Introduction

Pour Sabine Saurugger et Fabien Terpan, dans leur article « La Cour de justice au cœur de la gouvernance européenne », publié en 2014 dans la revue Pouvoirs, « l’activisme jurisprudentiel de la Cour de justice est généralement expliqué par deux raisons principales : l’indépendance de la Cour et son penchant supranational ». Ce penchant de la Cour se retrouve assez largement, ainsi qu’il sera vu au cours de cette dissertation, dans sa vision globalement extensive des compétences externes de l’Union, bien que celle-ci ait également été amenée à encadrer et limiter l’exercice par l’Union de ces compétences.

L’Union européenne (UE) est une entité dotée de la personnalité juridique internationale. En tant que sujet de droit international, elle est habilitée à conclure des accords internationaux par elle-même. La compétence externe de l’Union s’entend dès lors comme la capacité de l’Union à gérer ses relations avec les États tiers et conclure avec eux des accords internationaux. La compétence externe de l’Union répond au principe d’attribution, selon lequel l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les traités lui ont attribués et pour atteindre les objectifs qu’ils prévoient. L’article 216 TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) détermine la compétence externe de l’Union en listant les cas dans lesquels l’Union peut conclure des accords internationaux. En termes de répartition des compétences, la compétence externe de l’Union peut être exclusive, selon les critères de l’article 3 du TFUE ou partagée si elle ne répond pas à ces critères. Il est de plus à noter que si l’exercice par l’Union de sa compétence externe doit respecter le droit des traités européens, les traités conclus par l’Union relèvent quant à eux du droit international public, en ce qu’ils génèrent des droits et obligations en droit international entre l’Union et des États tiers.

Au fil du temps, les compétences externes de l’Union se sont élargies, à travers l’évolution des traités européens ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice. Les compétences externes de l’Union ont évolué d’une simple compétence concernant les accords commerciaux et des accords d’association avec d’autres États, vers une compétence bien plus étoffée. La jurisprudence de la Cour de justice a en effet conduit à un élargissement du champ de compétence externe de l’Union à partir des années 1970. Les principes mis en exergue par la Cour ont ensuite été repris dans le TFUE en son article 216 pour déterminer les conditions selon lesquelles la Cour peut exercer sa compétence externe. Le TFUE, reprenant les principes dégagés par la jurisprudence, a également reconnu une liste de compétences exclusives pour l’Union en son article 3§1 et a étendu en son article 3§2 l’exclusivité de la compétence de l’Union « pour la conclusion d’un accord inter­national lorsque cette conclusion est prévue dans un acte législatif de l’Union, ou est nécessaire pour lui permettre d’exercer sa compétence interne, ou dans la mesure où elle est susceptible d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée ».

Au vu de ces nombreux élargissements de la compétence externe de l’Union, il est pertinent de se demander quelle est l’étendue et quelles limites peuvent être trouvées aux compétences externes de l’Union, tant d’un point de vue normatif que jurisprudentiel.

Face à cette interrogation, il conviendra dans un premier temps de se pencher sur l’étendue de la compétence externe de l’Union telle que fixée par le TFUE ainsi que sur les limites y étant posées par ce texte (I) pour ensuite s’interroger sur les contours du contrôle de la CJUE de cette notion (II).

I - Étendue et limitation normative de la compétence externe de l'Union

Si le TFUE définit à première vue la compétence externe de l’Union de manière sensiblement ouverte (A), celui-ci y fixe également un cadre limitant l’accaparement par l’Union des relations avec les États tiers (B).

A - La consécration normative de l'étendue de la compétence externe

Deux articles du TFUE peuvent tout particulièrement être relevés en ce qui concerne l’encadrement normatif des compétences externes de l’Union : l’article 216 TFUE portant sur les accords internationaux avec les États tiers (1) et l’article 3 TFUE portant sur les compétences exclusives, y compris externes, de l’Union (2). 

1 - L’article 216 TFUE comme outil normatif d’extension de la compétence externe

Le TFUE comprend plusieurs articles dédiés à l’encadrement des compétences externes de l’Union ou à des compétences à vocation externe. L’article 216 TFUE prévoit ainsi que « L’Union peut conclure un accord avec un ou plusieurs pays tiers ou organisations internatio­nales lorsque les traités le prévoient ou lorsque la conclusion d'un accord, soit est nécessaire pour réaliser, dans le cadre des politiques de l’Union, l’un des objectifs visés par les traités, soit est prévue dans un acte juridique contraignant de l’Union, soit encore est susceptible d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée ». L’article 207 TFUE précise également par exemple la compétence de l’Union en matière de politique commerciale commune, une compétence à vocation externe s’il en est.

Plusieurs éléments peuvent être tirés de l’article 216 TFUE concernant l’encadrement normatif de la compétence externe de l’Union. D’une part, de manière fort logique, l’Union peut conclure un accord international avec un ou plusieurs pays tiers lorsque les traités le prévoient. Ce peut être le cas, à titre d’exemple, en matière de politique commerciale commune. D’autre part, il est nécessaire de noter que l’article 216 TFUE prévoit, de manière plus extensive, qu’un acte contraignant de l’UE peut fonder la conclusion d’un accord international. En d’autres termes, la conclusion d’un accord international peut se fonder sur un acte de droit dérivé et non uniquement sur une disposition issue des traités européens. Cela ne signifie toutefois pas que l’Union a la compétence de sa compétence. Un acte de droit dérivé ne peut fonder à lui seul une compétence externe mais peut seulement fonder la conclusion d’un accord international dans le cadre de l’exercice d’une compétence externe. L’acte de droit dérivé doit être adopté dans l’exercice d’une compétence de l’Union prévue par les traités européens. Cette compétence, si elle entre dans la définition posée par l’article 3 TFUE, pris en son premier ou second paragraphe, est alors une compétence exclusive de l’Union.

2 - L’article 3 TFUE : l’élargissement de l’exclusivité de la compétence externe de l’Union

En outre, si l’article 3§1 TFUE liste limitativement les domaines dans lesquels l’Union dispose d’une compétence exclusive, l’article 3§2 ouvre davantage la nature exclusive des compétences de l’Union en ce qui concerne les compétences externes. En effet, si un accord n’appartient pas aux domaines listés au premier paragraphe de l’article 3, il convient de se référer au deuxième paragraphe, au terme duquel l’Union peut avoir une compétence exclusive pour conclure un accord si cela est prévu dans un acte législatif de l’Union, est nécessaire pour exercer une compétence interne ou si l’accord affecte des règles communes ou en altère la portée.

Ainsi, si un accord international porte, même partiellement, sur des domaines couverts par des règles communes, la compétence de l’Union peut être considérée comme exclusive. L’accord en question ne doit pas nécessairement être en contradiction avec des règles de droit de l’Union que pour que cette compétence lui revienne de manière exclusive mais pourrait simplement en affecter la portée (CJUE, 14 février 2017, Traité de Marrakech sur l’accès aux oeuvres publiées ; CJUE, 8 septembre 2020, Recorded Artists Actors Performers Ltd). Si le TFUE, par la grande ouverture de sa définition des compétences externes de l’Union, pose un large cadre à ces compétences, celui-ci n’en reste pas moins un outil d’encadrement et de limitation de la compétence externe de l’Union.

B - La limitation normative de la compétence externe de l'Union

Le TFUE encadre limitativement les compétences externes exclusives de l’Union (1) et prévoit la possibilité d’un partage des compétences externes de l’Union avec les États membres dans tous les domaines ne relevant pas des compétences exclusives de l’Union (2).

1 - L’encadrement normatif de la compétence externe exclusive de l’Union

Le TFUE a, en son article 3, à la fois consacré et encadré l’exclusivité des compétences de l’Union. L’article 3§1 TFUE liste exhaustivement les compétences exclusives de l’Union. Pour être considérée comme exclusive, une compétence externe de l’Union doit nécessairement appartenir à un domaine listé à l’article 3§1 TFUE.

En outre, si le deuxième paragraphe de l’article 3 TFUE ouvre davantage les domaines pouvant relever d’une compétence exclusive de l’Union, il est à noter que la Cour exerce un contrôle au cas par cas pour apprécier si un accord affecte effectivement des règles communes du droit de l’Union. Cela peut varier en fonction du contenu de l’accord international ou des dispositions de droit de l’Union dans le domaine de l’accord en question. Si un accord n’entre ni dans les domaines listés à l’article 3§1 ni dans les conditions de l’article 3§2, celui-ci relève alors d’une compétence partagée entre l’Union et les États membres.

2 - L’ouverture au partage des compétences externes entre l’Union et les États membres par le TFUE

La compétence externe de l’Union n’est pas nécessairement exclusive. Celle-ci peut également, lorsqu’elle n’est pas exclusive, être partagée entre l’Union et les États membres. La délimitation de la compétence externe partagée se fait par exclusion. Si l’accord international considéré n’entre pas dans les domaines de l’articles 3§1 ou les conditions de l’article 3§2, alors la compétence de l’Union est partagée. Ce peut être le cas, à titre d’exemple, si l’accord n’empêche pas l’application du droit de l’Union dans toute son étendue ou si les institutions peuvent continuer à réguler de la même manière les relations entre pays tiers et États membres dans un domaine visé par un certain accord.

Le contrôle de la CJUE en la matière se fonde sur une application du texte du TFUE à l’accord en question. Elle va contrôler si le contenu de l’accord relève des domaines de l’article 3§1 TFUE ou du domaine de compétences partagée prévu à l’article 4§2 TFUE. Si l’accord relève d’un domaine de compétences partagée, la Cour va analyser si l’accord remplit les critères de l’article 3§2 TFUE. En cas de réponse négative, la compétence externe relève, tout comme la compétence interne, d’une compétence partagée.

En cas de compétence partagée, l’accord conclu est mixte en ce qu’il est conclu par l’Union ainsi que par les États membres. Outre, la nécessaire coopération entre l’Union et les États membres dans la négociation du traité, la représentation de chacun et l’expression des positions de l’Union et de chaque État, ces accords présentant certains défis en matière d’adoption. La conclusion de l’accord peut être concomitante, toutefois rien ne l’oblige et il peut arriver que l’Union décide de la conclusion de l’accord sans que les États membres ne fassent de même. De plus, chaque État a une procédure de ratification différente, prévue par sa constitution, et pouvant être plus ou moins lourde selon les cas, rendant très difficile une adoption coordonnée du texte par l’Union et tous les États membres. Pour contourner ce problème, l’Union a la possibilité de conclure un ou plusieurs accords portant uniquement sur les aspects de l’accord relevant d’une compétence exclusive en attendant que l’accord dans son ensemble soit ratifié selon les procédures constitutionnelles de chaque État. Ces éléments tirés du TFUE sont très largement soumis au contrôle de la CJUE et à l’interprétation que fait la Cour des traités.

II - Etendue et limitation jurisprudentielle de la compétence externe de l'Union

Si la jurisprudence tend généralement à une certaine extension des compétences externes de l’Union (1), celle-ci a été conduite à progressivement limiter cette extension et à encadrer davantage l’exercice par l’Union de ses compétences externes (2).

A - Une jurisprudence tendant à l'extension de la compétence externe de l'Union

La CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) a pu interpréter de manière extensive les dispositions du TFUE relatives aux compétences de l’Union, celles-ci étant assez largement silencieuses quant à leur dimension externe (1), allant jusqu’à développer une théorie des compétences externes implicites de l’Union (2).

1 - L’extensivité de l’interprétation par la CJUE de la compétence externe de l’Union en cas de silence des traités

Bien que l’exercice par l’Union d’une compétence doive se fonder sur une disposition des traités européens, les traités omettent bien souvent de mentionner la conclusion d’accords internationaux là où des compétences internes sont évoquées. La Cour de Justice a toutefois pu interpréter de l’article 216 TFUE une théorie des compétences externes implicites de l’Union. L’arrêt AETR du 31 mars 1971 a en effet marqué la reconnaissance par la CJUE de la possibilité pour l’Union de conclure des accords internationaux dans tous les objectifs définis par le traité. La Cour a estimé par cet arrêt que les mesures internes ne doivent être séparées des relations extérieures de l’Union.

L’arrêt AETR précise ainsi que les États ne peuvent pas conclure d’accords avec des États tiers affectant des règles communes de l’Union. De fait, si les traités prévoient une compétence interne pour accomplir un objectif donné, l’Union a compétence pour conclure des accords internationaux nécessaires à la réalisation dudit objectif et ce quand bien même le traité ne prévoirait aucune disposition expresse relative à de tels accords. De plus, lorsque la compétence externe est une compétence exclusive de l’Union, par définition, la compétence est d’office attribuée à l’Union. Outre ces éléments, la CJUE a pu tirer de l’article 216 TFUE une théorie des compétences externes implicites de l’Union.

2 - Le développement jurisprudentiel de la notion de compétence externe implicite de l’Union

Deux conditions alternatives peuvent être relevées au sein de l’article 216 TFUE pour conduire à l’exercice par l’Union d’une compétence externe implicite : la nécessité de conclure un accord pour réaliser un objectif de l’Union d’une part et le fait pour l’accord d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée d’autre part. L’exercice par l’Union de sa compétence externe implicite est sujet au contrôle de la CJUE, qui a pu interpréter de manière assez extensive la compétence de l’Union.

Concernant le critère de l’affectation ou l’altération de la portée des règles communes, la Cour a été conduite à interpréter les compétences de l’Union pour déterminer si celle-ci est compétente ou non pour accomplir un acte externe. La Cour a pu estimer dans les affaires dîtes Open Skies qu’il était nécessaire pour l’Union d’avoir exercé une compétence interne pour appliquer ce critère à des engagements internationaux. Ce critère a pu être utilisé de manière extensive par la CJUE tant pour relever l’attribution à l’Union d’une compétence que pour déterminer sa nature exclusive, et de ce fait son attribution à l’Union. À ce sujet, il est à noter que ce critère figure également à l’article 3§2 TFUE qui dispose que l’Union est dotée « d’une compétence exclusive pour la conclusion d’un accord inter­national lorsque cette conclusion […] est susceptible d’affecter des règles communes ou d’en altérer la portée ».

En ce qui concerne le caractère nécessaire de la conclusion de l’accord, la Cour observe le parallélisme des compétences interne et externe de l’Union. En d’autres termes, si une compétence interne est donnée pour réaliser un objectif de l’Union, celle-ci est également compétente pour prendre les engagements internationaux nécessaires à la réalisation de cet objectif. L’interprétation par la Cour de la base juridique sur laquelle se fonde l’exercice d’une compétence est de première importance en l’occurrence. Le traité étant généralement silencieux sur la dimension externe d’une compétence, l’interprétation que fait la Cour d’une compétence prend une importance particulière. Cette interprétation, si elle a bien souvent conduit à une extension des compétences de l’Union, a également été un facteur d’encadrement et de limitation de la dimension externe des compétences de l’Union.

B - La récente limitation des compétences externes de l'Union par le contrôle de la CJUE

La CJUE a nuancé sa jurisprudence en distinguant d’une part l’attribution de la compétence et d’autre part la nature, potentiellement exclusive, de la compétence (1), laissant une marge de manœuvre plus importante aux États membres dans leurs relations avec les États tiers (2).

1 - La distinction jurisprudentielle de l’attribution d’une compétence et de sa nature exclusive

Si la CJUE, dans les années 1970, a pu interpréter le parallélisme des compétences de l’Union comme permettant de reconnaître à l’Union une compétence exclusive sans nécessiter un exercice par l’Union d’une compétence interne, celle-ci a par la suite restreint cette possibilité en distinguant l’attribution d’une compétence à l’Union et la nature potentiellement exclusive de cette compétence.

La Cour a en effet pu déterminer que la compétence externe exclusive de l’Union ne peut se déduire automatiquement de l’existence d’une compétence interne (CJUE, avis 1/94 du 15 novembre 1994). Dès lors, l’existence d’une compétence interne, ne conduit pas per se à l’exclusivité d’une compétence externe parallèle. De ce fait, les États membres ne sont pas dépossédés de leur compétence du seul fait de l’existence d’une compétence de l’Union. Ils ne perdent leur compétence sur un point donné que si une règle commune est mise en place et que celle-ci serait affectée par l’accord international en cause, leur laissant une marge de manœuvre plus importantes dans leurs relations avec les États tiers.

2 - Une limitation laissant une marge de manœuvre croissante aux États membres

Cette évolution jurisprudentielle a conduit la Cour à étudier d’une part si l’Union a compétence pour conclure un accord donné et d’autre part si cette compétence est exclusive ou non. Lorsque des règles communes ont été adoptées dans un certain domaine, les États ne peuvent plus adopter d’accord, non pas dans tout le domaine mais uniquement sur les aspects qui affecteraient ces règles communes.

En outre, même en cas d’exclusivité de la compétence de l’Union, les États membres ne sont pas totalement dépossédés de leur pouvoir externe. La CJUE a en effet reconnu aux États la possibilité d’adopter des actes externes s’ils y sont spécifiquement habilités par l’Union. Même sans autorisation de l’Union, les États peuvent agir dans l’intérêt commun, la Cour pouvant reconnaître dans ce cas une habilitation spécifique en cas de défaut d’autorisation.