Introduction
L’exercice par les États membres et par l’Union de leurs compétences respectives s’inscrit comme un élément central d’un des objectifs listés par les États membres en préambule du Traité sur l’Union européenne : « Désireux de renforcer le caractère démocratique et l’efficacité du fonctionnement des institutions, afin de leur permettre de mieux remplir, dans un cadre institutionnel unique, les missions qui leur sont confiées ». En ce sens, les compétences partagées entre l’Union et les États membres apparaissent comme un élément central de l’exercice de la démocratie européenne, de l’efficacité du fonctionnement des institutions et de la coopération européenne.
La compétence est un titre juridique permettant à un sujet de droit d’exercer un pouvoir. Prise dans le contexte de la présente dissertation, celle-ci peut s’entendre comme l’habilitation donnée à l’Union par les textes de droit européen d’émettre et mettre en œuvre des actes juridiquement contraignants. L’article 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit trois catégories principales de compétence : la compétence exclusive, la compétence partagée et la compétence d’appui, de coordination et de complément. La compétence partagée permet à l’Union européenne (UE) et aux États membres d’intervenir conjointement dans certains domaines. À la fois l’UE et les États membres peuvent prendre des actes juridiquement contraignants.
Le traité de Lisbonne a conduit à de multiples avancées concernant les compétences de l’Union. Il a tout d’abord permis de les clarifier et les organiser en listant les différents titres de compétence de l’Union ainsi que les domaines de compétence s’y rattachant. Le traité de Lisbonne a prévu l’extension des domaines de compétence partagée de l’Union notamment par exemple pour la santé publique, en ce qui concerne les enjeux communs de sécurité (menaces telles que des pandémies ou des activités de bioterrorisme), ou encore l’énergie, pour permettre de développer des sources d’énergie propre et sécuriser et faciliter l’accès et l’approvisionnement. Le TFUE a conduit à un élargissement des compétences partagées de l’Union en ajoutant de nouvelles compétence à leur liste et en s’abstenant de les définir de manière exhaustive et en autorisant en son article 352 le Conseil à adopter des mesures nécessaires dans un domaine de compétence qui ne serait pas couvert par les traités.
Au vu de ces éléments, il est possible de s’interroger sur l’étendue et les limites de la définition et de l’exercice des compétences partagées en droit de l’Union européenne.
S’il est en effet possible de noter que l’étendue de la compétence partagée de l’Union est un objet dynamique dont la tendance est à l’extension (I), celui-ci reste toutefois encadré par les principes régulateurs de l’action de l’Union et le contrôle de l’exercice de la compétence partagée par les institutions de l’Union (II).
I - Un domaine de compétence partagée de l'Union à l'étendue variable
Si la compétence partagée de l’Union peut sembler bien délimitée par le TFUE (A), ce titre de compétence n’en reste pas moins particulièrement mouvant, pouvant se voir limité comme étendu par les principes juridiques reconnus par le TFUE et la jurisprudence (B).
A - La définition normative de la compétence partagée et de ses domaines matériels par le TFUE
La compétence partagée de l’Union est définie par l’article 2§2 TFUE (1) et son domaine matériel de compétence précisé à l’article 4 TFUE (2).
1 - Une compétence définie par la nomenclature dressée à l’article 2 TFUE
L’article 2 TFUE encadre les catégories et domaines de compétence de l’Union. Son deuxième paragraphe précise que « Lorsque les traités attribuent à l'Union une compétence partagée avec les États membres dans un domaine déterminé, l'Union et les États membres peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ce domaine ». Les États et l’Union possèdent ainsi le même titre de compétence sur un domaine relevant de la compétence partagée. Ils peuvent l’un comme l’autre exercer leur compétence dans ce domaine en légiférant sur la question.
L’article 2, en vertu du principe de primauté du droit de l’Union nuance toutefois cet exercice partagé de la compétence. L’exercice par un État membre d’une compétence partagée doit en effet nécessairement respecter le droit de l’Union. L’article 2 dispose en ce sens que « Les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ». La compétence partagée des États membres s’arrête chaque fois que l’Union a exercé sur un point. « Les États membres exercent à nouveau leur compétence dans la mesure où l’Union a décidé de cesser d’exercer la sienne ».
Les principaux domaines matériels correspondant à un titre de compétence partagée sont ensuite listés par l’article 4 TFUE.
2 - Un domaine matériel de compétence délimité à l’article 4 TFUE
L’article 4 TFUE liste les domaines de compétence partagée de l’Union de manière non exhaustive. Il est à noter que les domaines de compétences exclusive ainsi que d’appui, de coordination et de complément sont quant à eux listés de manière exhaustive aux articles 3 et 6 TFUE. Le traité adopte ainsi, additionnellement à la liste établie au deuxième paragraphe de son article 4, une vision de la compétence partagée en négatif lorsqu’il prévoit au paragraphe 1 de cet article que « L’Union dispose d’une compétence partagée avec les États membres lorsque les traités lui attribuent une compétence qui ne relève pas des domaines visés aux articles 3 et 6 ».
L’article 4 vient ensuite lister les principaux domaines de compétence partagée entre l’Union et les États membres. Ceux-ci comprennent le marché intérieur ; la politique sociale, pour les aspects définis dans le TFUE ; la cohésion économique, sociale et territoriale ; l’agriculture et la pêche, à l’exclusion de la conservation des ressources biologiques de la mer ; l’environnement ; la protection des consommateurs ; les transports ; les réseaux transeuropéens ; l’énergie ; l’espace de liberté, de sécurité et de justice ; les enjeux communs de sécurité en matière de santé publique, pour les aspects définis dans le TFUE.
Ces domaines sont extrêmement variés et parfois très larges tels que le marché intérieur par exemple. Dans tous ces domaines, l’Union peut adopter des actes juridiquement contraignants. Ces actes s’imposeront aux États membres, qui devront les appliquer sans pouvoir y opposer une législation contraire. La liste de l’article 4§2 comprend certains ajouts du traité de Lisbonne mais également des éléments déjà reconnus par le traité de Rome tels que l’agriculture et les transports. Toutefois, malgré la présence de cette liste au sein du TFUE, la compétence partagée n’en reste pas moins un titre de compétence aux frontières particulièrement mouvantes, en faisant un objet juridique dynamique.
B - Un titre de compétence aux frontières mouvantes
Si l’étendue de la compétence partagée de l’Union peut être limitée par le principe d’attribution (1), celui-ci peut se trouver considérablement étendu par l’application de la clause de flexibilité prévue par le TFUE et la théorie des compétences implicites reconnue par la Cour de justice de l’Union européenne - CJUE (2).
1 - Le principe d’attribution comme élément d’encadrement de l’exercice par l’Union de sa compétence
En vertu du principe d’attribution, l’Union ne peut étendre sa compétence par un acte de droit dérivé et ne peut l’exercer que dans le cadre prévu par les traités, en fondant ses actes sur les bases juridiques qu’il prévoit. L’Union agit dans les limites des compétences lui ayant été attribuées par les traités et dans le but d’atteindre les objectifs établis par ces traités. La définition des compétences partagées entre l’Union et les États membres souffre d’un double standard.
Si les États doivent certes respecter le droit européen, ceux-ci ne sont pas soumis à cet encadrement direct de leur compétence par les traités européens. Bien que les compétences de l’Union se sont accrues au fil du temps, contrairement à l’Union, les États membres sont des États souverains bénéficiant d’une compétence générale, de la compétence de leur compétence (en ce qu’ils peuvent édicter des règles de droit dessinant les contours de l’exercice de leur pouvoir, dans la limite du respect du droit européen). De plus, en dehors des domaines listés par les traités, les États bénéficient d’une compétence de principe. Toute compétence non attribuée à l’Union par les traités appartient aux États membres. Toutefois, si la compétence de l’Union peut être restreinte à certains égards, celle-ci peut également être étendue par l’application de la théorie des compétences implicites et de la clause de flexibilité prévue au sein du TFUE.
2 - La possible extension de la compétence de l’Union par la clause de flexibilité et la théorie des compétences implicites
Deux principes juridiques permettent l’extension des compétences de l’Union. Aux termes de l’article 352 TFUE « Si une action de l’Union paraît nécessaire, dans le cadre des politiques définies par les traités, pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités, sans que ceux-ci n’aient prévu les pouvoirs d'action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen, adopte les dispositions appropriées ». En d’autres termes, si le traité ne prévoit pas de pouvoirs spécifiques pour l’Union lui permettant d’atteindre un objectif du traité et qu’une action prise en vertu de ces pouvoirs non prévus par le traité est nécessaire, le Conseil peut prendre les dispositions nécessaires à l’accomplissement de cet objectif.
En second lieu, en vertu de la théorie des compétences implicites, développée par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en son arrêt Commission c/ Conseil du 31 mars 1971, une compétence non définie par le traité peut être attribuée à l’Union si celle-ci est le prolongement nécessaire d’une compétence énoncée par le traité. Une action prise par l’Union sur la base d’une compétence pourtant non prévue par le traité peut alors être rendue licite.
II - L'encadrement normatif et juridictionnel de l'exercice de la compétence partagée
La double application des principes de subsidiarité et de proportionnalité ainsi que le contrôle de l’exercice par l’Union de sa compétence agissent comme de puissants éléments de limitation d’un phénomène (B) : la préemption par l’Union de certains domaines de compétences partagées au détriment de la compétence nationale (A).
A - La possible préemption de domaines de compétence partagée par l'Union
Du fait du principe de primauté, impliquant le nécessaire respect du droit de l’Union par les États membres (1), l’Union se trouve en capacité de préempter certains domaines de compétence partagée lorsque son activité normative couvre l’intégralité de ce domaine (2).
1 - Le nécessaire respect du droit de l’Union par les États membres comme limite à l’exercice de leur compétence
Ainsi qu’il a pu être souligné plus haut, les États membres, dans l’exercice d’une compétence partagée, sont soumis au respect du droit de l’Union. Le principe de primauté du droit de l’Union ne cesse de s’appliquer dans le cadre d’une compétence partagée. Le principe de primauté, affirmé par l’arrêt de la CJUE Costa c/ Enel du 15 juillet 1964, prévoit l’obligation pour les États de ne pas prendre de mesure législative enfreignant le droit de l’Union. Ce principe s’applique dans le cadre d’une compétence partagée, tout comme dans l’exercice d’une compétence exclusive de l’État. De ce principe se tire le fait qu’au terme de l’article 2§2 TFUE « les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ».
Il est à noter qu’il ne faut pas interpréter les paragraphes 3 et 4 de l’article 4 TFUE comme remettant en cause le principe de primauté. Ces deux paragraphes prévoient que, dans les domaines de la recherche, du développement technologique et de l’espace ainsi que dans les domaines de la coopération au développement et de l’aide humanitaire, l’Union dispose d’une compétence « sans que l’exercice de cette compétence ne puisse avoir pour effet d’empêcher les États membres d’exercer la leur ». Les mesures prises par les États membres dans les domaines énoncés par ces deux paragraphes doivent nécessairement respecter le droit de l’Union. Ce nécessaire respect du droit de l’Union peut conduire à une préemption de certains domaines de compétence partagée par l’Union européenne, ne permettant plus aux États membres de légiférer.
2 - L’activisme normatif de l’Union comme source de préemption de certains domaines de compétences
Selon l’activisme normatif de l’Union dans certains domaines, en ce que les États membres cessent d’exercer leur compétence dans les domaines où l’Union a exercé la sienne, la compétence nationale peut se trouver considérablement réduite. Chaque point couvert par un acte juridique de l’Union ne peut plus être couvert par la législation étatique. L’Union peut alors être amenée à préempter certains domaines de compétence partagée si elle a une production normative suffisamment importante dans ce domaine. Ce domaine de compétences partagé selon le traité devient alors de fait un domaine de compétence exclusive. Il est toutefois à noter qu’il n’est juridiquement pas considéré comme un domaine de compétence exclusive, bien qu’il s’en rapproche dans les faits.
De plus ce phénomène peut être nuancé à certains égards. Tous les domaines de compétence partagée sont loin d’être préemptés. Dans certains domaines, l’action de l’Union reste en relatif retrait si l’Union n’estime pas opportun d’avoir une activité normative particulièrement dense sur certains points. De plus, les procédures et actes à adopter ne sont pas les mêmes selon les domaines de compétence. Le type d’acte et de procédure pourra conditionner la propension de l’Union à légiférer dans certains domaines. D’autres domaines en revanche, tels que l’agriculture par exemple bénéficient d’une large préemption de la part de l’Union européenne. Cette capacité de l’Union à préempter certains domaines de compétence partagée se trouve en revanche fortement limitée par le contrôle politique et juridictionnel de son exercice.
B - Un pouvoir de préemption de l'Union limité en pratique
Deux éléments d’encadrement de l’exercice par l’Union de sa compétence partagée peuvent être particulièrement relevés : l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité (1) ainsi que contrôle de la base juridique sur laquelle se fondent les actes de l’Union effectué par la CJUE (2).
1 - L’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité comme limite à l’extension des compétences de l’Union
L’extension par l’Union de l’exercice de ses compétences partagées avec les États membres se trouve limitée par l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Selon le principe de subsidiarité, « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ». Ce principe met par conséquent des garde-fous à l’action de l’Union en y ajoutant plusieurs critères. D’une part l’action étatique doit être insuffisante, d’autre part l’action de l’Union doit avoir comparativement une valeur ajoutée par rapport avec celle des États.
Le respect du principe de subsidiarité par les institutions de l’Union est contrôlé d’une part par les parlements nationaux, qui peuvent contester des propositions législatives de l’Union s’ils estiment qu’elles ne respectent pas ce principe, et d’autre part par la CJUE qui effectue un contrôle juridictionnel de l’application du principe de subsidiarité.
En outre, « en vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités ». Ce principe est soumis au même double contrôle politico-juridictionnel que le principe de subsidiarité. Toutefois, contrairement au contrôle du principe de subsidiarité, la CJUE est le principal acteur du contrôle du respect du principe de proportionnalité.
Ces deux principes apparaissent véritablement comme des éléments de régulation de l’extension par l’Union de son domaine de compétence partagée. Ceux-ci n’ont en effet pas lieu de s’appliquer en matière de compétence exclusive puisque seule l’Union exerce sa compétence dans ce cas. C’est en matière de compétence partagée que ceux-ci prennent tout leur effet. L’action de l’Union est limitée aux éléments sur lesquels son action fournit une valeur ajoutée, évitant de généraliser la préemption par le droit de l’Union des domaines de compétence partagée avec les États. En d’autres termes, les États ont une présomption de compétence, là où l’Union doit prouver sa valeur ajoutée.
Outre la limitation mise en place par l’application des principes de proportionnalité et de subsidiarité ainsi que le contrôle de leur respect, une deuxième limite encadrant l’exercice par l’Union de sa compétence se trouve dans le contrôle effectué par la CJUE de la base juridique fondant un acte de l’Union.
2 - L’extension du contrôle de la base juridique effectué par la CJUE comme élément d’encadrement de la délimitation matérielle des compétences de l’Union
L’Union a obligation d’adopter chaque acte sur le fondement d’une disposition prévue par les traités européens. Cette disposition constitue la base juridique de l’acte. Elle fonde l’exercice de sa compétence. Le contrôle de la base juridique des actes adoptés par l’Union est exercé par la CJUE. Celle-ci, en fonction de la base juridique retenue va être amenée à déterminer si une compétence est effectivement partagée ou si elle relève d’un autre titre de compétence listé à l’article 2 TFUE.
Il est à noter que la CJUE a considérablement étendu sa marge d’interprétation en ce qui concerne le contrôle des bases juridiques de l’Union. Les contours des compétences partagées sont ainsi mouvantes et ne peuvent être considérés comme des frontières fixes et immuables. La CJUE a en effet pu, dans sa jurisprudence, prendre en compte de nombreux éléments tels que le but, le contenu ou le contexte juridique de l’acte pour contrôler la base juridique sur laquelle s’appuie un acte de l’Union. Ce contrôle de la CJUE met en exergue la non-exhaustivité de l’énumération dressée par l’article 4§2 TFUE. Celui-ci liste les principaux domaines de compétence partagée sans en déterminer les contours ni en exclure de nouveaux.
