Introduction
Au printemps 1944, Paris n’est pas encore libéré que le Conseil d’Etat rend un arrêt dans lequel il étend certains droits individuels. La Haute Juridiction pose le principe général des droits de la défense. Certes, ce principe est sans rapport direct avec l’occupation. Mais il garantit aux citoyens le respect par l’administration de certains droits.
Marie-Gabrielle Trompier-Gravier occupait un kiosque à journaux. Le préfet du département de la Seine lui a retiré l’autorisation d’occupation le 26 décembre 1939 au motif que son occupante aurait voulu extorquer des fonds à son gérant. Madame Trompier-Gravier conteste cette décision qui met fin à son activité professionnelle. Le Conseil d’Etat, saisi de cette affaire, annule la décision préfectorale au motif qu’elle ne respecte pas les droits de la défense. Ainsi il ne se prononce pas sur le fond mais annule la décision administrative car Madame Trompier-Gravier n’a pu discuter des griefs formulés à son encontre.
Bien qu’il s’agisse d’un acte préfectoral, c’est le Conseil d’Etat qui est directement saisi et non le tribunal administratif. En effet, au moment de la saisine, il n’existait ni tribunaux administratifs ni cours administratives d’appel. Le Conseil d’Etat était le juge de droit commun et de première instance pour tous les recours pour excès de pouvoir.
Ce qui attire l’attention dans l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier est que le juge administratif oblige l’administration à respecter les droits de la défense. Or, ces droits sont normalement détenus dans un cadre juridictionnel, au cours d’un procès. Le Conseil d’Etat, par cet arrêt, étend les droits de la défense y compris avant que le contentieux ne se présente à lui. Les administrés ont des droits à faire valoir lors des procédures administratives et pas seulement devant le juge. Cette solution peut surprendre dans la mesure où aucun texte positif ne prescrit l’obligation de respecter ces droits.
La question que pose cet arrêt est de savoir comment le Conseil d’Etat justifie-t-il l’obligation du respect des droits de la défense à l’administration ?
La Haute Juridiction administrative, par son arrêt du 5 mai 1944, étend le principe des droits de la défense (I) en ayant recours aux principes généraux du droit (II).
I - L'extension du principe des droits de la défense
L’extension du principe des droits de la défense se justifie par l’amélioration de la protection des administrés (A) mais celle-ci n’est pas absolue (B).
A - L'amélioration de la protection des administrés
Le Conseil d’Etat avait déjà consacré le principe des droits de la défense mais dans le cadre d’une procédure juridictionnelle (CE, 20 juin 1913, Tery). De plus, l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 prévoyait ces droits mais pour les mesures concernant les fonctionnaires. L’arrêt Dame Veuve Trompier élargit ce principe à toutes les procédures administratives, y compris hors cadre juridictionnel et lorsque des administrés sont concernés.
Par la suite, la jurisprudence administrative a fait respecter ce droit pour tout type de mesures : pour une décision entravant l’exercice d’une activité professionnelle –reproduisant ainsi le motif de l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier (CE, sect., 8 janvier 1960, Ministre de l'intérieur c. R.) ; pour le retrait de la reconnaissance d’utilité publique d'une association (CE, ass., 31 octobre 1952, Ligue pour la protection des mères abandonnées) ; ou encore pour le déclassement d'un vin d'appellation (CE, sect., 9 mai 1980, Société des établissements Cruse).
Afin de préserver certaines prérogatives de l’administration, le Conseil d’Etat prévoit que le principe ne s’applique pas (sauf texte contraire) lorsqu’est prise une mesure de police au motif que celle-ci revêt un caractère préventif sans constituer pour autant une sanction. Il peut s’agir de mesures prises dans l’intérêt de l’ordre public (CE, ass., 11 décembre 1946, Dame Hubert et Crépelle), de la santé (CE, sect., 25 avril 1958, Société « Laboratoire Geigy ») ou de la sécurité publique. Cependant, le décret du 28 novembre 1983 et la loi du 12 avril 2000 sont venus remettre en cause ces exceptions jurisprudentielles en ce qui concerne les mesures de police. Le Conseil d’Etat a alors appliqué les droits de la défense pour des mesures de police comme la dissolution d’une association (CE, 26 juin 1987, Fédération d’action nationale et européenne) ou l’interdiction de vente aux mineurs et d’exposition de publications (CE, 19 janvier 1990, Société française des revues SFR). Des exceptions demeurent pour préserver certaines prérogatives d’intervention de la puissance publique comme les mesures prises sous l’empire de l’urgence, en cas de circonstances exceptionnelles ou en vertu d’une nécessité d’ordre public (CE, 13 juin 1990, SARL Pub 90).
B - Des droits de la défense non absolus
Les droits de la défense doivent être respectés à condition que la décision soit suffisamment grave et qu’elle revête pour la personne visée le caractère d’une sanction. En l’espèce, la décision mettait fin à l’activité professionnelle de Madame Trompier-Gravier. Par la suite, le Conseil d’Etat a admis que les droits de la défense doivent aussi être respectés si la décision est suffisamment grave même si elle ne revêt pas le caractère d’une sanction mais dès lors qu’elle est prise en considération de la personne (CE, 30 avril 1997, Association nationale pour l’éthique de la médecine libérale et autres, en ce qui concerne le reversement de sommes aux médecins par les caisses de sécurité sociale).
Pour considérer que les droits de la défense sont respectés, il faut réunir deux conditions. La première est que l’intéressé doit être informé qu’une procédure est engagée et des griefs qui sont engagés contre lui afin qu’il prépare sa défense. Cette information ne doit intervenir ni trop tôt (CE, sect., 8 novembre 1963, Ministre de l’Agriculture c. coopérative d’insémination artificielle de la Vienne) ni trop tard (CE, sect., 20 janvier 1956, Nègre). La deuxième condition est que l’intéressé a droit à l’assistance d’un avocat, sauf texte contraire (CE, sect., 4 mai 1962, Lacombe). S’il est prévu que l’intéressé doit recevoir communication de son dossier, celui-ci doit lui être intégralement communiqué. Ces nouvelles conditions doivent permettre à l’intéressé de préparer sa défense et au besoin, d’émettre des observations sur ce qui lui est reproché.
Le principe du respect des droits de la défense n’est pas absolu. Il ne s’applique pas pour les décisions par lesquelles l’administration refuse une autorisation ou un avantage, sauf texte contraire (CE, sect., 16 mars 1979, Ministre du Travail c. Stephen). Cependant, le principe s’applique pour les décisions refusant l’agrément d’un agent (CE, 6 avril 1992, Procureur de la République c. Pirozelli) ou celles rejetant une demande d’exercice d’une profession réglementée prise en considération de la personne de l’intéressé et reposant sur des faits qui ne sont pas mentionnés dans sa demande (CE, 25 novembre 1994, Palem).
Le principe du respect des droits de la défense ne s’applique pas non plus lorsque l’administration ne porte aucune appréciation sur le comportement de l’administré ou de l’agent et qu’elle applique les conséquences juridiques d’une situation à caractère objectif. Cela concerne par exemple l’éviction d’un agent à la suite de l’échec à un examen (CE, 26 mars 1982, Delle Sarrabay), la rétrogradation d’un club de football suite à la mise en règlement judiciaire de la personne morale qui en est le support (CE, sect., 12 juillet 1991, Ministre de la Jeunesse et des Sports et association nouvelle des Girondins de Bordeaux) ou la constatation de la caducité d’une autorisation administrative (CE, sect., 22 mars 1996, Société NRJ).
Bien que les droits de la défense ne soient pas absolus, ils ont été énoncés pour la première fois en dehors de tout texte positif. Pour justifier cet arrêt, le Conseil d’Etat recourt à des principes généraux du droit (PGD).
II - La reconnaissance de Principes généraux du droit
Les principes généraux du droit sont découverts par le juge au fil de sa jurisprudence. Ils étendent donc ses pouvoirs (A) mais ils posent des problèmes quant à leur valeur réelle (B).
A - Une extension des pouvoirs du juge
La première reconnaissance d’un principe général du droit remonte à 1873 dans un arrêt du Tribunal des Conflits (TC, 8 février 1873, Dugave et Bransiet). Dans l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier, le terme n’est pas utilisé mais la notion si pour consacrer le principe des droits de la défense. Ce n’est que deux ans plus tard que le Conseil d’Etat consacra l’existence des PGD en les nommant expressément (CE, ass., 26 octobre 1945, Aramu et a.). A cette occasion, la Haute Juridiction administrative étend la solution de l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier dans le cas d’une épuration administrative.
Le juge administratif va découvrir au fil de sa jurisprudence de nouveaux PGD. Il concrétise le principe d’égalité pour l’appliquer à des situations particulières. Il affirme ainsi le principe d’égal accès au service public (CE, sect., 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire), le principe d’égal accès aux emplois publics (CE, Ass., 28 mai 1954, Barel et a), le principe d’égalité de traitement des usagers des services publics (CE, Ass., 25 juin 1948, Société du journal l’Aurore), le principe d’égalité devant les charges publiques (CE, Ass., 7 février 1958, Syndicat des propriétaires de forêts de chênes-lièges d’Algérie), le principe d’égalité devant l’impôt (CE, Ass. 22 février 1974, Association des maires de France), ou encore le principe d’égalité devant le suffrage (CE 30 novembre 1990, Association « Les Verts »).
Le Conseil d’Etat a également consacré comme PGD des libertés et autres principes. Ainsi, la liberté d’aller et de venir (CE, 20 mai 1955, Société Lucien et Cie), la liberté du commerce et de l’industrie (CE, Sect., 13 mai 1994, Président de l’Assemblée territoriale de la Polynésie française) ou encore le principe du respect de la dignité de la personne humaine (CE, ass., 2 juillet 1993, Milhaud) sont des PGD.
En ce qui concerne les relations entre l’administration et ses administrés, le juge administratif a découvert des PGD à la suite de l’arrêt Dame Veuve Trompier. Il a consacré le principe de non-rétroactivité des actes administratifs (CE, ass., 25 juin 1948, Société du journal l’Aurore), le droit d’exercer un recours pour excès de pouvoir contre toute décision administrative (CE, ass., 17 février 1950, Dame Lamotte), le caractère contradictoire de la procédure contentieuse suivie par les juridictions administratives (C,E sect., 12 mai 1961, Société La Huta) ou bien le principe garantissant aux administrés que toute autorité administrative est tenue de traiter les affaires les mettant en cause de façon impartiale (CE, 27 octobre 1999, Fédération française de football).
A l’inverse, un PGD peut être découvert pour sauvegarder certaines prérogatives de la puissance publique. La Haute Juridiction administrative a ainsi consacré le principe de continuité du service public (CE, ass., 7 juillet 1950, Dehaene). Cet arrêt Dehaene limite le droit de grève, donc un droit reconnu dans le préambule de la constitution de 1946. Un PGD peut donc encadrer un droit constitutionnel. Cette situation pose question quant à la valeur des PGD.
B - Une incertitude quant à la valeur des principes généraux du droit
Les PGD sont des principes qui résultent de la philosophie générale de l’ordre juridique. Ils peuvent provenir de normes constitutionnelles, internationales ou légales. Ils s’imposent au pouvoir réglementaire. Le Conseil d’Etat a précisé que le préambule de la constitution était notamment une source de PGD (CE, sect., 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs conseils). Ces PGD peuvent s’inspirer de sources de droit public mais aussi privé (CE, ass., 8 juin 1973, Dame Peynet dans lequel le Conseil d’Etat élargit la protection professionnelle des femmes enceintes au secteur public).
La valeur des PGD fait débat. Pour certains, ils ont la valeur de leur source. Par exemple, un PGD s’inspirant de la norme fondamentale aurait valeur constitutionnelle. Mais, en ce cas, il est difficile de concevoir que des principes dégagés par le juge administratif puissent venir contredire l’œuvre du législateur. René Chapus a élaboré une interprétation qui fait relativement consensus et qui donne valeur non pas en fonction de l’origine du PGD mais de son application. Les PGD ont une valeur supra-réglementaire car ils permettent d’annuler un acte administratif, mais infra-légale car ils s’appliquent en l’absence et sans contredire de loi.
Le Conseil d’Etat n’est pas la seule juridiction à révéler des principes généraux du droit. La Cour de Cassation y procède également (CCass. civ. I., 21 décembre 1987, B.R.G.M. c. Sté Lloyd Continental, pour affirmer que les biens des personnes publiques sont insaisissables). Le Conseil constitutionnel a également reconnu l’existence du principe des droits de la défense, que ce soit en matière pénale (DC 76-60, 2 décembre 1946) ou administrative (DC 77-83, 20 juillet 1977). Mais le Conseil des Sages a reconnu ce principe comme étant un Principe fondamental reconnu par les lois de la République avant de le déduire de l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DC 2006-535, 30 mars 2006) et non comme étant un PGD. Il reconnait toutefois des PGD (26 juin 1969, Protection des sites) ou plus précisément des principes à valeur constitutionnelle (25 juillet 1979, Droit de grève à la radio et à la télévision). Ces derniers, contrairement aux PGD du juge administratif, ont valeur constitutionnelle.
La Cour de Justice de l’Union européenne a également découvert des principes comme celui de confiance légitime et de sécurité juridique. Pour ces derniers, le Conseil d’Etat a longtemps hésité à s’en saisir (CE, 30 décembre 1998, Entreprise Chagnaud et a.). Selon lui, ces principes ne valaient que pour les situations nées du droit de l’Union européenne. Il a finalement fait un revirement de jurisprudence afin d’harmoniser sa jurisprudence concernant les PGD (CE, ass., 24 mars 2006, Société KPMG).
Bien que ces PGD servent à affermir l’Etat de droit, ils posent problèmes. Le justiciable peut s’interroger sur l’existence positive de ces principes et donc jusqu’à quel point sont-ils garantis, par quelle juridiction et opposables à qui.
CE, sect., 05/05/1944, Dame Veuve Trompier-Gravier
Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la dame veuve Y..., née X... Marie-Gabrielle , demeurant à Paris 14e , tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler une décision, en date du 26 décembre 1939, par laquelle le préfet de la Seine lui a retiré l'autorisation d'occupation d'un kiosque à journaux dont elle était titulaire ;
Vu les arrêtés du préfet de la Seine des 13 mars et 11 décembre 1924 et 22 janvier 1934 ;
Vu la loi du 18 décembre 1940 ;
Considérant qu'il est constant que la décision attaquée, par laquelle le préfet de la Seine a retiré à la dame veuve Y... l'autorisation qui lui avait été accordée de vendre des journaux dans un kiosque sis ..., a eu pour motif une faute dont la requérante se serait rendue coupable ;
Considérant qu'eu égard au caractère que présentait dans les circonstances susmentionnées le retrait de l'autorisation et à la gravité de cette sanction, une telle mesure ne pouvait légalement intervenir sans que la dame veuve Y... eût été mise à même de discuter les griefs formulés contre elle ; que la requérante, n'ayant pas été préalablement invitée à présenter ses moyens de défense, est fondée à soutenir que la décision attaquée a été prise dans des conditions irrégulières par le préfet de la Seine et est, dès lors, entachée d'excès de pouvoir ;
DECIDE :
Article 1er : La décision du préfet de la Seine en date du 26 décembre 1939 est annulée.
Article 2 : Expédition de la présente décision sera transmise au ministre de l'Intérieur.
