Introduction
Selon Raymond Aron la puissance est « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités ». Si la puissance reste au cœur des relations entre États, en tant qu’instrument d’influence, de domination ou de protection, à l’ère de la mondialisation, la puissance ne se limite plus à la force militaire ou économique : elle se décline désormais en formes multiples, plus subtiles, comme la capacité à séduire ou à influencer.
En relations internationales, le concept de puissance désigne la capacité d’un acteur, le plus souvent un État, à influencer les autres, que ce soit en imposant sa volonté, en orientant les décisions, ou en empêchant autrui d’agir. La puissance peut être définie comme la combinaison de ressources (militaires, économiques, culturelles), mais aussi comme la capacité d’action ou d’influence dans un système international où aucun pouvoir central n’impose de règles communes. Le « hard power », ou puissance dure, correspond à une approche traditionnelle de la puissance. Il repose sur les moyens coercitifs et matériels : la force militaire, le poids économique, les sanctions, les pressions diplomatiques. Il est associé à une logique de dissuasion, de domination ou de contrainte. À l’opposé, le « soft power », ou puissance douce, désigne la capacité d’un acteur à attirer, convaincre et influencer sans contrainte. Ce pouvoir repose sur l’attractivité culturelle, les valeurs politiques (démocratie, droits humains), ou encore la diplomatie publique. Ces deux formes de puissance ne sont pas exclusives, mais complémentaires. Leur articulation est au cœur des stratégies internationales contemporaines, où il s’agit moins d’imposer que de séduire, de construire une influence durable plutôt qu’une domination immédiate.
La réflexion sur la puissance est ancienne et centrale dans l’étude des relations internationales. Dans la tradition réaliste, la puissance est d’abord conçue comme la capacité matérielle d’un État à défendre ses intérêts et à s’imposer dans un environnement anarchique. Pendant la Guerre froide, la puissance est largement assimilée à des données objectives : armée, arsenal nucléaire, influence géopolitique, domination économique. Le monde est alors structuré par l’équilibre de la terreur et la rivalité entre deux superpuissances dotées d’un hard power massif : les États-Unis et l’URSS. Mais à partir des années 1990, avec la fin du système bipolaire, l’évolution des rapports Nord-Sud, l’interdépendance croissante et l’essor des technologies de l’information, le concept de puissance se complexifie. En 1990, Joseph Nye théorise le concept de soft power, pour expliquer l’influence des États-Unis non seulement par la force, mais aussi par l’attractivité de leur culture, de leur économie et de leur modèle démocratique. Depuis, les relations internationales sont marquées par l’émergence de formes hybrides de puissance : le concept de « smart power » combine les leviers de la contrainte et de l’influence. La puissance ne réside plus uniquement dans la domination militaire ou économique, mais aussi dans la capacité à orienter les préférences d’autrui de manière subtile, persuasive, voire invisible.
Dès lors, comment le concept de puissance a-t-il évolué dans les relations internationales, et comment penser aujourd’hui l’articulation entre hard power et soft power dans un monde interdépendant mais conflictuel ?
Pour répondre à cette question nous verrons d’abord comment le concept de puissance s’est transformé au-delà de sa définition traditionnelle pour intégrer des formes d’influence plus diffuses (I), avant d’examiner les tensions et complémentarités entre hard power et soft power dans les pratiques contemporaines du pouvoir international (II).
I - De la puissance traditionnelle à la diversification des formes d’influence dans les relations internationales
Pendant longtemps, la puissance en relations internationales a été conçue dans une optique matérialiste et coercitive, étroitement liée aux capacités militaires, économiques et stratégiques des États. Cette approche, issue de la tradition réaliste, a dominé l’analyse des relations internationales au cours du XXe siècle, en particulier dans les périodes de guerre et de rivalité systémique telles que les deux guerres mondiales ou la guerre froide. Toutefois, à partir de la fin du XXe siècle, cette vision s’est progressivement élargie, pour intégrer des formes plus subtiles et diffuses d’influence, dont le soft power constitue l’expression la plus marquante. Nous analyserons d’abord la conception classique de la puissance fondée sur la domination matérielle (A), avant d’aborder l’émergence du soft power comme nouvelle modalité d’exercice de l’influence à l’échelle internationale (B).
A - Le hard power : une conception classique de la puissance fondée sur la force matérielle
Dans les théories classiques des relations internationales, notamment dans le paradigme réaliste, la puissance est conçue comme la capacité d’un État à s’imposer dans un environnement anarchique où règnent la méfiance, la compétition et l'absence d’autorité supérieure. Cette conception repose sur l’idée que la sécurité et la survie d’un État dépendent avant tout de sa force militaire, de ses ressources économiques et de sa capacité à dominer ses adversaires. Dans la tradition réaliste la vision traditionnelle de la puissance est ainsi centrée sur la sécurité, la souveraineté et la domination (1), les États cherchant à accroitre leur hégémonie militaire et économique pour affirmer leur puissance (2).
1 - La puissance dans la tradition réaliste : sécurité, souveraineté, domination
Le réalisme en relations internationales, tel qu’il s’est structuré au XXe siècle autour d’auteurs comme Hans Morgenthau et Kenneth Waltz, repose sur l’idée que le système international est fondamentalement anarchique : aucun pouvoir supérieur ne peut garantir la paix ou faire respecter des règles universelles. Dans ce contexte, les États sont les principaux acteurs, rationnels, soucieux de leur survie, et orientés vers la maximisation de leur puissance. Dans cette perspective, la puissance est d’abord conçue comme matérielle et coercitive : elle repose sur les moyens militaires (capacité de défense, projection de force, dissuasion nucléaire) et économiques (ressources naturelles, autonomie énergétique, commerce stratégique). La souveraineté d’un État est donc directement liée à sa capacité à résister aux pressions extérieures, à dissuader ses ennemis, voire à imposer sa volonté à d’autres.
Cette conception réaliste domine la pensée stratégique pendant la Guerre froide, où l’équilibre de la terreur entre les États-Unis et l’URSS repose sur des capacités militaires massives. L’analyse des conflits, des alliances, ou des systèmes de sécurité régionaux est alors centrée sur les rapports de force, la rivalité et la logique du « balance of power » (équilibre des puissances).
Ainsi, dans cette vision classique, la puissance est synonyme de capacité de contrainte, et l’influence ne se conçoit qu’en termes de rapports hiérarchiques ou de domination, à travers des instruments visibles, mesurables et directement mobilisables dans un contexte de rivalité interétatique.
2 - L’hégémonie militaire et économique comme leviers historiques de puissance
Dans la perspective classique, la puissance ne se limite pas à la capacité de résister aux menaces, mais s’exprime aussi par l’aptitude à imposer un ordre politique, économique ou stratégique au reste du système international. Cette capacité prend la forme de l’hégémonie, c’est-à-dire la domination durable exercée par un ou plusieurs États dotés d’une supériorité incontestée dans les domaines militaire et économique.
L’histoire des relations internationales est jalonnée de systèmes hégémoniques, du royaume de Prusse au XIXe siècle à l’Empire britannique, jusqu’à la suprématie des États-Unis au XXe siècle. Après 1945, les États-Unis deviennent la puissance dominante du « monde libre », combinant une force militaire sans égal (réseau de bases militaires, dissuasion nucléaire, projection stratégique) avec une domination économique reposant sur le dollar, la puissance industrielle et les institutions de Bretton Woods. L’URSS, en face, incarne une autre forme d’hégémonie, centrée sur l’idéologie, le contrôle territorial et la coercition militaire dans sa sphère d’influence.
La puissance militaire permet à un État de contraindre, dissuader ou intervenir, mais c’est souvent sa puissance économique qui assure sa durabilité : capacité à financer la défense, à structurer les échanges mondiaux, à offrir des ressources ou à imposer des normes. À ce titre, l’influence des grandes puissances dans les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, Conseil de sécurité de l’ONU) constitue un prolongement économique et juridique de leur domination stratégique. Ces dynamiques sont toujours visibles aujourd’hui : les États-Unis restent une hyperpuissance militaire, la Chine cherche à étendre son influence économique par des investissements stratégiques (initiative des Nouvelles routes de la soie), et certaines puissances régionales (comme la Turquie ou l’Arabie saoudite) utilisent leurs ressources économiques et militaires pour peser sur leur environnement immédiat.
Ainsi, dans une lecture classique de la puissance, l’hégémonie repose sur l’accumulation et le contrôle des ressources coercitives, permettant à un État de façonner durablement l’ordre international à son avantage.
B - L’émergence du soft power et la transformation des logiques d’influence
À partir de la fin du XXe siècle, la vision strictement matérielle et coercitive de la puissance est remise en question. Dans un contexte marqué par la fin de la Guerre froide, l’accélération de la mondialisation, la montée en puissance des interdépendances et l’essor des technologies de communication, la puissance tend à prendre des formes plus diffuses, plus immatérielles, et parfois moins visibles. Le concept de soft power, théorisé par le Professeur de relations internationales américain Joseph Nye, marque un tournant dans la manière de penser l’influence internationale : il ne s’agit plus seulement de contraindre, mais de séduire, convaincre, façonner les préférences. Le soft power est ainsi une puissance d’attraction dont les fondements et les instruments peuvent être la culture, les valeurs ou la diplomatie (1). Cette puissance d’attraction s’est imposée dans un système international transformé par l’interconnexion et l’instantanéité des échanges (2).
1 - Le soft power comme pouvoir d’attraction et de persuasion : culture, valeurs, diplomatie
Théorisé par Joseph Nye dans les années 1990, le concept de soft power désigne une forme d’influence non coercitive, fondée sur la capacité d’un État à attirer et à convaincre plutôt qu’à contraindre. Il repose sur l’idée que la puissance ne réside pas seulement dans la force ou les ressources matérielles, mais aussi dans la capacité à façonner les préférences d’autrui en rendant son propre modèle désirable. Cette séduction peut s’exercer à travers la culture, les valeurs politiques, les institutions, l’image internationale ou encore la diplomatie publique.
Le soft power s’appuie d’abord sur la culture : la diffusion d’une langue, d’un style de vie, d’une production artistique ou médiatique attractive, de compétitions sportives peut créer une proximité, une adhésion symbolique ou affective. Les séries, films, marques, plateformes numériques, ou encore les échanges universitaires participent de cette dynamique d’influence. À cet égard, les États-Unis illustrent parfaitement la puissance culturelle comme instrument d’attraction globale.
Ensuite, les valeurs politiques et le modèle institutionnel d’un État peuvent également exercer une influence, lorsqu’ils sont perçus comme légitimes, efficaces ou émancipateurs. Le respect des droits de l’homme, la démocratie, l’égalité, ou encore la transparence sont autant de principes susceptibles de renforcer l’image d’un État dans le système international.
Enfin, la diplomatie publique et la coopération internationale sont des outils essentiels du soft power. Il s’agit pour un État de promouvoir une image positive à travers l’aide au développement, l’action humanitaire, les médiations diplomatiques, ou la participation à des organisations internationales. Le soft power repose donc largement sur la capacité à projeter une image valorisante de soi, à susciter l’identification, voire l’imitation.
Cette approche de la puissance constitue un changement de paradigme : il ne s’agit plus de vaincre ou de contraindre, mais d’être choisi comme modèle. Dans un monde saturé d’images et d’informations, l’influence symbolique devient un enjeu stratégique et s’impose comme une nouvelle forme de leadership.
2 - L’évolution des rapports de puissance à l’ère de la mondialisation et de l’interconnexion
L’émergence du soft power ne s’explique pas uniquement par une évolution conceptuelle, mais aussi par une transformation profonde du contexte international à partir des années 1990. La mondialisation, l’accélération des flux transnationaux, la révolution numérique et la multiplication des interactions interétatiques et transétatiques ont profondément modifié les modalités d’exercice de la puissance.
Dans un monde de plus en plus interconnecté, la domination par la force devient à la fois plus coûteuse et plus risquée. L’usage du hard power peut entraîner une perte de légitimité internationale, une désaffection de l’opinion publique mondiale, voire des effets contre-productifs. La guerre en Irak (2003), par exemple, a fortement entamé l’image internationale des États-Unis, malgré leur supériorité militaire.
Par contraste, la capacité d’un État à influer en douceur, à modeler les préférences et les comportements sans recourir à la contrainte, devient un avantage stratégique dans un monde où l’information circule en temps réel, où l’image compte autant que la force, et où la légitimité devient un facteur-clé d’influence. Les puissances qui parviennent à construire un récit attractif, à se positionner comme modèle de gouvernance ou à mobiliser des réseaux d’influence (médias, universités, ONG) étendent leur rayonnement bien au-delà de leurs frontières.
En outre, la mondialisation rend les États mutuellement vulnérables : les crises sanitaires, économiques, climatiques ou cybernétiques ne peuvent être maîtrisées par la seule force coercitive. Cela renforce la valeur stratégique de la coopération, de la confiance et de la réputation qui sont autant de leviers du soft power. Par exemple, le rôle de la Chine dans l’aide au développement en Afrique, ou celui de la Corée du Sud dans la diplomatie culturelle (Hallyu), illustrent cette évolution.
Ainsi, à l’ère de la mondialisation, les rapports de puissance ne se jouent plus seulement sur le champ de bataille ou les marchés, mais aussi dans les sphères de l’influence, de la norme et de la perception, transformant en profondeur les modalités d’exercice du pouvoir international.
II - Une articulation complexe entre hard power et soft power dans les relations internationales contemporaines
Si le soft power a permis de renouveler en profondeur la réflexion sur la puissance, il ne saurait pour autant supplanter totalement le hard power. Dans les relations internationales contemporaines, la réalité est celle d’un mélange de coercition et d’attractivité, de pression et de persuasion, dans des proportions variables selon les acteurs, les contextes et les objectifs stratégiques. Cette articulation entre hard power et soft power est au cœur du concept de smart power, qui vise à combiner intelligemment les deux dimensions de l’influence (A). Par ailleurs la typologie hard power/soft power suscite un certain nombre de critiques dans l’analyse contemporaine du pouvoir international (B).
A - La complémentarité stratégique entre puissance dure et puissance douce
Dans un environnement international marqué par la complexité, la volatilité et l’interdépendance, les États ne peuvent plus se contenter d’exercer leur influence par la seule contrainte ou la seule séduction. Le concept de smart power, proposé également par Joseph Nye, désigne une stratégie qui combine les leviers du hard power et du soft power en fonction des objectifs poursuivis. Il ne s’agit plus d’opposer ces deux formes de puissance, mais de les articuler de manière contextuelle, en adaptant les instruments d’influence aux enjeux géopolitiques. Nous examinerons ci dans un premier temps, la genèse et la logique du smart power (1), avant d’analyser comment les États mettent en œuvre cette combinaison dans leurs stratégies internationales (2).
1 - Le concept de smart power : combiner coercition et attractivité
Le concept de smart power apparaît au début des années 2000 comme une tentative de réconcilier deux visions apparemment opposées de la puissance. Pour Joseph Nye, la capacité d’un État à projeter une influence efficace dépend de son aptitude à mobiliser à la fois les ressources du hard power (force militaire, pression économique) et celles du soft power (attractivité culturelle, diplomatie, valeurs) de manière complémentaire et stratégique.
Cette approche répond au constat selon lequel ni la coercition seule, ni la persuasion seule ne permettent d’atteindre durablement les objectifs d’influence. Le smart power repose sur un diagnostic de situation : selon le contexte, l’enjeu, ou l’interlocuteur, il peut être plus efficace de recourir à des outils de séduction (échanges culturels, diplomatie) ou à des moyens de pression (sanctions, démonstration de force), ou à une combinaison des deux.
Les États-Unis ont théorisé cette approche sous l’administration Obama, en insistant sur la nécessité de rééquilibrer leur stratégie extérieure après l’unilatéralisme militaire de l’ère Bush. Il s’agissait de restaurer l’image des États-Unis tout en maintenant leur supériorité stratégique. De manière comparable, la Chine parle aujourd’hui de puissance compréhensive, mêlant projets d’infrastructure (hard power) et diplomatie culturelle (soft power) dans le cadre de ses Nouvelles routes de la soie. Le smart power apparaît ainsi comme une stratégie adaptative et pragmatique, visant à maximiser l’influence d’un acteur en fonction de ses ressources, de ses partenaires et des contraintes du système international.
2 - L’utilisation différenciée des leviers de puissance selon les contextes géopolitiques
Dans la pratique, les États adaptent leur stratégie d’influence en fonction des conjonctures géopolitiques, des régions concernées et des objectifs poursuivis. Le recours au hard power ou au soft power n’est jamais absolu : il varie selon que l’on cherche à dissuader un adversaire, à convaincre un partenaire, à renforcer son influence régionale ou à légitimer son action sur la scène internationale.
Dans les conflits ouverts ou les zones de tension militaire, la priorité est souvent donnée au hard power. Ainsi, les interventions russes en Géorgie (2008) puis en Ukraine (depuis 2014 dans certaines régions du pays puis de manière généralisée depuis 2022) relèvent d’une stratégie de puissance traditionnelle, fondée sur l’usage de la force et la démonstration de capacité de nuisance. De même, les États-Unis maintiennent une forte présence militaire dans des zones stratégiques (Moyen-Orient, Asie-Pacifique) pour garantir leur influence régionale et dissuader les rivaux.
À l’inverse, dans les espaces où la confrontation directe est moins rentable ou plus risquée, les puissances recourent plus volontiers aux instruments du soft power. La Chine développe une diplomatie d’influence par le biais des instituts Confucius, des investissements culturels ou de la coopération universitaire. Le Japon et la Corée du Sud misent sur l’exportation de leur culture populaire (manga, K-pop, cinéma) pour renforcer leur image et leur capital de sympathie.
Certains États utilisent de façon très ciblée des combinations hybrides. L’Union européenne, par exemple, n’a que peu de moyens militaires autonomes, mais exerce une influence normative considérable via son pouvoir de régulation, en imposant des standards dans le commerce, les droits de l’homme ou la protection des données (à tel point que certains analystes parlent de « Brussels effect » dans ces domaines). La Turquie, quant à elle, combine une diplomatie culturelle active à destination du monde musulman (séries, discours religieux) avec des interventions militaires dans sa périphérie (Libye, Syrie, Azerbaïdjan).
Ainsi, les États choisissent leurs instruments de puissance en fonction du théâtre d’action, des partenaires concernés et des enjeux stratégiques, illustrant une approche pragmatique et différenciée du pouvoir international dans un monde fragmenté.
B - Les limites et critiques de la typologie hard power/soft power dans l’analyse du pouvoir international
Si la distinction entre hard power et soft power, et leur articulation dans le concept de smart power, permet d’enrichir l’analyse des relations internationales, elle n’est pas exempte de critiques. Certains chercheurs et praticiens pointent les ambiguïtés de ces notions, leur instrumentalisation politique ou leur incapacité à saisir des formes de puissance émergentes. En effet, les frontières entre pouvoir dur et pouvoir doux peuvent se brouiller, et certains phénomènes contemporains comme l’influence numérique, les asymétries culturelles ou la contestation de l’ordre libéral ne s’insèrent pas aisément dans cette typologie binaire. Il convient donc d’examiner, d’une part, les ambiguïtés conceptuelles et stratégiques du soft power (1), puis de s’interroger sur les nouvelles formes de puissance qui redéfinissent les modalités d’influence dans un ordre international en mutation (2).
1 - Les ambiguïtés du soft power : instrumentalisation, dépendance culturelle, asymétries
Bien qu’il ait renouvelé l’analyse des relations internationales, le concept de soft power suscite également des critiques quant à sa portée réelle, sa clarté conceptuelle et ses usages politiques. Loin d’être une forme neutre ou morale de puissance, le soft power peut devenir un instrument stratégique au service d’ambitions d’influence, souvent aussi calculées et hiérarchisées que celles du hard power.
D’abord, la notion même de soft power est sujette à interprétations diverses. Elle englobe des éléments très hétérogènes (culture, valeurs, institutions, diplomatie…) et son efficacité est difficilement mesurable. Comment évaluer objectivement l’impact d’un film, d’un discours ou d’une initiative éducative sur la perception qu’un État se fait d’un autre ? Le soft power repose souvent sur des indicateurs symboliques ou subjectifs, ce qui en limite la rigueur analytique.
Ensuite, le soft power peut être instrumentalisé de manière stratégique. Il ne s’agit pas toujours d’un rayonnement spontané et désintéressé, mais d’un effort délibéré pour orienter les préférences, voire pour masquer des objectifs de domination. La diplomatie culturelle et sportive, les campagnes de communication ou l’aide au développement sont parfois mobilisées pour légitimer des ambitions géopolitiques, comme dans le cas de la Chine ou du Qatar.
Par ailleurs, le soft power est marqué par des asymétries structurelles. Tous les États ne disposent pas des mêmes ressources culturelles ou symboliques. Les grandes puissances occidentales, historiquement dominantes, bénéficient d’un effet d’entraînement lié à leur position centrale dans les circuits de production culturelle, éducative et normative. Cela peut engendrer une forme de dépendance culturelle ou de « domination douce », parfois dénoncée comme néocoloniale ou impérialiste.
Enfin, certains États utilisent des formes de soft power ambiguës, proches de la propagande ou de la manipulation informationnelle, brouillant encore davantage la frontière entre puissance douce et guerre cognitive. C’est le cas de certaines opérations d’influence menées sur les réseaux sociaux ou par des médias d’État dans des stratégies dites de « sharp power » (on peut notamment penser à l’action de la Russie dans ce domaine).
Ainsi, le soft power, souvent perçu comme une alternative pacifique à la contrainte, peut aussi reproduire des rapports de force et masquer des logiques d’influence traditionnelles sous une apparence de légitimité.
2 - Vers une reconfiguration des formes de puissance : influence numérique, puissances révisionnistes, pouvoir des normes
Au-delà de la typologie binaire entre hard power et soft power, les relations internationales contemporaines connaissent une mutation profonde des formes de puissance. De nouveaux outils, de nouveaux espaces et de nouveaux acteurs remodèlent les logiques d’influence, rendant obsolètes certaines distinctions classiques et appelant à une reconfiguration analytique du concept même de puissance.
L’un des phénomènes les plus marquants est l’émergence de la puissance numérique. Le cyberespace devient un terrain stratégique central où les États s’affrontent par des moyens invisibles mais redoutablement efficaces : désinformation, manipulation des opinions publiques, piratage d’infrastructures critiques, surveillance de masse. Ces actions, souvent qualifiées de cyber-dissuasion ou de sharp power, brouillent les lignes entre puissance dure (coercition) et douce (influence). Elles permettent à certains acteurs, étatiques ou non, de compenser leur infériorité militaire ou économique par des capacités d’influence déstabilisatrices.
Parallèlement, on assiste à la montée de puissances révisionnistes comme la Chine, la Russie ou l’Iran, qui remettent en cause l’ordre international libéral établi après 1945. Ces acteurs développent des stratégies hybrides mêlant influence normative, démonstration de force, et mobilisation d’instruments culturels ou idéologiques pour défier la légitimité de l’Occident et proposer des modèles alternatifs d’organisation politique et géopolitique.
Enfin, une autre forme de puissance prend de l’ampleur : le pouvoir des normes. L’Union européenne, par exemple, exerce une influence considérable non par la force, mais par sa capacité à imposer des standards techniques, juridiques ou environnementaux à ses partenaires (effet d’entraînement réglementaire). Cette « puissance normative » façonne les comportements des autres acteurs sans recours direct à la coercition ni à la séduction.
Ces dynamiques illustrent que la puissance n’est plus univoque. Elle devient multiforme, contextuelle, parfois invisible, et mobilise des leviers nouveaux où l’information, la norme et la perception jouent un rôle central. Comprendre la puissance au XXIe siècle implique donc de dépasser les catégories classiques pour penser des formes d’influence complexes, fragmentées et en constante recomposition.
