sociétale. Leur influence croissante, parfois contestée, interroge les équilibres traditionnels entre public et privé, et pousse les juristes et les politistes à repenser la notion même d’acteur international.
Il est ainsi tout à fait cohérent de se demander dans quelle mesure les entreprises multinationales peuvent être considérées comme de véritables acteurs des relations internationales, aux côtés des États et des organisations internationales.
Nous verrons ainsi dans un premier temps que les entreprises multinationales jouent désormais un rôle croissant dans les dynamiques internationales contemporaines (I), mais que leur reconnaissance comme acteurs à part entière reste ambivalente, en raison de leur statut juridique, de leur dépendance aux États et de la nature de leur pouvoir (II).
I - Les entreprises multinationales, des acteurs à l’influence croissante sur les relations internationales contemporaines
Les entreprises multinationales ne se limitent plus à un rôle économique. Elles exercent un pouvoir croissant dans les relations internationales, à travers leur poids structurel et leur implication dans la gouvernance globale. Leur puissance économique et la force de leur lobbying leur permettent ainsi d’avoir une influence politique croissante (A) et de participer ainsi directement aux dynamiques de régulation et de coopération internationales (B).
A - Des acteurs économiques transnationaux dotés d’un pouvoir structurel
Le premier levier d’influence des entreprises multinationales dans les relations internationales réside dans leur puissance économique et leur capacité à peser sur les décisions publiques. Celles-ci, par l’étendue de leur puissance économique, dépassant souvent le PIB de pays du Nord (1), jouent en effet un rôle croissant dans l’élaboration et l’orientation des politiques économiques et des normes internationales (2).
1 - Des entreprises disposant d’une puissance économique dépassant celle de nombreux États
Les entreprises multinationales se distinguent par leur capacité à générer des richesses très importantes, parfois supérieures au produit intérieur brut (PIB) de nombreux États. Certaines entreprises disposent d’un chiffre d’affaires qui dépasse celui de pays développés. En 2023, Walmart, Amazon ou Apple réalisaient un chiffre d’affaires supérieur au PIB de pays comme le Danemark, la Finlande ou le Portugal. Cette concentration de ressources économiques leur confère une capacité d’influence majeure sur les marchés, les politiques économiques et les dynamiques de développement.
Cette puissance économique se traduit aussi par leur contrôle des chaînes de valeur mondiales : les entreprises multinationales organisent, planifient et maîtrisent des réseaux de production fragmentés à l’échelle planétaire, répartissant la fabrication, l’assemblage et la distribution sur plusieurs continents. Elles orientent ainsi les investissements directs étrangers, conditionnent le développement industriel de certains pays et façonnent les règles du commerce international. Elles peuvent imposer leurs propres standards en matière de production, de sécurité ou de qualité, qui deviennent des normes de fait dans certains secteurs.
Enfin, les multinationales disposent également d’une capacité d’adaptation juridique très importante. Par leur envergure transnationale, elles optimisent leur implantation fiscale, contournent les réglementations les plus contraignantes, et profitent de la concurrence normative entre États pour négocier des conditions avantageuses. Elles peuvent ainsi influencer les décisions étatiques en conditionnant leurs investissements à certaines réformes ou incitations. Elles possèdent ainsi une importante capacité à influencer les politiques publiques des États.
2 - Des entreprises disposant d’une capacité à influencer les politiques étatiques nationales et internationales
Outre leur seul poids économique, les entreprises multinationales disposent d’un pouvoir d’influence politique qui leur permet d’intervenir dans les processus de décision aux échelons national, régional et international. Ce pouvoir passe notamment par le lobbying, la participation à des enceintes de concertation ou la négociation directe avec les autorités publiques. Au niveau national, les entreprises multinationales interviennent fréquemment dans l’élaboration des normes juridiques et réglementaires, en défendant leurs intérêts sectoriels auprès des gouvernements. Elles disposent de relais puissants dans les capitales économiques et les institutions publiques, notamment dans les domaines de l’énergie, de la santé, de l’agroalimentaire ou du numérique.
Sur le plan international, leur influence se manifeste dans des forums tels que le Forum économique mondial de Davos, où les dirigeants d’entreprises échangent directement avec les chefs d’État et les représentants des organisations internationales. Certaines multinationales participent également à des négociations multilatérales, comme les COP climat, en tant qu’observateurs ou directement au sein des délégations nationales. D’après le collectif Kick Big Polluters Out, la COP 28 à Dubaï a accueilli près de 2500 lobbyistes des énergies fossiles, le chiffre le plus élevé de toute l’histoire des COP. Les lobbyistes étaient ainsi plus nombreux que n’importe quelle délégation nationale, hormis la délégation émiratie.
Elles prennent par ailleurs part à l’élaboration de normes privées transnationales, par exemple dans les domaines de la finance, de la cybersécurité ou de la durabilité, parfois en amont des régulations publiques. Elles participent également à la conclusion de traités bilatéraux d’investissement avec des États. Elles ont ainsi un véritable pouvoir normatif en droit international. Ce pouvoir d’influence croissant pose la question de la redéfinition des rapports entre acteurs publics et acteurs privés dans le système international, voire de l’indépendance internationale des multinationales. Les multinationales ne se contentent plus de s’adapter au cadre international, elles participent activement à son élaboration, affirmant leur place parmi les forces structurantes des relations internationales contemporaines.
B - L’engagement des entreprises multinationales dans la gouvernance globale et les enjeux transnationaux
Au-delà de leur pouvoir économique, les multinationales tendent à s’impliquer activement dans la régulation des grands enjeux globaux. D’une part, elles adoptent de manière autonome des standards volontaires en matière environnementale et sociale, leur permettant de fixer les limites de leur engagement en la matière tout en soulignant leur image (1), et d’autre part, elles s’imposent comme partenaires opérationnels dans la mise en œuvre des politiques internationales en matière de sécurité, d’énergie ou de numérique (2).
1 - L’importance croissante du rôle des multinationales dans la régulation environnementale et sociale
Face aux critiques sur leur impact écologique, social ou fiscal, les entreprises multinationales ont progressivement investi le champ de la responsabilité sociale et des enjeux de durabilité. Si cette évolution répond en partie à des stratégies d’image ou de gestion des risques, elle traduit également une volonté de certaines multinationales de s’inscrire dans les processus de régulation globale. De nombreuses entreprises ont adopté des politiques internes de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), intégrant des critères sociaux, environnementaux et éthiques dans leurs activités. Certaines vont jusqu’à s’aligner sur des référentiels internationaux comme les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de 2011, les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, ou encore les normes ISO sur la gouvernance environnementale ou la conformité. Ces engagements volontaires contribuent à l’émergence d’un droit souple (soft law) transnational, dans lequel les entreprises jouent un rôle actif aux côtés des États et des organisations internationales. En parallèle, les multinationales participent à des initiatives multipartites telles que le Pacte mondial des Nations Unies (UN Global Compact), qui rassemble des entreprises, des ONG et des institutions publiques autour d’objectifs communs en matière de droits humains, de normes du travail, d’environnement et de lutte contre la corruption. Ces dispositifs renforcent leur intégration dans la gouvernance globale, sans toutefois leur conférer un statut équivalent à celui des États.
L’inscription des multinationales dans cette dynamique n’est toutefois pas sans générer un certain nombre de critiques. Ainsi, dans un article du Monde paru en mars 2025 et intitulé « Certains de mes compagnons sont devenus aveugles » : les bananes du Costa Rica, produites et exportées au prix de ravages sur la santé des travailleurs, des médecins pointent l’incohérence entre l’affichage de la norme Rainforest Alliance sur les bananes et les conditions réelles de production. À titre d’exemple, les très lourds régimes de bananes étaient originellement tirés par des chariots motorisés. Toutefois, pour réduire leur empreinte carbone et obtenir des certification environnementales, les entreprises ont remplacé ces chariots par des humains, forcés de tirer des charges très lourdes dans des terrains difficiles, dans des conditions de chaleur et d’humidité très fortes et avec des risques de blessure très importants. Malgré la sobriété environnementale et le respect de valeurs sociales affichés par ces entreprises, les conditions de travail des employés des plantations sont très difficiles et ceux-ci sont exposés sans protection à des doses de pesticides très élevées leur causant de très graves problèmes de santé ainsi que des naissances de nouveaux-nés porteurs de sévères malformations.
La capacité des entreprises à s’autoréguler, quitte à contourner les règles étatiques fait ainsi d’elles des acteurs à part entière sur la scène internationale. Les multinationales sont à la fois créatrices de normes et d’engagement internationaux mais également des acteurs directs de la mise en œuvre de politiques internationales, parfois en concertation directe avec les États.
2 - Des entreprises intervenant directement dans la mise en œuvre des politiques globales
Au-delà des normes et des engagements, les multinationales sont devenues des acteurs opérationnels dans la mise en œuvre de nombreuses politiques internationales. Leur expertise technologique, leur capacité d’innovation et leur maîtrise logistique en font des intervenants stratégiques dans des domaines clés comme la santé, le numérique ou l’énergie. Lors de la pandémie de Covid-19, par exemple, des entreprises comme Pfizer, Moderna ou BioNTech ont été des acteurs centraux du déploiement mondial des vaccins. En partenariat avec des organisations internationales (OMS, GAVI ou COVAX par exemple), elles ont contribué à structurer la réponse sanitaire globale. De même, les géants du numérique comme Google, Meta ou Microsoft coopèrent avec des institutions publiques pour la gestion des données, la cybersécurité ou la lutte contre la désinformation. Là encore, ces entreprises font souvent face à de nombreuses critiques, notamment concernant la désinformation et la modération de contenus à caractère violent ou sexuel. Des entreprises comme X, détenue par Elon Musk, s’ingèrent ainsi directement dans les élections, notamment aux États-Unis. Elon Musk ou le Président Trump n’hésitent ainsi pas à partager sur X des fausses informations concernant leur action, des puissances étrangères, ou encore, avant leur arrivée au pouvoir, pour influencer l’élection présidentielle américaine.
Dans le domaine environnemental, la réduction des émissions de gaz à effet de serre ne peut se faire sans les entreprises multinationales. Celles-ci font en effet partie des plus grands pollueurs du monde. L’adoption par les multinationales de stratégies de neutralité carbone, d’économie circulaire ou de finance verte, est ainsi fondamentale à l’atteinte d’une neutralité carbone. Ces stratégies sont souvent menées en collaboration avec des ONG, des gouvernements ou des institutions internationales. Elles prennent souvent la forme d’investissements dans des technologies propres ou des énergies moins émettrices de gaz à effet de serre. Ainsi, les entreprises multinationales ne se contentent plus d’être des bénéficiaires passifs du cadre international. Elles en deviennent des exécutants et parfois des moteurs, notamment dans les situations où les capacités publiques sont limitées. Leur contribution, bien que parfois ambivalente, confirme leur insertion croissante dans les dynamiques de gouvernance globale, malgré le flou entourant leur statut et les normes s’appliquant à elles en droit international.
II - Les entreprises multinationales : des acteurs des relations internationales au statut international ambigu
Malgré leur influence croissante, les entreprises multinationales ne bénéficient pas d’une reconnaissance institutionnelle pleine et entière dans l’ordre international. Leur statut demeure juridiquement limité et politiquement contesté (A), tandis que leur action s’inscrit dans un cadre de gouvernance fragmentée et largement dépendante des États (B).
A - Des sujets de droit et acteurs politiques à l’importance contestée sur la scène internationale
Si les multinationales occupent une place majeure dans les dynamiques internationales, leur statut reste juridiquement encadré et politiquement discuté. Celles-ci n’ont pas un statut de sujet de droit international aussi défini que les États, bien qu’elles disposent de droits et de capacités d’action reconnus en droit international (1). Celles-ci sont par ailleurs confrontées à des critiques grandissantes quant à leur légitimité dans l’espace public mondial (2).
1 - Les entreprises multinationales : des entités au statut de sujet de droit international discuté
Dans la littérature classique, les entreprises multinationales ne bénéficient en principe pas du statut de sujet de droit international. Le droit international public repose historiquement sur une vision étatiste, dans laquelle seuls les États, et plus récemment les organisations internationales, sont reconnus comme sujets de plein exercice, dotés de la capacité juridique d’agir sur la scène internationale (conclure des traités, engager leur responsabilité, ester en justice). Les multinationales, en tant qu’acteurs privés, n’ont en principe pas cette reconnaissance formelle. Elles ne peuvent pas conclure de traités internationaux comme les États, ni être parties aux procédures contentieuses devant la Cour internationale de justice. Leur existence juridique est définie par les droits nationaux, dans lesquels elles sont enregistrées, et leur action transnationale repose sur des mécanismes contractuels, commerciaux ou fiscaux. Cela limite par essence leur capacité à agir directement comme des entités autonomes dans l’élaboration et l’application du droit international.
Il existe toutefois des exceptions, notamment dans le domaine de l’arbitrage investisseur-État dans le cadre des cours d’arbitrage comme le CIRDI, la Cour internationale d’arbitrage ou les tribunaux d’arbitrage ad hoc. Dans ce cadre, une entreprise peut, sur la base d’un traité bilatéral d’investissement, poursuivre un État devant une juridiction internationale, ce qui constitue une forme de reconnaissance juridique, bien que celle-ci reste fonctionnelle et conditionnée à un cadre interétatique. De ce fait certains juristes considèrent les entreprises comme des sujets à part entière du droit international. Les entreprises ont en effet la capacité de créer des normes internationales, souvent par l’intermédiaire de codes de conduite. Elles se voient également appliquer des normes de droit international public leur conférant des droits, à l’instar des traités bilatéraux d’investissement, ou leur fixant des obligations, à l’instar des principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ou encore des principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. Les entreprises sont ainsi bien soumises à des droits et obligations en droit international et peuvent à ce titre être sujettes de droit international. Ce débat est activement discuté par les juristes spécialistes de droit international et de droit des investissements. En tout état de cause, les entreprises multinationales sont des acteurs particulièrement influents des relations internationales, dont l’importance croissante et la légitimité sont de plus en plus contestés à plusieurs égards.
2 - Une légitimité politique contestée et asymétrique
Sur le plan politique, les entreprises multinationales rencontrent un certain rejet de leur légitimité dans leur participation aux affaires internationales. Contrairement aux États, elles ne tirent pas leur pouvoir d’un mandat démocratique, mais de leur puissance économique et de leur rôle d’opérateur global. Leur présence dans les forums internationaux, leur participation à l’élaboration de normes ou leur rôle dans la mise en œuvre de politiques publiques soulèvent des questions de transparence, de responsabilité et de contrôle démocratique. Cette légitimité est d’autant plus discutée que seules les plus grandes et puissantes multinationales, souvent issues des pays du Nord, accèdent aux enceintes internationales. Les PME ou les entreprises issues des pays en développement restent largement en marge de ces dynamiques. Il en résulte une asymétrie d’accès au pouvoir normatif et un risque de capture du processus décisionnel par les intérêts privés dominants.
Ces critiques ne proviennent pas uniquement des États, mais également de la société civile, qui conteste la concentration excessive du pouvoir entre les mains d’entreprises qui ne sont pas tenues par des mécanismes de contrôle démocratique. Les campagnes de mobilisation contre les géants du numérique, souvent nommés par l’anglicisme Big Tech, ou les conglomérats pétroliers en sont des exemples. Aux États-Unis, les débats autour de la régulation des plateformes sociales ont mis en évidence le pouvoir d’influence politique de ces entreprises, parfois supérieur à celui des institutions publiques.
La situation d’Elon Musk, à la tête de plusieurs entreprises clés comme Tesla, SpaceX ou X, cristallise également ces tensions. Sa capacité à peser sur des politiques nationales (notamment sur la régulation du numérique, l’environnement ou même la diplomatie spatiale) alimente une méfiance croissante, tant de la société civile que de certains responsables politiques. Les entreprises rencontrent ainsi une contestation citoyenne croissante, pointant l’absence de contre-pouvoirs face à de tels acteurs privés, qui peuvent décider unilatéralement de restreindre l’accès à certaines plateformes, d’influencer des processus électoraux, ou de négocier directement avec des gouvernements. Ces tensions traduisent une crise de légitimité plus large. Les multinationales, bien qu’insérées dans des mécanismes de gouvernance, ne sont pas perçues comme des représentants légitimes de l’intérêt général. La société civile fait ainsi appel à une plus grande transparence, une responsabilisation accrue et un encadrement juridique à la hauteur de leur influence réelle sur les relations internationales.
En outre, les entreprises restent dépendantes des politiques étatiques, bien qu’elles puissent avoir un pouvoir d’influence sur elles. Elles sont ainsi confrontées, en tant qu’acteurs privés aux incertitudes de la gouvernance mondiale et ne sont pas directement décisionnaires de la politique publique des États.
B - Une dépendance en demi-teinte des entreprises multinationales vis-à-vis des cadres juridiques étatiques
Si elles apparaissent comme des acteurs puissants, il convient de souligner que les multinationales ne disposent pas d’une autonomie complète dans l’ordre international et dépendent structurellement des cadres étatiques (1). Toutefois, celles-ci conservent le pouvoir d’échapper en partie aux régulations étatiques en bénéficiant des failles d’un encadrement international encore largement fragmenté et non contraignant, leur donnant une marge de manœuvre importante pour influer sur les politiques étatiques (2).
1 - Une puissance économique dépendante des cadres étatiques
Malgré leur envergure mondiale, les entreprises multinationales ne peuvent se substituer pleinement aux États, dont elles dépendent, au moins partiellement, à la fois juridiquement, politiquement et économiquement. Leurs activités, même transnationales, nécessitent des cadres juridiques nationaux pour garantir la validité des contrats, protéger la propriété intellectuelle, assurer la sécurité des investissements ou régler les différends. Elles ont besoin d’infrastructures publiques, d’une main-d’œuvre formée, d’un système judiciaire stable et de la protection diplomatique des États d’origine. Sur le plan international, les multinationales s’appuient souvent sur la diplomatie étatique pour défendre leurs intérêts. De nombreux gouvernements mettent en place une "diplomatie économique", visant à soutenir leurs filiales à l’étranger, à travers la conclusion d’accords bilatéraux d’investissement ou la négociation d’accords de libre-échange par exemple. Les entreprises bénéficient ainsi de l’effet de levier des relations interétatiques sans en être directement les protagonistes.
De plus, la dépendance des multinationales se manifeste en temps de crise. Lors de la pandémie de Covid-19, de nombreuses grandes entreprises ont été secourues ou soutenues par les États, par des subventions, des garanties de prêt ou des dispositifs de chômage partiel. Le cadre étatique reste ainsi l’espace structurant des décisions stratégiques, y compris pour les acteurs économiques globaux. La puissance des multinationales repose ainsi sur un enracinement étatique, sans lequel leur déploiement international serait impossible.
Un exemple particulièrement frappant de la dépendance des entreprises à la politique étatique repose sur la mise en place par Donald Trump de droits de douane à l’égard de presque tous les pays du monde, début avril 2025 qui impactent directement les entreprises américaines pour leurs importations ainsi que toutes les entreprises étrangères faisant commerce avec les États-Unis. La présidence de Donald Trump est en effet particulièrement marquée par l’ingérence du secteur privé, et notamment des grands milliardaires américains, au sein de la sphère publique. Toutefois, les mesures prises par son administration ont une influence très incertaine sur l’économie. Malgré son soutien affiché aux grandes entreprises et aux grandes fortunes du pays, les droits de douanes mis en place par Donald Trump ont fait chuter la bourse de Wall Street à son plus bas niveau depuis la crise du Covid-19, celle-ci ayant perdu plus de 2400 milliards de dollars en une journée à l’annonce de la mise en place de ces tarifs douaniers, après une chute importante due aux mesures protectionnistes mises en place par l’administration américaine. Les actions des plus grandes entreprises américaines, telles qu’Amazon, Microsoft, Apple, Tesla ou Walmart ont ainsi considérablement chuté. Toutefois, si les entreprises multinationales sont très largement dépendantes des États en tant qu’acteurs privés de droit interne, celles-ci bénéficient d’une très forte dérégulation internationale leur permettant d’éviter les règles ne favorisant pas leur modèle économique.
2 - Des entreprises bénéficiant d’une gouvernance internationale morcelée et peu contraignant
Les multinationales évoluent dans un espace juridique encore peu régulé au niveau international, marqué par l’absence de normes contraignantes unifiées en matière sociale, environnementale ou de droits humains. Une telle situation leur permet d’échapper à la régulation étatique lorsque celle-ci n’est pas favorable à leur modèle économique. Si des instruments de régulation existent, tels que les Principes directeurs de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme, les Lignes directrices de l’OCDE, ou encore les engagements du Pacte mondial, ils relèvent essentiellement de la soft law. Cette faiblesse de l’encadrement normatif permet des pratiques d’optimisation fiscale, d’évasion réglementaire, ou encore de dumping social. Les entreprises peuvent choisir les juridictions les plus favorables, externaliser certaines activités dans des pays à faible protection du travail ou de l’environnement, et ainsi contourner les obligations nationales ou les tentatives de régulation régionales ou multilatérales.
Les efforts pour remédier à cette situation existent, mais restent limités. Depuis 2014, un projet de traité international contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme est discuté au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Soutenu par plusieurs pays du Sud, ce projet vise à créer des obligations internationales directes pour les entreprises transnationales. Toutefois, il fait face à de fortes résistances de la part des pays du Nord et des lobbies économiques, ce qui ralentit son aboutissement. De même, les tentatives de mise en place d’une fiscalité internationale équitable (notamment autour d’un impôt minimal sur les sociétés) rencontrent des blocages politiques majeurs. La taxation des GAFA au sein de l’Union européenne en est un exemple frappant. Ce type de taxe doit en effet être voté à l’unanimité des États membres. Or, certains États européens font blocage à ces initiatives, à l’instar de la République d’Irlande qui est un paradis fiscal pour les entreprises et accueille ainsi le siège européen de nombreuses multinationales, comme Apple par exemple. En l’absence de cadre universel contraignant, la fragmentation de la gouvernance économique internationale se poursuit, avec une multiplication d’initiatives privées et d’accords bilatéraux qui manquent souvent de cohérence, de transparence et d’efficacité. Cela limite la capacité de la communauté internationale à encadrer l’action des multinationales de manière uniforme et équitable, en particulier dans les pays les plus vulnérables et leur laisse une importante marge de manœuvre pour influencer les relations internationales.
