Introduction

Les principes généraux du droit (PGD) sont des principes non écrits applicables même sans texte. Le Conseil d’Etat a commencé à les consacrer à la Libération afin de soumettre l'administration au droit et d'apporter des garanties aux administrés. La période récente n'a été que peu bouleversée par la consécration de tels principes. L'arrêt étudié vient démentir cette tendance.

Dans cette affaire, la société KPMG et d’autres grands cabinets internationaux demandent au Conseil d'Etat d’annuler le décret du 16/11/2005 portant approbation du Code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes en application de la loi de sécurité financière du 1°/08/2003. Ce code visait à édicter de nouvelles règles, dont la séparation des fonctions d’audit et de conseil, afin d'assurer une meilleure transparence financière, à la suite des scandales financiers provoqués, aux Etats-Unis, par les insuffisances du contrôle des comptes de grandes entreprises (affaire Enron). Le 24/03/2006, le Conseil d'Etat annule, par un arrêt d’assemblée, le décret contesté.

Pour parvenir à cette solution, la Haute juridiction consacre un nouveau principe général du droit, en l’occurrence le principe de sécurité juridique. Ce principe irriguait déjà le droit administratif dans la mesure où de nombreuses décisions en faisaient application. Mais, il n’avait jamais été formellement consacré. Avec la décisions KPMG, c’est chose faite, malgré une rédaction maladroite de l’arrêt. Ce principe se traduit, en l’espèce, par l’obligation faite à l’administration d’adopter des mesures transitoires lorsqu’une règlementation nouvelle vient s’appliquer à des situations en cours. Cette illustration n’est, toutefois, pas la seule, puisque que le Conseil d’Etat est, par la suite, venu offrir d’autres traductions dudit principe.

Il convient, donc, d'étudier, dans une première partie, la consécration d’un nouveau principe général du droit (I) et d’analyser, dans une seconde partie, les traductions multiples de ce PGD (II).

I – Un nouveau PGD consacré

L’arrêt KPMG vient formellement consacrer le principe général du droit de sécurité juridique (B). Cette solution s’appuie sur différents précédents (A).

A – Une décision qui s'appuie sur des précédents

Le principe de sécurité juridique imprègne tout notre droit, si bien que certains principes, qui lui sont proches, ont déjà fait l'objet d'une consécration (1). Quant à la jurisprudence administrative, elle s'en inspire largement (2).

1 – Des principes connexes déjà consacrés

Deux principes frères du principe de sécurité juridique existaient déjà dans le droit national avant l’arrêt KPMG.

Le premier est l'objectif de valeur constitutionnelle de clarté et d'intelligibilité de la norme consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 décembre 1999 relative à la codification par ordonnance. En droit administratif, le Conseil d’Etat a, dès 2005, jugé opérant l’invocation d’un tel moyen à l’encontre d’un acte administratif (CE, 8/08/2005, Fédération des syndicats généraux de l'Education nationale). Cette position n’interdit, toutefois, pas au juge administratif de tenter de donner un sens aux dispositions imprécises, grâce, notamment, à l'analyse des intentions des auteurs de l'action, mais elle est de nature à lui donner la capacité de sanctionner un texte pour ce motif si ce travail d’interprétation s’avère vain. En l’espèce, ce moyen est écarté.

Le second est le principe de confiance légitime qui a été reconnu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) comme un principe distinct du principe de sécurité juridique (CJUE, 05/07/1973, Commission c/ Conseil). Ces deux principes se distinguent en ce que le second a un caractère objectif quand le premier a un caractère subjectif : la confiance légitime tient, en effet, à la croyance que les intéressés peuvent avoir dans l’existence et le maintien d’un certain état du droit. Ce principe est perçu par le Conseil d'Etat comme un principe exclusivement communautaire. En d’autres termes, il ne s’applique que si la mesure contestée relève du champ d’application du droit de l’Union européenne (CE, ass., 5/03/1999, Rouquette). Si tel n’est pas le cas, comme dans l’affaire KPMG, le moyen titré de sa violation ne peut être invoqué. Le Conseil d’Etat juge, ainsi, en l’espèce : « Considérant que le principe de confiance légitime, qui fait partie des principes généraux du droit communautaire, ne trouve à s'appliquer dans l'ordre juridique national que dans le cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français est régie par le droit communautaire. »

D’autres solutions jurisprudentielles se fondaient, également, sur le principe de sécurité juridique.

2 – Un principe qui irriguait déjà le droit administratif

Bien le PGD de sécurité juridique ne soit consacré qu’en l’espèce, l’examen de la jurisprudence administrative atteste que de nombreuses solutions adoptées par le Conseil d’Etat se fondaient, déjà, sur la notion de sécurité juridique.

Tel est le cas de la règle qui impose qu’un acte administratif ne puisse être imposé à ses destinataires avant d’avoir fait l’objet d’une publicité appropriée permettant de leurs faire connaître la mesure qui les vise. Il en va de même du principe de non-rétroactivité des actes administratifs (CE, ass., 25/06/1948, So. du journal « L'Aurore »). Une solution que prolonge l’arrêt KPMG : « considérant qu'une disposition législative ou réglementaire nouvelle ne peut s'appliquer à des situations contractuelles en cours à sa date d'entrée en vigueur, sans revêtir par là même un caractère rétroactif ». Dans le même sens, les règles qui régissent l’abrogation et le retrait des actes administratifs permettent d’en limiter les possibilités en cas de droits acquis, de manière que la stabilité des situations juridiques et la sécurité juridique de leurs bénéficiaires soient garanties (CE, ass., 26/10/2001, Ternon ; Code des relations entre le public et l’administration).

D'autres principes s'éloignent de la sécurité juridique pour toucher la garantie des droits des administrés en leurs offrant des prérogatives pour ce faire. L’on peut, notamment, citer le principe selon lequel tous les actes administratifs sont susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir (CE, ass., 17/02/1950, Dame Lamotte) ou encore le principe général des droits de la défense (CE, ass., 26/10/1945, Aramu).

L’ensemble de ces solutions ne faisaient, toutefois, qu’indirectement référence à la notion de sécurité juridique. Avec l’arrêt KPMG, c’est un véritable PGD qui est consacré.

B – Une décision qui consacre formellement le principe

Avec l’arrêt KPMG, le Conseil d’Etat vient consacrer le principe général du droit de sécurité juridique (2). Et, ce n’est pas sa rédaction maladroite qui peut infirmer ce constat (1).

1 – Une rédaction de l’arrêt maladroite …

Du fait des termes employés par le Conseil d’Etat, certains ont pensé que celui-ci n’avait pas entendu consacrer un PGD à proprement parler. En effet, la Haute juridiction emploi l’expression de « principe de sécurité juridique » et non de principe général du droit de sécurité juridique. Or, habituellement, c’est l’expression de « principe général du droit » qui est employée (par exemple : CE, ass., 26/10/1945, Aramu ; CE, ass., 17/02/1950, Dame Lamotte).

Dès lors, la question s’est posée de savoir si le juge avait entendu consacrer un nouveau PGD ou, simplement, poser une règle qui, si elle émane de l'idée de sécurité juridique, n'en est qu'une application. En d'autres termes, peut-être ne s’agissait-il que de la simple application d’une valeur qui imprègne la jurisprudence administrative et de laquelle découle des règles concrètes, mais parcellaires, (voir I A 2), sans que cette valeur ne constitue un véritable PGD. Ces doutes ne doivent, toutefois, pas oblitérer la position prise par le Conseil d’Etat.

2 - … mais qui ne laisse guère place au doute

Malgré ces imprécisions, la doctrine s’accorde pour considérer que l’arrêt KPMG consacre un véritable principe général du droit de sécurité juridique. Les mots employés par le juge administratif suprême sont les suivants : « les exigences et interdictions qui résultent du code apporteraient, dans les relations contractuelles légalement instituées avant son intervention, des perturbations qui, du fait de leur caractère excessif au regard de l'objectif poursuivi, sont contraires au principe de sécurité juridique. » Cette solution sera reprise la même année dans l’arrêt So. Techna et autres (CE, sect., 26/10/2006). Dans cet arrêt la Haute cours parle de « principe de sécurité juridique, reconnu tant en droit interne que par l’ordre juridique communautaire ». Une rédaction qui ne laisse guère place au doute.

Le Conseil d’Etat rejoint, ainsi, la CJUE qui avait consacré la sécurité juridique comme un principe général du droit communautaire dès 1962 (CJUE, 06/02/1962, Bosch) et la Cour européenne des droits de l’Homme en 1979 (CEDH, 13/06/1979, Marckx c/ Belgique). Il tire, également, les conséquences de positions prises à l’occasion de ses différents rapports annuels : dans un rapport publié quelques jours avant l’arrêt KPMG, il avait, en effet, considéré que « la sécurité juridique constitue l’un des fondements de l’Etat de droit. »

L’arrêt KPMG renoue, alors, avec la vague des PGD affectés d’une grande généralité des années 1950 et 1960 que l’on croyait tarie. Ainsi, s’explique que ses traductions concrètes soient multiples.

II – Un PGD aux traductions multiples

Avec l’arrêt KPMG, le Conseil d’Etat juge que le principe de sécurité juridique peut être de nature à imposer à l’administration d’adopter des mesures transitoires (A). Cette règle n’est, toutefois, pas la seule que le juge administratif suprême ait déduit de ce principe (B).

A – Un principe qui peut imposer d'adopter des mesures transitoires

Une règlementation nouvelle peut, par exception, s’appliquer aux situations en cours (1). Mais, le juge administratif peut, alors, exiger de l’administration, en vertu du principe de sécurité juridique, l’adoption de mesures transitoires (2).

1 – L’application d’une règlementation nouvelle aux situations en cours …

En principe, les réglementations nouvelles ne peuvent s’appliquer aux situations régulièrement constituées sous l’emprise des règles anciennes (CE, sect., 13/12/2006, Mme Lacroix). En effet, autoriser l'application d'une réglementation nouvelle aux situations en cours aurait pour effet de faire produire à cette réglementation un effet rétroactif. C’est ce que le Conseil d’Etat rappelle en l’espèce : « considérant qu'une disposition législative ou réglementaire nouvelle ne peut s'appliquer à des situations contractuelles en cours à sa date d'entrée en vigueur, sans revêtir par là même un caractère rétroactif. »

La Haute juridiction prévoit, toutefois, deux exceptions. La première tient aux « règles générales applicables aux contrats administratifs » : il s’agit, là, de l’application du principe de mutabilité des contrats administratifs en vertu duquel ceux-ci peuvent être modifiés pour s’adapter à l’évolution de l’intérêt public. La seconde tient à l’existence d’une loi qui le prévoit : le juge administratif suprême relève, ainsi, que « seule une disposition législative peut, pour des raisons d'ordre public, fût-ce implicitement, autoriser l'application de la norme nouvelle à de telles situations. » Mais, le Conseil constitutionnel exige que cette atteinte aux contrats soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant (CC, n° 2017-685 QPC 12/01/2018). La notion d’ordre public, que mentionne le Conseil d’Etat, recouvre des nécessités impérieuses, notamment dans le domaine économique et social : il a, par exemple, été toujours admis que les mesures de blocage des prix s’appliquent aux contrats en cours.

En l'espèce, le fondement retenu par le Conseil d'Etat, pour valider l'effet rétroactif du Code de déontologie (puisqu’il s’applique aux situations en cours), consiste dans la présence de "raisons d'ordre public". Ce code avait, en effet, pour objectif de régir le statut des commissaires aux comptes. Cette nouvelle réglementation entendait remédier à la crise de confiance envers le secteur de l'audit provoqué par l'affaire Enron. Ne pas choisir cette solution aurait eu pour conséquence de repousser l'application de ces nouvelles dispositions à presque six ans pour les contrats conclus juste avant son adoption. Aussi, le Conseil d'Etat juge-t-il valide la rétroactivité du Code de déontologie. Pour autant, le Gouvernement aurait dû prévoir des mesures transitoires.

2 - … peut imposer d’adopter des mesures transitoires

Le Conseil d’Etat juge qu'« il incombe à l'autorité investie du pouvoir réglementaire d'édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu'implique, s'il y a lieu, une réglementation nouvelle ; qu'il en va ainsi en particulier lorsque les règles nouvelles sont susceptibles de porter une atteinte excessive à des situations contractuelles en cours qui ont été légalement nouées. » En d'autres termes, le changement de réglementation ne doit pas être trop brutal. Il s’agit de trouver un juste équilibre entre l’objectif poursuivi et les perturbations résultant des règles nouvelles. C’est le caractère excessif de ces perturbations qui est de nature à rendre nécessaire l’adoption de mesures transitoires.

La Haute juridiction considère, dans cette affaire, qu’« à défaut de toute disposition transitoire dans le décret attaqué, les exigences et interdictions qui résultent du code apporteraient, dans les relations contractuelles légalement instituées avant son intervention, des perturbations qui, du fait de leur caractère excessif au regard de l'objectif poursuivi, sont contraires au principe de sécurité juridique. » Aussi, il annule le décret en tant qu’il n’a pas prévu de mesures transitoires. Ne pas choisir cette solution aurait eu pour conséquence de mettre fin, immédiatement, à certains contrats conclus par des commissaires aux comptes, une solution trop brutale.

Cette règle a été reprise par le Code des relations entre le public et l’administration. Elle n’est pas spécifique aux situations contractuelles, puisqu’elle a été appliquée à d’autres situations, telles que la réforme substantielle d’un concours demandant un long travail de préparation ou, encore, les obligations nouvelles imposées aux maîtres d’ouvrage et donneurs d’ordre recourant à des travailleurs détachés. Elle n’est, par ailleurs, pas systématiquement appliquée, puisqu’il arrive que le juge administratif n’exige pas de mesures transitoires. Elle n’est, enfin, pas la seule traduction du principe de sécurité juridique.

B – Un principe moteur pour l'adoption de solutions nouvelles

Au-delà de l’exigence de mesures transitoires, le principe de sécurité a été à l’origine de multiples autres solutions. Différents acteurs ont été affectés.

Quant aux actes administratifs, ce principe a, d’abord, conduit à annuler un arrêté ministériel abrogeant des dispositions sur des tarifs d’électricité trois jours avant leur entrée en vigueur alors que les fournisseurs avaient pu déjà pleinement anticiper les effets de leur mise en œuvre (CE, 15/06/2016, Association nationale des opérateurs détaillent en énergie). Il a aussi permis au Conseil d’Etat de déterminer le délai raisonnable dans lequel doit être intenté un recours contre une décision qui n’a pas fait l’objet de la publicité nécessaire ouvrant le délai de recours, mais dont l’intéressé a néanmoins eu connaissance (CE, ass., 13/07/2016, Czabaj).

Quant au juge, l’impératif de sécurité juridique l’a amené à n’appliquer une nouvelle règle jurisprudentielle qu’après la lecture de l’arrêt qui l’établit (CE, 04/04/2014, Département de Tarn-et-Garonne).

Enfin, les procédés pour régulariser un acte initial se sont aussi développés. Tel est, notamment, le cas de la législation en matière d’urbanisme, celle-ci ayant élaboré des dispositifs permettant de régulariser les permis de construire initialement illégaux.

CE, ass., 24/03/2006, KPMG

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000008241143/