Introduction
Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine, marquant un retour brutal de la guerre interétatique en Europe, qu’on croyait reléguée à l’histoire. Cet événement a agi comme un choc stratégique, remettant en question l’idée largement répandue d’un monde post-guerre froide dominé par les conflits asymétriques, les interventions humanitaires et les menaces transnationales.
La guerre interétatique désigne un affrontement armé entre deux ou plusieurs États souverains, engagés officiellement dans un conflit ouvert, souvent pour des raisons territoriales, politiques ou stratégiques. Elle se distingue des guerres civiles, des conflits asymétriques ou du terrorisme, en ce qu’elle oppose des entités reconnues par le droit international, disposant d’armées régulières et de chaînes de commandement officielles. Parler de retour de la guerre entre États suppose d'abord qu’il y ait eu un recul de ce type de conflit au cours des dernières décennies. Le retour évoqué ici n’est pas nécessairement quantitatif, puisque ce type de conflit n’a jamais vraiment disparu, mais symbolique et stratégique : il s’agit de déterminer si la guerre entre États retrouve un rôle structurant dans les relations internationales, après une période dominée par d’autres types de conflictualité. Le XXIe siècle, marqué par la mondialisation, l’interdépendance économique, le multilatéralisme et la montée des menaces transnationales (terrorisme, cyberattaques, pandémies), semblait avoir relégué la guerre interétatique au second plan. Pour autant un certain nombre de conflits depuis le début du XXIe siècle invitent à interroger l’évolution de la conflictualité contemporaine et à considérer la guerre entre États non pas comme une anomalie dans un monde globalisé mais au contraire comme un symptôme du retour des logiques de puissance et des tensions géopolitiques classiques.
Le XXe siècle a été marqué par deux guerres mondiales puis par la Guerre froide, au cours de laquelle la guerre interétatique était contenue par l’équilibre de la terreur nucléaire, même si des conflits par procuration ont eu lieu dans le « Tiers-monde » (Vietnam, Corée, Afghanistan…). Après la chute de l’URSS, un nouvel ordre international semble émerger, fondé sur le multilatéralisme, la sécurité collective et le droit international. Dans les années 1990-2000, les interventions militaires ont davantage pris la forme de guerres asymétriques (Afghanistan, Irak), de guerres civiles (Syrie, Libye) ou de lutte contre le terrorisme, reléguant la guerre entre États à une position marginale. Pourtant, plusieurs événements sont venus contester cette lecture. La guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée (1998-2000), le conflit entre la Russie et la Géorgie (2008), l’annexion de la Crimée par la Russie (2014) et surtout l’invasion massive de l’Ukraine (2022) témoignent d’une réactivation de la logique interétatique. De même, les tensions croissantes en mer de Chine, la rivalité entre l’Inde et le Pakistan (relancée depuis la fin du mois d’avril 2025 suite à des attentats en Inde) ou les affrontements armés entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan montrent que la guerre entre États n’a jamais complètement disparu. Le XXIe siècle semble ainsi marquer moins un retour que la persistance reconfigurée de cette forme de conflit, dans un contexte géopolitique multipolaire et instable.
Ces évolutions interrogent l’idée selon laquelle les conflits armés entre États seraient dépassés. Leur résurgence est-elle un phénomène exceptionnel ou le signe d’un retour durable d’une conflictualité classique qui aboutirait à une cohabitation entre nouvelles et anciennes formes de guerre ?
Pour répondre à cette interrogation, nous verrons d’abord comment la guerre interétatique a connu un renouveau partiel mais significatif depuis le début du XXIe siècle (I), avant d’examiner les limites structurelles et les dynamiques contemporaines qui freinent ou transforment cette forme de conflictualité (II).
I - Le renouveau de la guerre interétatique au XXIe siècle
Contrairement à l’idée répandue d’un monde dominé par les conflits asymétriques ou transnationaux, les deux premières décennies du XXIe siècle ont été marquées par la réapparition d’affrontements armés entre États, parfois à grande échelle. Cette résurgence ne se limite pas à des escarmouches frontalières, mais prend la forme de conflits ouverts, revendiqués et justifiés politiquement, comme le montre notamment l’exemple de la guerre en Ukraine (A). Plus largement, cette dynamique s’inscrit dans un climat géopolitique déstabilisé, où la remise en cause de l’ordre libéral d’après-guerre froide s’accompagne d’un réarmement militaire et d’une intensification des rivalités régionales (B).
A - Une résurgence visible des affrontements directs entre puissances souveraines
L’hypothèse d’une fin de la guerre interétatique a été démentie par une multiplication d’exemples récents, où des États souverains s’affrontent ouvertement par la force armée, en revendiquant des objectifs territoriaux, politiques ou stratégiques (1). Cette dynamique s’accompagne d’un retour des doctrines militaires classiques, fondées sur la conquête, l’occupation ou la défense du territoire, redonnant une centralité stratégique aux armées régulières et à la géographie physique (2).
1 - La permanence de conflits armés opposant officiellement des États
Contrairement à l’idée selon laquelle la guerre entre États aurait disparu au profit des conflits internes ou asymétriques, plusieurs affrontements récents ont démontré que l’affrontement armé entre puissances souveraines reste une réalité tangible du XXIe siècle. Ces conflits ne sont plus résiduels, mais assument pleinement leur nature interétatique, tant sur le plan militaire que diplomatique.
Le conflit russo-géorgien de 2008 constitue un premier signal fort. En réponse à l’offensive géorgienne sur la région séparatiste d’Ossétie du Sud, la Russie engage une intervention militaire rapide et massive, franchissant la frontière géorgienne, détruisant des infrastructures et reconnaissant ensuite l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Cet affrontement, bien que bref, marque le retour de la guerre classique en Europe post-soviétique.
La guerre du Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 2020 confirme cette tendance. Après des décennies de conflit gelé, l’Azerbaïdjan lance une offensive militaire conventionnelle, avec usage massif d’artillerie, de drones et de forces terrestres pour reconquérir des territoires contrôlés par les forces arméniennes. Ce conflit oppose deux États internationalement reconnus, avec une déclaration de guerre implicite, un cessez-le-feu négocié et des pertes militaires significatives.
Mais c’est surtout l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 qui marque une rupture majeure. Il s’agit d’une guerre d’agression à grande échelle, impliquant des armées régulières, des sièges de villes, des bombardements stratégiques, des occupations de territoires, et une opposition ouverte entre deux États, sans dissimulation juridique. Ce conflit ressuscite des logiques de guerre de haute intensité, avec mobilisation nationale, propagande, sanctions économiques et alliances militaires. Il illustre le retour d’une conflictualité étatique assumée, au cœur même du continent européen.
2 - La réaffirmation de stratégies militaires classiques : invasion, occupation, défense territoriale
Le retour de la guerre entre États au XXIe siècle s’accompagne d’une réactivation des doctrines militaires traditionnelles, centrées sur la conquête, le contrôle du territoire et la mobilisation d’armées régulières. À rebours des discours sur la « déterritorialisation » des conflits ou la primauté de la guerre hybride, ces affrontements démontrent que les logiques géopolitiques les plus classiques conservent une portée stratégique fondamentale.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 constitue l’exemple le plus flagrant de cette dynamique. Dès les premières heures du conflit, des opérations terrestres coordonnées, impliquant chars, infanterie, forces aéroportées et bombardements ciblés, sont déclenchées sur plusieurs axes, dans une stratégie d’encerclement de Kiev et de neutralisation de la défense ukrainienne. L’objectif russe ne se limite pas à l’influence ou à la déstabilisation : il s’agit bien d’une tentative de renversement du pouvoir politique par la force, à travers une offensive de type conventionnel.
En retour, l’Ukraine mobilise également une stratégie défensive classique, reposant sur la protection du territoire, la défense des infrastructures critiques, l’appel à la mobilisation générale et le recours à l’appui militaire étranger. Le conflit retrouve ainsi les traits de la guerre d’attrition, avec des lignes de front relativement stabilisées, des tranchées, des batailles localisées, et un usage massif de l’artillerie — des éléments que l’on croyait révolus dans les conflits modernes.
Dans d’autres contextes, comme la guerre du Haut-Karabakh ou les tensions sino-indiennes ou pakistano-indiennes le long des frontières respectives de ces pays, on retrouve cette centralité du territoire comme enjeu stratégique, et des affrontements où les forces régulières s’opposent dans une logique de gains de terrain, de positionnement géographique et de démonstration de force.
Ce retour des stratégies classiques montre que, malgré l’essor des nouvelles technologies (drones, cyberattaques), la guerre physique et territorialisée demeure un levier privilégié de projection de puissance, d’affirmation de souveraineté et de transformation de l’ordre géopolitique.
B - Le retour des logiques de puissance dans un contexte géopolitique instable
La résurgence de la guerre interétatique s’inscrit dans un climat international marqué par l’érosion de l’ordre libéral, la remise en cause du multilatéralisme et la montée des tensions entre puissances rivales. Des États révisionnistes contestent les équilibres géopolitiques hérités de la fin de la Guerre froide et réaffirment leur puissance par la force, y compris militaire (1). Parallèlement, certaines zones stratégiques connaissent une militarisation croissante, alimentée par des logiques de rivalité régionale, de projection navale ou de dissuasion stratégique, qui accentuent les risques de confrontation entre États (2).
1 - La contestation de l’ordre international libéral par des puissances révisionnistes
L’après-Guerre froide a vu l’émergence d’un ordre international libéral dominé par les États-Unis et structuré autour de principes tels que la souveraineté, l’intangibilité des frontières, la primauté du droit international et le multilatéralisme institutionnel. Ce cadre, longtemps présenté comme universel, est aujourd’hui ouvertement contesté par des puissances dites « révisionnistes », qui refusent d’en accepter les règles et les hiérarchies.
La Russie incarne cette contestation par la force. En remettant en cause les frontières héritées de la dissolution de l’URSS, elle cherche à rétablir une zone d’influence régionale en Europe de l’Est, notamment en Géorgie, en Ukraine ou en Moldavie. Le discours de Moscou repose sur la dénonciation d’un ordre occidental jugé hypocrite, interventionniste et menaçant pour ses intérêts stratégiques. L’usage de la guerre conventionnelle contre l’Ukraine s’inscrit dans une logique de réaffirmation de puissance et de révision des équilibres géopolitiques établis.
De son côté, la Chine mène une stratégie plus graduelle, mais non moins ambitieuse. En contestant les décisions internationales sur la mer de Chine méridionale, en renforçant ses capacités militaires, en projetant sa puissance via les Nouvelles Routes de la Soie et en affirmant sa souveraineté sur Taïwan, Pékin s’inscrit dans une dynamique d’affirmation stratégique, qui repose de plus en plus sur des moyens coercitifs.
D’autres acteurs régionaux, comme l’Iran ou la Turquie, s’engagent également dans des politiques de puissance qui contournent ou défient l’ordre établi, par le recours à la force, à l’ingérence ou au soutien de proxies dans leur environnement régional.
Cette reconfiguration de l’ordre international, où des États n’hésitent plus à remettre en cause les normes juridiques ou les principes de coexistence pacifique, crée un climat de rivalité stratégique propice à la réactivation des logiques guerrières traditionnelles, et participe au retour de la guerre interétatique comme instrument de recomposition géopolitique.
2 - La militarisation des tensions régionales
Le retour de la guerre entre États au XXIe siècle s’explique en grande partie par la montée des tensions régionales dans plusieurs zones stratégiques du globe, où les rivalités entre puissances donnent lieu à une militarisation progressive des relations internationales. Ces tensions ne se traduisent pas systématiquement par des guerres ouvertes, mais elles créent un climat d’instabilité propice à des affrontements armés, notamment dans les régions où les lignes de front géopolitiques restent mouvantes.
En Asie-Pacifique, la mer de Chine méridionale est devenue l’un des principaux foyers de tensions. La Chine y revendique une large portion maritime, au détriment de plusieurs États riverains (Philippines, Vietnam, Malaisie), et y construit des infrastructures militaires sur des récifs artificiels. Cette politique de fait accompli s’accompagne de démonstrations navales régulières, tandis que les États-Unis, alliés de plusieurs pays de la région, mènent des opérations de « liberté de navigation », renforçant le risque de confrontation entre forces étatiques.
Au Moyen-Orient, les rivalités régionales entre l’Iran, l’Arabie saoudite, Israël ou la Turquie entraînent une polarisation croissante. Si les conflits prennent souvent une forme indirecte (guerres par procuration, soutien à des milices), les risques d’escalade interétatique demeurent élevés, comme l’ont montré les tensions dans le détroit d’Ormuz, les frappes israéliennes en Syrie et au Liban, les affrontements aériens entre Ankara et Damas, les bombardements israéliens sur la bande de Gaza suite aux attaques du 7 octobre 2023 ou encore l’effondrement du régime syrien à la fin de l’année 2024. L’espace y est fortement militarisé, avec des bases étrangères, des systèmes de défense avancés et des manœuvres permanentes.
Enfin, en Europe de l’Est la politique étrangère offensive de la Russie et l’instabilité chronique dans l’espace post-soviétique ont accentué les logiques de confrontation. L’invasion de l’Ukraine en 2022 a été précédée par des années de militarisation rampante : augmentation des budgets de défense, redéploiement des troupes, exercices conjoints, livraisons d’armes, et constitution de zones tampons militarisées.
II - Une conflictualité interétatique qui reste contenue, transformée ou concurrencée
Si l’on observe un retour certain de la guerre entre États, cette dynamique ne doit pas masquer les multiples facteurs qui en freinent l’expansion et en modifient profondément les modalités. La guerre interétatique, bien qu’à nouveau visible, demeure une exception relative dans un monde marqué par la dissuasion nucléaire, les interdépendances économiques et le poids croissant du droit international (A). Par ailleurs, elle ne constitue plus l’unique forme de conflictualité majeure : elle coexiste désormais avec des formes hybrides, des guerres indirectes et des menaces transnationales qui déplacent les lignes traditionnelles de la guerre classique (B).
A - Les limites structurelles à la généralisation de la guerre entre États
Même si certains conflits interétatiques réapparaissent, la guerre entre États reste largement contenue par des mécanismes structurels puissants. Les normes juridiques internationales, les alliances de sécurité comme l’OTAN ou l’ASEAN, et les fortes interdépendances économiques mondialisées exercent un effet de dissuasion qui freine le déclenchement de conflits armés directs (1). De plus, les coûts très élevés des guerres conventionnelles, tant en termes humains que politiques et financiers, constituent un obstacle supplémentaire à leur généralisation (2).
1 - L’effet dissuasif du droit international, des alliances militaires et des interdépendances économiques
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’architecture juridique et institutionnelle du système international repose sur une condamnation claire du recours à la force, sauf en cas de légitime défense ou d’autorisation par le Conseil de sécurité de l’ONU. La Charte des Nations Unies, les conventions de Genève et le développement du droit international humanitaire ont progressivement instauré un cadre normatif qui stigmatise les guerres d’agression et renforce la légitimité de la paix comme norme. Cela exerce un effet dissuasif important, en particulier pour les États soucieux de préserver leur image ou leur position dans les instances multilatérales.
Les alliances militaires constituent également un facteur de stabilité. L’OTAN, par exemple, repose sur un principe de défense collective (article 5) qui décourage toute attaque contre l’un de ses membres. Ce mécanisme a permis de prévenir de nombreuses escalades potentielles en Europe, ce qui explique que des pays non-membres de l’OTAN (la Finlande et la Suède) ont rejoint cette alliance suite à l’invasion russe en Ukraine. En Asie, des dispositifs similaires, comme l’alliance américano-japonaise ou l’ASEAN, contribuent à limiter les risques de conflit entre États.
Enfin, l’interdépendance économique joue un rôle central. Dans un monde globalisé, les chaînes de valeur, les flux d’investissements, les interdépendances énergétiques ou technologiques rendent toute guerre coûteuse pour toutes les parties concernées. L’idée, formulée dès le début du XXe siècle, selon laquelle deux États fortement liés économiquement ont moins de chances d’entrer en guerre, reste partiellement valide aujourd’hui, malgré certaines exceptions.
Ces éléments ne suppriment pas la possibilité de conflits interétatiques, mais ils contribuent à en limiter la fréquence, à en retarder le déclenchement ou à en modérer l’ampleur.
2 - Le coût politique, humain et économique croissant des guerres conventionnelles
Si la guerre entre États tend à réapparaître, elle reste une option de dernier recours pour de nombreux gouvernements, en raison de son coût élevé sur tous les plans. Dans un monde hypermédiatisé, juridiquement encadré et économiquement interconnecté, engager un conflit interétatique représente un risque stratégique majeur, difficilement maîtrisable à long terme.
Sur le plan humain, les guerres modernes, bien que souvent technicisées, continuent de provoquer des pertes massives parmi les combattants et les civils. La guerre en Ukraine, avec ses dizaines de milliers de morts, ses villes détruites et ses millions de déplacés, rappelle que la guerre conventionnelle produit encore des catastrophes à grande échelle. Ces pertes affectent durablement les sociétés concernées, nourrissent les mouvements contestataires, alimentent les traumatismes et peuvent déstabiliser les régimes politiques.
Le coût économique est tout aussi dissuasif. Une guerre entre États implique une mobilisation des ressources considérable : hausse des dépenses militaires, destruction d’infrastructures, effondrement du commerce, perte de capitaux, inflation. À cela s’ajoutent les sanctions économiques qui accompagnent fréquemment les agressions, comme l’a illustré l’isolement financier et commercial de la Russie depuis 2022. Même les États non directement impliqués peuvent subir les conséquences de ces guerres, notamment en matière énergétique, alimentaire ou monétaire.
Politiquement, l’enclenchement d’une guerre interétatique peut fragiliser la légitimité interne des dirigeants, surtout si le conflit s’enlise ou provoque une contestation populaire. Les démocraties y sont particulièrement sensibles, mais les régimes autoritaires ne sont pas à l’abri de retournements brutaux en cas de revers militaires ou de sanctions prolongées. La guerre est aussi un facteur d’instabilité régionale et de polarisation internationale, qui peut ruiner des années de politique étrangère.
Ainsi, le déclenchement d’un conflit interétatique exige aujourd’hui une combinaison de facteurs très spécifiques : capacité militaire, acceptabilité politique, préparation économique et neutralisation des risques diplomatiques. Ces conditions rendent la guerre classique beaucoup moins fréquente que par le passé, même si elle n’est plus impensable.
B - Une guerre interétatique hybride et concurrencée par d’autres formes de conflits
Même lorsqu’elle survient, la guerre entre États ne se déploie plus selon les modèles classiques du XXe siècle. Elle est souvent transformée, fragmentée et intégrée à des formes de conflictualité plus complexes, mêlant acteurs étatiques et non étatiques, et mobilisant des instruments variés. La montée en puissance des stratégies hybrides, des proxies et des outils numériques témoigne de cette évolution (1), tandis que les États doivent également faire face à des menaces transnationales persistantes, comme le terrorisme ou la cybercriminalité, qui détournent l’attention et les ressources des logiques de guerre conventionnelle (2).
1 - L’essor des conflits hybrides, des proxies et de la guerre numérique
Au XXIe siècle, la conflictualité entre États ne se limite plus à des confrontations militaires ouvertes. Elle prend de plus en plus la forme de guerres dites « hybrides », combinant des moyens conventionnels et non conventionnels, militaires et non militaires, étatiques et non étatiques. Cette évolution brouille les lignes entre guerre et paix, entre responsabilité directe et indirecte, entre guerre visible et opérations clandestines.
Les stratégies hybrides s’appuient fréquemment sur l’usage de groupes armés non étatiques, les proxies, soutenus, financés ou armés par des États dans le but de mener des actions militaires sans assumer directement la responsabilité d’un conflit. L’Iran, par exemple, a développé une véritable doctrine de guerre indirecte à travers des groupes comme le Hezbollah au Liban ou les Houthis au Yémen. La Russie a également recours à des groupes paramilitaires comme Wagner, qui agissent en Ukraine, en Afrique ou en Syrie tout en entretenant une opacité sur leur lien exact avec le pouvoir central.
La guerre hybride intègre également des dimensions informationnelles, économiques et juridiques. Les campagnes de désinformation, les attaques contre les systèmes électoraux, la manipulation des réseaux sociaux ou encore l’instrumentalisation du droit international deviennent des vecteurs d’influence et de déstabilisation à grande échelle. Ces outils permettent aux États de mener des actions offensives sans franchir le seuil d’un conflit armé classique.
La guerre numérique constitue un champ de plus en plus stratégique. Les cyberattaques visent désormais des infrastructures critiques, des systèmes bancaires, des réseaux d’approvisionnement ou des services publics. Des États comme la Chine, la Corée du Nord ou la Russie sont régulièrement accusés d’opérations de piratage sophistiquées, visant tant des États rivaux que des acteurs privés. Cette dimension technologique ajoute un front invisible mais essentiel à la confrontation interétatique.
Ainsi, la guerre entre États ne disparaît pas, mais elle se transforme. Elle s’intègre dans un environnement stratégique multidimensionnel où l’affrontement militaire est souvent remplacé ou précédé par des formes de pression indirecte, difficilement attribuables et juridiquement ambiguës.
2 - La persistance des menaces transnationales : terrorisme, cyberattaques, criminalité organisée
Alors que certains États renouent avec la guerre conventionnelle, les relations internationales du XXIe siècle restent profondément marquées par des menaces transnationales qui ne relèvent pas de la guerre interétatique au sens classique, mais qui mobilisent des ressources stratégiques comparables et façonnent durablement les priorités sécuritaires des États.
Le terrorisme international, incarné par des groupes comme Al-Qaïda, Daech ou Boko Haram, reste une préoccupation centrale pour de nombreuses puissances. Ces organisations, opérant en dehors des cadres étatiques, utilisent la violence politique, la terreur et la communication numérique pour atteindre des objectifs globaux. Elles obligent les États à renforcer leurs capacités de renseignement, de coopération policière et de surveillance, dans une logique de guerre diffuse et permanente. Cette menace mobilise des moyens militaires importants, sans pour autant relever d’un affrontement interétatique traditionnel.
Les cyberattaques constituent une autre dimension majeure de cette conflictualité transnationale. Celles-ci peuvent être le fait d’acteurs étatiques ou non étatiques, et visent des secteurs critiques : institutions publiques, infrastructures énergétiques, systèmes de santé, entreprises stratégiques. Leur caractère furtif, déterritorialisé et difficilement attribuable complexifie la réponse étatique. De plus en plus d’États reconnaissent le cyberespace comme un champ de bataille stratégique, au même titre que la terre, la mer ou l’air, sans pour autant que ces attaques ne déclenchent une guerre ouverte entre États.
La criminalité organisée à l’échelle internationale s’apparente également à une forme de conflictualité moderne. Les réseaux transnationaux de trafic (drogue, armes, êtres humains), de blanchiment d’argent ou de corruption sapent les fondements de nombreux États et alimentent l’instabilité régionale. Dans certaines zones, ces groupes exercent un pouvoir quasi étatique, remettant en cause la souveraineté des États et nécessitant une réponse sécuritaire et diplomatique coordonnée.
Ces menaces transnationales tendent à concurrencer la guerre interétatique en tant que principal horizon stratégique des relations internationales contemporaines. Elles contribuent à diluer la centralité de l’affrontement armé entre États, sans pour autant en supprimer la possibilité, dans un monde où les formes de violence se superposent, se complètent et se réinventent. En effet, de la guerre en Ukraine aux tensions en mer de Chine, des conflits du Caucase aux rivalités régionales au Moyen-Orient, il est indiscutable que les États recourent toujours à la force armée pour redéfinir des rapports de puissance, remettre en cause des frontières ou affirmer leur souveraineté. Toutefois, ce retour ne signe pas une régression vers un ordre exclusivement westphalien. La guerre interétatique contemporaine se déploie dans un environnement profondément transformé, caractérisé par l'encadrement juridique international, les interdépendances économiques, l’existence d’alliances militaires dissuasives et la montée de nouvelles menaces transnationales. Elle coexiste avec des formes de conflictualité hybrides et indirectes, qui en redessinent les contours. Ainsi, si la guerre entre États n’a jamais complètement disparu, elle revient aujourd’hui dans des formes à la fois familières et inédites. Elle n’est plus la norme, mais elle n’est plus non plus une exception. Elle exprime la persistance des logiques de puissance dans un ordre mondial incertain, et la difficulté à dépasser durablement la violence comme outil de recomposition géopolitique.
