Introduction
« La Vème République est dotée d’une Constitution moniste, il est coutume de dire, avec primauté du droit interne. » Par cette formule, le Professeur Baptiste Bonnet met en lumière dans son article Les rapports entre droit constitutionnel et droit de l’Union européenne, de l’art de l’accommodement raisonnable (Conseil constitutionnel, Publications, Titre VII, N°2, Avril 2019) une tension fondamentale au sein de l’ordre juridique français : si la Constitution de 1958 semble consacrer une vision moniste du rapport entre le droit international et le droit interne, elle n’en maintient pas moins la primauté de la norme constitutionnelle, reflet de la souveraineté nationale. Cette tension invite à s’interroger sur la réalité du monisme français, au-delà des apparences textuelles.
Un État est dit moniste lorsque le droit international et le droit interne sont globalement conçus comme appartenant à un même ordre juridique. Dans une telle conception, les normes internationales peuvent être automatiquement applicables en droit interne, sans qu’une loi de réception ou de transposition ne soit nécessaire. Ce modèle s’oppose à celui du dualisme, où les deux ordres juridiques sont bien distincts et où le droit international doit obligatoirement être transposé en droit interne pour produire des effets juridiques au sein de l’ordre national. Le monisme peut être envisagé sur deux plans : formel, lorsqu’un État accepte l’intégration directe du droit international dans son ordre interne, et matériel, lorsqu’il lui reconnaît une supériorité hiérarchique sur les normes internes, notamment la loi. En France, l’article 55 de la Constitution établit que les traités régulièrement ratifiés et publiés ont une autorité supérieure à celle des lois, ce qui semble correspondre à une logique moniste. Cependant, la question du monisme ne se réduit pas à un simple constat textuel : elle implique d’analyser la pratique constitutionnelle et juridictionnelle, pour déterminer dans quelle mesure le droit international est réellement intégré et appliqué. C’est cette articulation entre intégration théorique et effectivité pratique qui nourrit le débat autour du monisme français.
L’évolution du droit international en France s’inscrit dans une tension permanente entre souveraineté nationale et ouverture aux normes supranationales. Sous les Républiques antérieures à 1958, la supériorité du droit international sur la loi ne faisait pas l’objet d’une reconnaissance explicite. Ce n’est qu’avec l’adoption de la Constitution de la Vᵉ République, et plus précisément de son article 55, que la France a formellement inscrit dans son droit l’idée d’une primauté des traités sur la loi, à condition de ratification régulière, de publication et de réciprocité. Dans les premières années de la Vᵉ République, le juge français restait réticent à appliquer cette hiérarchie. Le Conseil constitutionnel, dans sa célèbre décision IVG de 1975, a refusé de se déclarer compétent pour exercer un contrôle de conventionnalité. À partir des arrêts Jacques Vabre de 1975 pour la Cour de cassation et Nicolo, en 1989, pour le Conseil d’État, la jurisprudence a pleinement reconnu la supériorité normative du droit international, y compris sur les lois postérieures. Cette évolution s’est poursuivie avec l’intégration européenne et l’influence croissante du droit de l’Union et du droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme, tout en maintenant la Constitution comme norme suprême, ce qui rend le monisme français à la fois affirmé et encadré.
La France apparaît ainsi, à la lecture de sa Constitution et de sa jurisprudence, comme un État favorable à l’intégration directe du droit international dans l’ordre juridique interne. Toutefois, cette intégration ne s’effectue qu’à certaines conditions et ne remet jamais en cause la suprématie de la Constitution nationale. Dès lors, dans quelle mesure la France peut-elle être qualifiée d’État véritablement moniste, ou s’agit-il d’un monisme aménagé par la souveraineté constitutionnelle ?
Nous verrons ainsi que la France adopte une logique juridique clairement moniste dans la réception du droit international (I), mais que ce monisme est encadré par des mécanismes constitutionnels et jurisprudentiels qui limitent sa portée (II).
I - Une architecture juridique française largement favorable à l’intégration directe du droit international
L’ordre juridique français repose, en apparence, sur une conception clairement moniste du rapport entre droit interne et droit international. Cette ouverture se manifeste à la fois dans les textes constitutionnels qui régissent la place des traités dans la hiérarchie des normes (A), et dans la jurisprudence nationale, qui reconnaît une large applicabilité directe à certaines normes internationales (B).
A - La supériorité formelle du droit international sur la loi dans l’ordre interne
La Vᵉ République a consacré, à travers sa Constitution et son interprétation par les juridictions nationales, le principe selon lequel les traités régulièrement conclus par la France priment sur les lois internes. Cette hiérarchie juridique, au fondement du monisme français, repose sur un cadre textuel explicite (1) et sur une jurisprudence évolutive favorable à l’intégration du droit international (2).
1 - Une consécration constitutionnelle du monisme à l’article 55
La reconnaissance en France d’un rapport hiérarchique favorable au droit international repose d’abord sur une disposition constitutionnelle explicite : l’article 55 de la Constitution de 1958. Celui-ci dispose que les traités ou accords internationaux régulièrement ratifiés ou approuvés et publiés ont une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve de leur application réciproque par l’autre partie. Cette formulation confère au droit international un effet direct et automatique dans l’ordre juridique interne, sans besoin de transposition législative, contrairement à ce qui prévaut dans les systèmes dualistes. Cette disposition constitue une rupture par rapport aux pratiques antérieures, où la supériorité des traités n’était ni garantie par la Constitution ni toujours reconnue par les juridictions nationales. En consacrant cette primauté dans le texte fondamental, la Constitution française a permis l’ancrage juridique du monisme, en érigeant le droit international en norme directement applicable dans l’ordre interne, à un niveau supérieur à la loi.
Néanmoins, cette supériorité n’est pas absolue. Elle est conditionnée par deux éléments : d’une part, la ratification ou l’approbation régulière de l’accord selon les procédures prévues ; d’autre part, le respect du principe de réciprocité, c’est-à-dire l’application effective du traité par les autres parties. Si ces conditions ne sont pas réunies, la norme internationale peut être écartée. Ce mécanisme confère aux traités une force particulière dans l’ordre juridique interne français, sans que le Parlement n’ait à adopter une loi spécifique pour leur donner effet. Toutefois, cette primauté se situe sous réserve du respect de la Constitution, qui reste, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la norme suprême de l’ordre interne, ainsi que celui-ci l’a rappelé dans sa décision IVG du 15 janvier 1975. Ainsi, l’article 55 consacre un monisme de principe, mais encadré par des conditions constitutionnelles. Il représente néanmoins le socle textuel de l’intégration directe du droit international dans l’ordre juridique français, qui sera ensuite affirmé par les juridictions judiciaires et administratives françaises.
2 - Une primauté des normes internationales affirmée par la jurisprudence française
La consécration constitutionnelle de la primauté du droit international sur la loi aurait pu rester théorique sans une évolution importante de la jurisprudence française, notamment à partir des années 1970. Les deux grandes juridictions de l’ordre judiciaire et administratif ont, par étapes, affirmé l’applicabilité directe et la supériorité des traités internationaux dans l’ordre juridique interne. La Cour de cassation a ouvert la voie dans l’arrêt Société des cafés Jacques Vabre du 24 mai 1975. Elle y reconnaît, pour la première fois, que les traités internationaux régulièrement ratifiés peuvent prévaloir sur une loi nationale même postérieure, écartant ainsi la traditionnelle primauté de la loi. Elle fonde cette position sur l’article 55 de la Constitution, marquant un tournant vers une logique moniste.
Le Conseil d’État, longtemps réticent à admettre cette hiérarchie, franchit également le pas dans l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Il reconnaît que le juge administratif est compétent pour contrôler la compatibilité d’une loi postérieure avec un traité international, et, le cas échéant, écarter la loi en cas d’incompatibilité. Cette décision constitue une évolution juridique importante. Elle consacre le monisme au sein de la justice administrative, qui avait jusqu’alors évité de contrôler les lois par rapport aux traités. Cette évolution s’est prolongée dans des arrêts importants comme l’arrêt GISTI du 29 juin 1990, où le Conseil d’État affirme sa compétence pour interpréter lui-même les traités, ou l’arrêt Cheriet-Benseghir du 9 juillet 2010, où il se reconnaît compétent pour apprécier la condition de réciprocité, jusque-là laissée au pouvoir exécutif. Ces décisions traduisent une volonté jurisprudentielle de donner pleinement effet à la hiérarchie posée par l’article 55 de la Constitution. Le droit international, lorsqu’il remplit les conditions requises, prime sur la loi nationale, y compris postérieure, ce qui ancre solidement la France dans une logique moniste en matière d’articulation des normes. En tout état de cause, si l’article 55 et la jurisprudence nationale consacrent formellement la supériorité du droit international sur la loi, cette primauté serait sans portée réelle si les normes internationales ne pouvaient pas s’appliquer concrètement, rendant particulièrement importante la question de leur applicabilité directe dans l’ordre interne.
B - L’importance de l’effet direct pour rendre tangible la primauté du droit international
La reconnaissance de la primauté du droit international repose également sur la capacité des normes concernées à produire des effets juridiques immédiats en droit interne. Cet effet direct est indispensable pour permettre aux justiciables d’en invoquer les dispositions devant le juge national. Cette dynamique s’est développée à la fois à travers la reconnaissance de l’effet direct de certains traités et accords (1), et par l’intégration particulière du droit de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme dans l’ordre juridique français (2).
1 - L’applicabilité directe des traités et accords internationaux en droit français
L’un des marqueurs du monisme en droit est la possibilité pour les normes internationales de produire des effets immédiats dans l’ordre juridique interne, c’est-à-dire sans nécessiter de loi de transposition. En droit français, cette applicabilité repose sur la notion d’effet direct, appréciée au cas par cas par les juridictions. Elle conditionne la justiciabilité d’une norme internationale en ce qu’une norme non dotée d’effet direct ne pourrait être invoquée par un particulier devant le juge. Les juridictions françaises ont progressivement élaboré des critères jurisprudentiels pour déterminer si une norme internationale est d’effet direct. Le Conseil d’État, notamment dans l’arrêt GISTI de 2012, a précisé que les stipulations conventionnelles peuvent être invoquées en justice si elles ne nécessitent pas d’acte complémentaire pour produire des effets, ne se bornent pas à fixer des objectifs et créent des droits pour les particuliers.
Ce filtrage est essentiel en ce qu’il permet au juge national d’écarter certaines dispositions conventionnelles, même si elles bénéficient formellement de la primauté sur la loi. En pratique, de nombreux traités bilatéraux ou multilatéraux sont jugés non directement applicables. En revanche, des accords économiques, de coopération judiciaire ou encore certains traités relatifs aux droits sociaux ou environnementaux ont été jugés d’effet direct, ce qui permet aux justiciables de s’en prévaloir devant les juridictions françaises. Cet arrêt consolide ainsi le principe d’invocabilité directe puisque les particuliers peuvent se prévaloir des dispositions d’un traité dès lors que celui-ci crée des droits dont ils peuvent se prévaloir.
La Cour de cassation applique également cette logique. À titre d’exemple, la Cour de cassation précise dans son arrêt du 11 mai 2022 n° 21-14.490 « Les stipulations de l'article 10 de la Convention n° 158 de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui créent des droits dont les particuliers peuvent se prévaloir à l'encontre d'autres particuliers et qui, eu égard à l'intention exprimée des parties et à l'économie générale de la convention, ainsi qu'à son contenu et à ses termes, n'ont pas pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne requièrent l'intervention d'aucun acte complémentaire, sont d'effet direct en droit interne ». Ce contrôle renforce l’intégration effective du droit international dans l’ordre interne. En reconnaissant l’applicabilité directe de nombreuses normes internationales, les juridictions françaises confirment que le monisme français ne se limite pas à une reconnaissance théorique, mais qu’il permet bien une effectivité juridique du droit international pour les sujets de droit internes.
2 - L’étendue particulière de l’intégration du droit de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme
La réception du droit international dans l’ordre juridique français ne se limite pas aux traités bilatéraux ou multilatéraux : elle concerne également des régimes juridiques plus structurés, en particulier le droit de l’Union européenne et celui issu de la CEDH. Ces deux ensembles normatifs occupent une place singulière, tant par leur force obligatoire que par leur effet direct étendu, et contribuent ainsi à renforcer le caractère moniste du système français. Le droit de l’Union est intégré directement dans l’ordre juridique des États membres en vertu des traités constitutifs (notamment le TFUE). Les règlements européens sont d’effet direct sans nécessité de transposition, tandis que les directives peuvent être directement applicables si elles remplissent certaines conditions (clarté, précision, inconditionnalité, expiration du délai de transposition). Le juge national français, qu’il soit administratif ou judiciaire, est tenu d’écarter toute norme interne contraire au droit de l’Union. Cette logique a été consacrée notamment par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Arcelor du 8 février 2007, où le Conseil reconnaît la primauté du droit dérivé de l’Union, tout en en vérifiant la compatibilité avec les principes constitutionnels fondamentaux.
La CEDH a quant à elle été pleinement intégrée à l’ordre juridique interne français par la jurisprudence du Conseil d’État depuis le début des années 1990 et notamment depuis l’arrêt Maubleu de 1996. Le Conseil d’Etat s’approprie ainsi pleinement le droit européen des droits de l’homme pour protéger les justiciables français. Les dispositions de la CEDH sont ainsi invocables directement par les justiciables devant les juridictions françaises. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est également prise en compte par les juges internes, contribuant à l’interprétation conforme de la norme nationale. Ainsi, tant l’Union européenne que la CEDH participent activement à la dynamique d’intégration directe du droit international dans l’ordre juridique français, illustrant une forme aboutie de monisme fonctionnel, malgré les nuances liées à la préservation de la souveraineté constitutionnelle dont il convient de faire l’état. L’application des normes internationales demeure en effet encadrée par des conditions constitutionnelles et jurisprudentielles, qui révèlent une volonté constante de préserver la souveraineté juridique nationale et invitent à nuancer le caractère moniste du système français.
II - Un monisme encadré à la française : entre ouverture au droit international et affirmation de la souveraineté constitutionnelle
Si la France reconnaît en principe la primauté et l’effet direct de certaines normes internationales, cette intégration ne s’effectue qu’au prix de plusieurs garde-fous constitutionnels et juridictionnels. Elle repose sur un équilibre entre ouverture au droit international et maîtrise interne de son effectivité. Des limites constitutionnelles peuvent ainsi être notées pour encadrer l’autorité du droit international (A), et les mécanismes d’encadrement mis en œuvre par les juridictions françaises dans leur pratique contentieuse nuancent l’étendue du monisme français (B).
A - Des conditions constitutionnelles restrictives à l’application du droit international
Le monisme français est subordonné à des conditions constitutionnelles de validité et de contrôle, qui en encadrent l’effet dans l’ordre interne. Ces limites concernent d’une part la clause de réciprocité et son appréciation par le juge (1), et d’autre part le maintien affirmé de la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes (2).
1 - La clause de réciprocité : une limite à l’effet direct des traités soumise au contrôle du juge
L’article 55 de la Constitution française subordonne la supériorité des traités sur la loi à trois conditions : ratification ou approbation régulière, publication et, de manière spécifique, application par l’autre partie. Cette dernière condition, dite de réciprocité, constitue une limite importante au monisme, dans la mesure où elle subordonne l’effet juridique du traité en droit interne à une appréciation du comportement de l’autre État contractant. Pendant longtemps, c’était le ministre des Affaires étrangères qui était seul compétent pour apprécier cette condition. Toutefois, le Conseil d’État, dans l’arrêt Cheriet-Benseghir du 9 juillet 2010, a opéré un revirement de jurisprudence fondamental. Il a jugé qu’il revenait désormais au juge administratif lui-même de vérifier si la condition de réciprocité était remplie, en tenant compte d’éventuelles observations du ministère, mais sans y être lié. Cette décision marque une judiciarisation du contrôle de la réciprocité, renforçant l’autonomie du juge tout en confirmant le caractère conditionné de l’intégration du droit international.
La réciprocité peut ainsi constituer un obstacle à l’invocabilité d’un traité bilatéral, même régulièrement ratifié. Cette condition peut notamment être invoquée en matière économique ou fiscale, où la France peut refuser de reconnaître l’effet direct à certaines stipulations si l’État partenaire n’en respecte pas les termes. Ce principe est critiqué par certains auteurs comme étant contradictoire avec l’esprit du monisme, dans la mesure où il conditionne la supériorité du droit international à une forme de réciprocité diplomatique, et non à une reconnaissance juridique inconditionnelle. Il illustre cependant la volonté de préserver la souveraineté d’appréciation de l’ordre interne, en refusant l’automaticité de l’application de normes internationales qui ne bénéficieraient pas, en retour, d’une réciprocité effective. En somme, la clause de réciprocité, bien que rarement activée, constitue une limite structurelle au monisme français, révélant que l’ouverture au droit international demeure conditionnée au comportement des autres États.
2 - Le maintien de la suprématie de la Constitution sur les engagements internationaux
Bien que la France reconnaisse la primauté des traités sur la loi au sein de sa Constitution, elle n’admet pas leur supériorité sur la Constitution elle-même. Cette position constitue une limite fondamentale au monisme, qui repose classiquement sur l’idée d’un ordre juridique intégré, où les normes internationales peuvent s’imposer à l’ordre interne sans réserve. En France, la Constitution demeure en principe la norme suprême, y compris face à des engagements internationaux. Le Conseil constitutionnel, dès sa décision IVG du 15 janvier 1975, a refusé de contrôler la conformité d’une loi à un traité international, considérant qu’il n’était pas compétent pour le faire et a affirmé que la Constitution prime sur le droit international, même ratifié. Cette position a été réaffirmée dans sa décision du 19 novembre 2004 relative au traité établissant une Constitution pour l’Europe où il précise qu’un traité ne peut être ratifié qu’à condition de conformité avec la Constitution, à défaut de quoi une révision constitutionnelle s’impose.
Les juridictions administrative et judiciaire ont confirmé cette hiérarchie par le biais de la jurisprudence Sarran du 30 octobre 1998 pour le Conseil d’Etat, puis dans l’arrêt Fraisse du 2 juin 2000 pour la Cour de cassation. Dans ces deux affaires, les juridictions suprêmes affirment explicitement que la Constitution française prime sur toute norme internationale, y compris sur les traités ratifiés et le droit de l’Union. Ce principe permet de préserver la souveraineté normative de l’État français, en empêchant qu’un engagement international ne vienne contraindre les choix constitutionnels fondamentaux. Toutefois, cette position crée un décalage avec certaines conceptions du monisme, notamment celles qui accordent aux normes internationales un statut supra-constitutionnel. Ainsi, bien que favorable à l’intégration du droit international, la France refuse de sacrifier la suprématie de sa norme fondamentale, ce qui inscrit son monisme dans un cadre constitutionnellement subordonné.
Cette affirmation de la primauté constitutionnelle connaît toutefois une certaine atténuation, notamment en ce qui concerne le droit de l’Union européenne, qui, bien qu’international dans sa genèse, ne constitue pas un droit international « comme les autres » du point de vue constitutionnel français. En effet, l’article 88-1 de la Constitution, introduit pour permettre la ratification du traité de Maastricht, consacre la participation de la France à l’Union européenne et a servi de point d’ancrage à une véritable acculturation de la norme constitutionnelle au droit de l’Union. Le Conseil constitutionnel a su, dans une approche audacieuse et pragmatique, valoriser cette disposition pour instaurer une forme d’implémentation constitutionnelle du principe de primauté du droit de l’Union, en évitant ainsi un affrontement frontal entre les deux ordres juridiques. Cette évolution témoigne d’un compromis dynamique entre souveraineté et intégration, en affirmant la primauté de la Constitution tout en n’hésitant pas à adapter son texte pour permettre la ratification de textes internationaux. Ce processus tend à différencier le traitement du droit de l’Union de celui des autres engagements internationaux, renforçant ainsi la singularité du monisme français dans le contexte européen.
Si la Constitution pose un certain nombre de limites à la réception du droit international en France, la mise en œuvre concrète de ce droit dépend aussi largement de l’interprétation qu’en font les juridictions nationales. Ces dernières jouent un rôle central dans l’encadrement de l’effectivité des normes internationales, en filtrant leur applicabilité ou en les interprétant selon une logique propre à l’ordre juridique interne.
B - Un monisme français largement soumis à la réception et l’interprétation par les juridictions nationales des textes internationaux
Les juridictions françaises, bien qu’elles reconnaissent le principe de primauté des normes internationales sur la loi, exercent un contrôle actif sur leur application, ce qui relativise le caractère automatique du monisme. Ce contrôle s’exerce notamment à travers l’appréciation de l’effet direct des stipulations internationales (1), mais aussi par une interprétation parfois autonome du contenu de ces normes, traduisant une souveraineté jurisprudentielle française (2).
1 - L’appréciation de l’effet direct d’une norme internationale par les juridictions internes comme limite au monisme
L’un des instruments essentiels par lesquels les juridictions françaises encadrent l’application du droit international est la condition d’effet direct. Ainsi qu’évoqué plus haut, si une norme internationale n’est pas considérée comme suffisamment claire, précise et inconditionnelle, elle ne pourra être invoquée devant le juge national, même si elle remplit les conditions de l’article 55 de la Constitution. Cette exigence constitue en cela un garde-fou à l’invocation des traités, sous le contrôle des juges français. Le Conseil d’État exerce un pouvoir important en la matière. Dans sa jurisprudence GISTI de 2012, le Conseil a posé des critères cumulatifs pour déterminer si une norme internationale est d’effet direct : elle ne doit pas nécessiter de mesures complémentaires, elle ne doit pas se borner à fixer des objectifs généraux, et elle doit créer des droits au profit des particuliers. Si l’une de ces conditions manque, le juge administratif peut déclarer la norme non invocable.
Une telle pratique permet aux juridictions de filtrer les normes internationales qui entrent effectivement dans l’ordre juridique interne. Elle reflète une volonté de ne pas ouvrir de manière illimitée l’ordre juridique national à des engagements internationaux qui, bien que formellement supérieurs à la loi, seraient dépourvus de précision normative suffisante. Elle traduit aussi une certaine défiance vis-à-vis de l’effet automatique du droit international, que le monisme le plus pur consacrerait. Une telle conception de la norme se place directement dans la tradition juridique française en termes de normativité dans l’ordre juridique interne. Au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, notamment par exemple sa décision Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l’école du 21 avril 2005, la France a une conception stricte de la normativité, se fondant sur les écrits de Montesquieu selon lesquels « la loi ne doit pas contenir d'expressions vagues » ou sur la conception de la norme de Portalis selon qui « La loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense ». Ainsi, le filtrage par l’effet direct témoigne d’une conception modérée du monisme, dans laquelle le juge conserve une marge d’appréciation nationale pour déterminer l’entrée effective d’une norme internationale dans l’ordre juridique interne.
2 - La souveraineté du juge français dans l’interprétation des normes internationales
Au-delà du filtrage par l’effet direct, les juridictions françaises conservent une maîtrise souveraine de l’interprétation des normes internationales, y compris lorsque celles-ci sont formellement reconnues comme supérieures à la loi. Cette posture d’interprétation autonome, qui peut diverger des lectures adoptées par les juridictions internationales, reflète une volonté de préserver une cohérence interne de l’ordre juridique français. Le Conseil d’État, notamment, n’hésite pas à développer sa propre lecture des traités, sans toujours se conformer à l’interprétation retenue par les organes internationaux compétents. Ainsi, dans l’arrêt Arcelor, il reconnaît certes la primauté du droit de l’Union européenne sur la loi, mais affirme que cette primauté doit être conciliée avec le respect des exigences constitutionnelles françaises, et organise un mécanisme de contrôle de conformité indirect entre droit dérivé européen et principes constitutionnels. De même, dans certaines affaires relatives à l’application de la CEDH, le Conseil d’État a marqué ses distances avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, notamment sur les questions de laïcité ou de sécurité publique.
Cette approche souligne que les juridictions françaises, tout en respectant les engagements internationaux de la France, se réservent le droit de préserver l’interprétation nationale de certaines valeurs fondamentales, en particulier lorsque des principes constitutionnels sont en jeu. Cela traduit un monisme pragmatique, dans lequel l’intégration du droit international se fait sous la vigilance constante des juridictions internes. La Cour de cassation, bien qu’en général plus alignée sur la jurisprudence européenne, adopte parfois également une lecture propre, notamment dans des affaires sensibles relatives à la protection des données ou à l’équilibre entre droits fondamentaux. Ainsi, l’ordre juridique français n’est pas passivement ouvert au droit international : il en contrôle activement l’entrée et l’interprétation, dans un souci d’articulation avec ses propres exigences normatives. Cette autonomie interprétative constitue l’un des traits majeurs du monisme encadré à la française.
