Introduction
La Cinquième République se distingue, au sein de l’Exécutif, par une convergence des orientations politiques entre président de la République et Premier ministre, lui-même issu d’une majorité parlementaire favorable au chef de l’Etat. C’est a priori le fonctionnement naturel du régime.
Cependant, si les institutions ont fonctionné de la sorte pendant vingt-huit ans, en 1986, pour la première fois, une majorité parlementaire d’orientation politique différente de celle du président de la République a été portée au pouvoir. Le cas n’est pas isolé puisque le même phénomène s’est produit en 1993 et pour deux ans à nouveau. Une troisième expérience identique a eu lieu en 1997 et pour cinq ans, cette fois-ci. Est-ce à dire que la cohabitation à vocation à se reproduire ?
La question qui mérite surtout l’attention est celle de la nature de ce phénomène. La cohabitation, en tant que telle, correspond-elle aux canons originels du régime ? N’est-elle pas plutôt une perversion de l’esprit des institutions ? La réponse est délicate et probablement, on ne peut moins tranchée.
Pour ne pas être totalement conforme à la doxa institutionnelle (I) qui repose sur une convergence président-Parlement et l’exercice de prérogatives fortes par le président de la République, la cohabitation constitue une hétéronomie propre à la Cinquième (II) relevant tout autant du grippage des institutions que d’une perversion claire de celles-ci.
I - Le modèle institutionnel de la Cinquième République
Le modèle institutionnel de la Cinquième République repose traditionnellement à la fois sur l’identité d’orientation politique entre le président de la République et la majorité parlementaire d’une part (A) et une prééminence présidentielle - si ce n’est selon le texte constitutionnel, à tout le moins selon la pratique politique - en termes de définition des orientations politiques mises en place par le Gouvernement et de larges prérogatives accordées au chef de l’Etat, d‘autre part (B).
A - Une identité d’orientation politique
La Cinquième République, pour avoir institué un président de la République, chef de l’Etat, au-dessus des partis et président de tous les Français, n’efface pas le fait que celui-ci demeure une personnalité politique ayant mené une carrière politique de premier plan et ayant bien souvent dirigé un parti auparavant. Si la fonction transforme la personne, elle n’élimine pas l’orientation politique du candidat devenu chef de l’Etat. Elle n’annihile pas le passé de celui-ci, lequel reste attaché à certaines valeurs et a, par ailleurs, été élu sur un programme approuvé par le peuple et qu’il convient d’appliquer.
Homme de la Nation, le président de la République demeure la première des personnalités politiques du pays. Néanmoins, devenu institutionnellement le premier personnage de l’Etat, sa prééminence politique n’est pas suffisante à la mise en place de la politique qu’il a porté. Il a ainsi besoin d’une majorité politique claire à l’Assemblée nationale, que celle-ci soit le produit d’une coalition ou l’émanation du seul parti majoritaire. Seul le fait d’obtenir cette majorité à l’Assemblée nationale lui permettra la mise en œuvre de sa politique. Un président désavoué serait contraint de composer avec une majorité politique et un gouvernement qui lui seraient défavorables. De là découlerait aussi une orientation politique du pays qui serait opposée à ses vues.
Sur le plan du fait politique, le président de la République peut, ainsi que les institutions ont été conçues à l’origine du régime, avoir maille à partir avec une majorité remuante - ce fut le cas de celle issue des premières élections législatives de la Cinquième qui vota une motion de censure à l’encontre du gouvernement, laquelle s’adressait plus, en réalité, au chef de l’Etat lui-même qu’au gouvernement dans son ensemble - voire devoir faire face à une majorité en partie hostile - il s’agit de la guérilla menée par le R.P.R chiraquien contre le gouvernement de Raymond Barre, le président Giscard d’Estaing et l’U.D.F dans son ensemble.
De là à penser que les constituants aient imaginé un système constitutionnel installant une majorité face au président et légitimant un fonctionnement de cohabitation entre les organes constitutionnels ... Il y a un monde !
La majorité parlementaire peut être diverse, varier dans le temps de façon durable - on pense à l’opposition d’une partie du centre aux gouvernements Villepin puis Fillon (Mouvement démocrate) - ou ponctuelle - défaut de soutien des députés communistes à la majorité socialiste pendant les mandats mitterrandiens.
C’est une tout autre affaire que de voter une motion de censure et donc passer dans l’opposition ou d’arriver dans les travées du Palais Bourbon pour s’opposer au président de la République en sachant bien que la période s’ouvrant verra l’installation d’une cohabitation. Nul n’imagine le général de Gaulle ni Michel Debré entrer dans ces subtilités politiciennes, eux pour qui une telle pratique relevait au mieux d’un jeu des partis digne de la Quatrième, au pire de funestes combinazioni.
Définitivement, le jeu institutionnel normal veut que le pouvoir s’incarne dans la figure présidentielle et la majorité parlementaire, lesquelles convergent politiquement. D’autant que depuis l’instauration du quinquennat en 2000, le rythme et la légitimité institutionnels ont été bousculés. Les mandats présidentiel et parlementaires étant alignés dans leur durée, la fonction présidentielle semble désacralisée, surtout par l’absorption de la fonction gouvernementale qu’ont opéré récemment certains titulaires de la magistrature suprême. Plus que jamais, les élections législatives s’inscrivant dans la foulée de l’élection présidentielle depuis la remise en ordre du calendrier électoral en 2002, il est indispensable et logique, la bipolarisation aidant, que le président de la République et la majorité parlementaire convergent, rejetant dès lors la possibilité d’une cohabitation, contraire apparemment à l’esprit du régime.
En pratique, il pourrait en aller tout autrement. Le droit de dissolution présidentiel est toujours de mise et le Conseil constitutionnel gardant la possibilité de prononcer la vacance de la présidence à la suite d’une démission, d’une destitution pour haute trahison (peu probable en temps de paix) ou surtout d’un cas de maladie avérée, un président de la République d’une autre couleur politique que celle de la majorité parlementaire pourrait alors être désigné.
Enfin, la nature profonde et originelle de la Cinquième n’avait pas prévu la cohabitation du fait du rôle, de la prééminence et des prérogatives conférées au chef de l’Etat.
B - Le système : une prééminence présidentielle bien loin de la cohabitation
Tout dans la Cinquième République, de l’esprit au texte et à la pratique ordonnée, contribue à éloigner la logique du système institutionnel de la logique « cohabitationniste » et au premier chef, la prééminence présidentielle.
En effet, celle-ci ne se négocie pas. Elle a été précisément voulue, conçue et instituée à dessein : faire du président de la République la « clé de voûte » des institutions, ainsi que le rappelait Michel Debré, en charge de la rédaction du projet constitutionnel, devant l’Assemblée générale du Conseil d’Etat le 27 août 1958.
Si ce dernier envisageait clairement la logique purement parlementaire, les archives constitutionnelles ont révélé les intentions du général de Gaulle, tout comme ses discours et plus précisément, celui prononcé à Bayeux le 16 juin 1946. S’il ne s’agissait pas, selon lui, d’instaurer un régime présidentiel, un pouvoir militaire ou personnel, il fallait rompre avec la dérive parlementariste. Il convenait aussi d’établir un pouvoir exécutif fort, stable au sein duquel le président de la République, première magistrature du pays, constituerait une fonction certes d’autorité, mais aussi d’impulsion et pour laquelle l’occupant devrait rendre des comptes au peuple et se comporter en chef d’Etat responsable, au besoin en mettant dans la balance l’enjeu de la charge qu’il occupe.
Le relevé même des prérogatives présidentielles suggère cette prééminence du chef de l’Etat qui va tant à l’encontre de la nature de la cohabitation, laquelle suppose nécessairement un effacement relatif du président de la République, le temps que cette période s’écoule. Chef de l’Etat, premier magistrat du pays, chef des armées et à la tête de la diplomatie et des stratégies militaires et extérieures, disposant du droit de nommer le Premier ministre et le gouvernement, de provoquer la tenue d’élections législatives anticipées par le prononcé de la dissolution de l’Assemblée nationale, d’engager un référendum au champ d’intervention sans cesse étendu, de mettre en place l’article 16 de la Constitution qui lui accorde les pleins pouvoirs en installant une « dictature à la romaine », comment imaginer le président de la République en retrait ?
La cohérence institutionnelle de la Cinquième République prévoit un président de la République fort, élu directement par l’ensemble de la Nation et qui dispose de larges compétences qui doivent nécessairement en faire un acteur de premier plan et donc un responsable de premier ordre à tous les sens du terme. Rien n’est donc plus éloigné des conceptions « cohabitationnistes » qu’un président de la République élu sous la Cinquième.
S’il a pu en aller autrement, ce n’est qu’au prix d’un dévoiement insupportable des institutions et d’un esprit de relâchement particulièrement néfaste à la démocratie et à l’univers politique, corrompu au sens étymologique bien sûr, c’est-à-dire en pleine déréliction et auquel s’imposerait un sursaut démocratique sain.
Pour s’opposer totalement à la logique institutionnelle de la Cinquième République, laquelle prévoit une concordance des majorités présidentielle et parlementaire, ainsi qu’une prééminence statutaire et de fait du président de la République, la cohabitation révèle tout ensemble un sérieux risque de grippage des institutions et un dévoiement des institutions à travers une pratique déresponsabilisant le pouvoir présidentiel.
II - Une hétéronomie constitutionnelle
La Constitution de la Cinquième République a besoin d’une concordance idéologique des majorités présidentielle et parlementaire pour que les institutions fonctionnent correctement. Une cohabitation peut néanmoins se produire ainsi que cela a déjà été le cas par trois fois. Si cette situation n’a pas été prévue par les constituants, c’est bien parce qu’elle ne constitue pas la règle propre à la Cinquième. Ainsi, la cohabitation sous-tend aussi bien un grippage des institutions (A) qu’une perversion de celles-ci due au délitement de la responsabilité politique du président de la République (B).
A - Le grippage des institutions
La cohabitation, le terme même le révèle, n’est pas la situation la plus convenable et la plus adaptée aux institutions. Si ces dernières permettent à celle-là de se réaliser, bien que non prévue par la Constitution, c’est avant tout par souci démocratique, respect de la volonté nationale, seule souveraine.
Néanmoins, pour ne pas être totalement conforme à l’esprit des institutions, la pratique en a fait un mode de fonctionnement, si ce n’est habituel, en tout cas régulier de la vie institutionnelle et politique. Cependant, il serait malvenu de considérer la cohabitation comme un non-événement, une simple péripétie politique inhérente au fonctionnement des institutions. Il n’en est rien !
S’il ne s’agit pas de jeter l’anathème sur celle-ci et de la considérer comme une hérésie constitutionnelle, elle constitue toutefois une hétéronomie propre à la Cinquième République et une pratique institutionnelle tout aussi choquante, à tel point que Raymond Barre et d’autres ont pu s’y opposer violemment au nom de la garantie et de la pérennité des institutions en 1986.
Lorsque le souverain a introduit l’élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962 pour le pratiquer dès 1965, il a procédé à une modification importante des institutions. Jointe au « fait majoritaire », à la bipolarisation de la vie politique et à la constitution de deux blocs antagonistes, cette réforme, malgré les responsabilités nationales incombant au chef de l’Etat et son statut de « monarque républicain », d’autorité nationale surplombante et surplombant la vie partisane, en a fait l’acteur de première catégorie de la vie politique nationale, peut-être aussi seulemen, hélas, un primus inter pares.
L’évolution n’a fait que s’accentuer : que l’on pense à la réduction du septennat présidentiel à un quinquennat « sec » sans aucune modification des mécanismes institutionnels, à un relatif bipartisme (en tout cas vers lequel beaucoup voudraient voir tendre la vie nationale) qui politise encore plus le candidat et donc l’éventuel futur titulaire. Ces éléments participent encore à la « descente » de la fonction, à la perte de sa dimension sacrée quand elle était incarnée, si ce n’est par le Roi, par un prince républicain comme de Gaulle.
Il faudrait y ajouter encore l’identité du titulaire de la fonction qui, par sa personnalité ou son dynamisme, tendent à diriger la fonction vers un « hyper-présidentialisme », voire un « super-ministériat » plutôt que vers l’exercice de la fonction présidentielle tout simplement. Les exemples de Valéry Giscard d’Estaing ou Nicolas Sarkozy s’avèrent éclairants en la matière.
Enfin, de manière conjoncturelle, factuelle et quelque peu politicienne, la cohabitation porte surtout en elle le risque, toujours réalisé, d’un grippage des institutions. Au cours de la première cohabitation couvrant la période 1986-1988 comme celle allant de 1997 à 2002, au-delà des questions protocolaires ou propres au partage du champ de compétences entre président de la République et Premier ministre qui ont entraîné nombre de querelles doctrinales entre les plus éminents constitutionnalistes et les hésitations tant des services de l’Elysée que de Matignon, chacun sachant par avance que l’un comme l’autre des deux titulaires de la fonction serait candidat à la magistrature suprême, un risque majeur pouvait se réaliser : le choc des ambitions provoquant des heurts politiques au sommet de l’Etat pendant la durée de la cohabitation quand ce n’est pas des contradictions - les écrits de Jacques Attali (Verbatim) en disent long sur le fonctionnement de l’Etat à cette période - ainsi que pendant la période de campagne électorale, il s’ensuivait soit le pâtinement de l’action gouvernementale, risque majeur et le plus récurent (ralentissement de l’action réformatrice du gouvernement Jospin en 2002), soit la course à l’action, zèle aidant, avec tous les dangers potentiels concomitants (libération des otages du Liban en 1988 ou massacre de la grotte d’Ouvéa la même année). La cohabitation entre 1993 et 1995, vécue comme apparemment plus douce tant par les médias que par les principaux protagonistes, a caché, en réalité, de profonds conflits entre messieurs Mitterrand et Balladur, bien que le premier ne serait pas à nouveau candidat. Seule la forme a changé. La personnalité d’Edouard Balladur, plus conciliante et ronde que celle, alors cassante, de Jacques Chirac, les événements ont pris meilleure tournure. Il n’empêche que les difficultés réelles étaient bien présentes tout comme les oppositions protocolaires et de fond.
La cohabitation révèle là sa véritable nature. Pour laisser paraître aux Français une impression de compromis et d’unité nationale, c’est, finalement, tout l’inverse qui se produit : deux camps aux intérêts opposés, retirés dans leurs tranchées, attendent le meilleur moment pour passer à l’attaque politique, pour ne pas dire « politicienne », et usent ainsi de leur temps à s’observer et tirent parfois au risque de jouer contre leur camp. La cohabitation constitue bien un grippage des institutions.
B - La perversion des institutions
La cohabitation est bien plus que cela. Elle va au-delà de ces simples vicissitudes politiques. Elle relève d’une perversion institutionnelle. Elle donne l’illusion que tout se vaut, englobant dans le même espace deux visions politiques pourtant bien distinctes (le « microcosme » ainsi que le qualifiait Raymond Barre) et instille le soupçon de la « bande des quatre », si sournoisement dénoncé par quelques populistes démagogues. Enfin, elle installe le sentiment d’une déresponsabilisation, comme le démontre justement le professeur Dominique Rousseau.
En effet, la nature même de la Cinquième République tend à faire du président de la République un « irresponsable politique », irresponsabilité accrue par sa pente monarchique et une pratique solitaire du pouvoir autour de ce qui a parfois été qualifiée de « cour ». La cohabitation est en elle-même une perversion car elle dévoie les institutions et plus particulièrement la fonction présidentielle, au-delà de ce développé précédemment.
Que penser en effet d’un président et comment croire à sa responsabilité politique, quand, ayant perdu les élections législatives, celui-ci se maintient au pouvoir ?
Le général de Gaulle, lors des référendums dont il était à l’origine, a toujours pris soin de mettre en jeu sa responsabilité politique. Il a toujours mis en avant sa personnalité pour faire pencher la balance en sa faveur et fait entendre qu’il démissionnerait aussitôt en cas d’issue défavorable. Certes, cet usage plébiscitaire du référendum pervertissait déjà la question posée. Mais, au moins, à un droit accordé - celui de solliciter directement l’opinion souveraine - il entendait y faire correspondre un devoir politique (et non constitutionnel) : le retrait en cas de défaite, ce dont se sont bien abstenus ses successeurs.
Comment qualifier de « gaulliste » un président qui, à la fois, indique l’absence d’enjeu, provoquant ainsi un taux élevé d’abstention, et précise qu’il n’engagera pas, en fonction de la réponse donnée, le terme de son mandat en 2000 lors de l’adoption du quinquennat « sec » et récidive en 2005 lors du rejet par les Français du traité constitutionnel européen ?
La déresponsabilisation présidentielle est dès lors patente, surtout lorsque la nature même du régime penche déjà en ce sens.
Dans la même veine, s’il est possible de légitimer la cohabitation en estimant qu’en cas de réalisation, deux légitimités s’opposent et que la légitimité présidentielle s’avère bien supérieure à la légitimité parlementaire car d’une autre nature - pour être l’expression de la souveraineté nationale, cette dernière ne saurait en rien concurrencer la légitimité présidentielle, laquelle ne peut être que directe et personnelle ce que ne pourra jamais accomplir la légitimité parlementaire - il n’en demeure pas moins que le raisonnement est quelque peu byzantin et par trop raffiné pour ne pas verser dans un certain jésuitisme.
Comment expliquer autrement que par des motifs politiques circonstanciels le maintien de François Mitterrand à la tête de l’Etat en 1986 ? Il y a là une subtilité par trop ciselée qui échappe aux esprits cohérents.
Enfin, que penser d’un président qui se maintiendrait à la suite d’élections législatives perdues et provoquant une cohabitation dans la foulée d’une élection présidentielle gagnée ? La situation, cocasse, n’est pas totalement irréalisable, loin s’en faut et ne relève pas nécessairement de la politique-fiction. Que penser alors tant de la fonction présidentielle en cette occurrence que de la personne l’occupant si elle acceptait ce jeu de dupes et, enfin, d’un système aussi bancal que la cohabitation qui n’a ni de près ni de loin aucun lien cohérent avec la Cinquième République et lui a déjà fait tant de mal ? Il est fort à parier qu’une telle situation élargirait encore le gouffre, déjà béant, entre les élites et le peuple, lequel ne profiterait probablement, hélas, qu’aux extrêmes toujours à l’affut pour porter de sérieux coups à la démocratie représentative. Patience, patience et en espérant qu’une telle issue soit conjurée pour le plus grand bien de la démocratie …
