Introduction
« Si nous voulons avoir la paix, nous devons apprendre la loyauté envers un groupe plus large. Et avant de pouvoir apprendre la loyauté, la chose à laquelle nous devons être loyaux doit être créée ». Dans cette réflexion, Kenneth Waltz, théoricien majeur du réalisme en relations internationales, souligne l'un des défis fondamentaux de l'ordre mondial : l'absence d'entité supérieure aux États rend difficile la consolidation d'une loyauté internationale et, par conséquent, d'une paix durable. Le libéralisme, en réponse, postule que les institutions internationales peuvent constituer ce « groupe plus large » en facilitant la coopération et en atténuant les effets de l’anarchie. Reste à savoir si ces institutions peuvent réellement remplir cette fonction ou si l'anarchie reste, malgré tout, irréductible.
Le libéralisme est une école de pensée en relations internationales qui, à rebours du réalisme, postule que la coopération entre États est non seulement possible mais rationnelle. Elle repose sur l’idée que les États ne sont pas exclusivement motivés par la survie et la puissance, mais peuvent poursuivre des intérêts communs, notamment par la négociation, l’interdépendance économique et la mise en place d’institutions internationales. Ces institutions internationales, qu’elles soient des organisations formelles comme l’ONU, l’OMC ou le FMI, ou un ensemble de règles et de normes reconnues par les États, ont pour fonction d’encadrer les comportements des acteurs internationaux, de faciliter la transparence, la répétition des interactions et la résolution pacifique des différends. Elles doivent réduire les incertitudes et favoriser la coopération dans un environnement dépourvu d’autorité supérieure. En effet, le système international est souvent qualifié d’anarchique, en ce qu’il n’existe pas de gouvernement mondial au-dessus des États souverains. Cette anarchie, pour les réalistes, conduit à la méfiance et à la compétition quand, pour les libéraux, elle peut être régulée par des mécanismes institutionnels adaptés. La question est ainsi de comprendre si ces institutions suffisent à dépasser les limites de cette anarchie, ou si elles n’en atténuent que temporairement les effets.
La réflexion sur la coopération internationale prend son essor après la Première Guerre mondiale, dans un contexte où la violence extrême des relations interétatiques semble démontrer les limites de l'anarchie mondiale. Inspirés par le libéralisme politique, des penseurs comme Woodrow Wilson promeuvent l’idée d’organiser la paix par la création d’institutions internationales, à l’image de la Société des Nations (SDN) fondée en 1919. Malgré l’échec de la SDN à prévenir un nouveau conflit mondial, cette approche institutionnelle n’est pas abandonnée. Après 1945, la création de l’Organisation des Nations Unies (ONU), et de ses institutions spécialisées traduit une volonté renouvelée de structurer les relations internationales par des règles et des organismes capables de limiter l'instabilité propre à un système anarchique. Depuis, ces institutions se sont multipliées et diversifiées, encadrant de nombreux domaines (sécurité collective, commerce, développement, santé publique). Toutefois, la persistance des conflits armés, des comportements unilatéraux et des défis globaux non résolus interroge leur capacité réelle à neutraliser l’anarchie structurelle du système international.
Il convient à ce titre de se demander dans quelle mesure les institutions internationales, pensées par le libéralisme, peuvent-elles réellement limiter l’anarchie du système international, ou n’en atténuent-elles que partiellement les effets sans en supprimer la logique fondamentale ?
Afin de répondre à cette problématique, il conviendra dans un premier temps de voir que les institutions internationales constituent des instruments essentiels pour limiter les effets de l’anarchie en favorisant la coopération et la stabilité (I), pour analyser dans un second temps les limites structurelles de cette ambition dans un système toujours dominé par les logiques de souveraineté et de puissance (II).
I - Les institutions internationales, instruments de stabilisation et de coopération dans un monde anarchique
Les fondements théoriques et pratiques de l’approche libérale poussent à voir dans les institutions internationales un moyen de dépasser les effets déstabilisants de l’anarchie. Cette approche repose à la fois sur une conception coopérative des relations interétatiques (A) et sur des réalisations concrètes qui témoignent du rôle stabilisateur croissant de ces institutions dans le système mondial (B).
A - Les fondements théoriques du libéralisme et le rôle régulateur des institutions
Les fondements théoriques du libéralisme en relations internationales conçoivent en effet la coopération comme rationnelle et structurellement facilitée par les institutions. De ce fait, les penseurs libéraux postulent la possibilité de coopération même en situation d’anarchie (1), cette coopération étant notamment mise en place dans le cadre d’institutions qui en garantissent les conditions (2).
1 - Le libéralisme et la rationalité de la coopération entre États
Le libéralisme, en relations internationales, se distingue fondamentalement du réalisme en ce qu’il rejette l’idée que l’anarchie condamne les États à la rivalité permanente. Pour les libéraux, l’anarchie n’empêche pas la coopération, elle la rend plus complexe, mais pas irrationnelle. En effet, dans un monde caractérisé par l’interdépendance croissante, la multiplication des échanges et des contacts transfrontaliers, la coopération devient non seulement possible, mais souhaitable pour maximiser les gains mutuels. Des auteurs comme Robert Keohane ou Joseph Nye ont théorisé cette idée à travers le concept d’interdépendance complexe, selon lequel les relations internationales sont marquées par une pluralité de canaux de communication (diplomatiques, économiques, technologiques), qui rendent les conflits plus coûteux et la coopération plus attractive. La coopération est d’autant plus rationnelle qu’elle peut se répéter, qu’elle s’inscrit dans la durée, et qu’elle est facilitée par la création de règles communes.
Dans cette perspective, les institutions internationales jouent un rôle essentiel. Elles sont conçues comme des facilitateurs de coopération. Elles réduisent les incertitudes, permettent la surveillance mutuelle des engagements, fournissent des mécanismes de règlement pacifique des différends et permettent d’instaurer une certaine prévisibilité dans les comportements des États. Loin d’être de simples forums de discussion, les institutions deviennent des acteurs structurants de l’environnement international, en instaurant des normes, des procédures et des attentes partagées. Le libéralisme ne nie pas l’existence de conflits d’intérêts ou la logique de puissance, mais il postule que les institutions peuvent modifier les incitations à coopérer ou à faire défection, et ainsi influencer les comportements étatiques. Par leur action, elles atténuent les effets de l’anarchie sans pour autant nécessiter l’existence d’un gouvernement mondial. Ainsi, pour les libéraux, la coopération entre États n’est pas utopique, elle est rationnelle, stratégique et institutionnellement médiée.
2 - Les institutions internationales comme outil d’encadrement des relations entre États
Dans une perspective libérale, les institutions internationales ne se contentent pas d’exister en marge des États. Elles jouent un rôle central dans la régulation des relations internationales, en permettant aux États de coopérer dans un environnement incertain, marqué par l’anarchie. Leur fonction principale est de créer les conditions de la confiance, en fournissant un cadre normatif et procédural stable, qui réduit les risques de malentendu, de trahison ou de comportements opportunistes. Robert Keohane a mis en avant l’idée que les institutions internationales facilitent la coopération en facilitant les échanges, favorisant la transparence, et en instaurant des mécanismes de surveillance et de règlement des différends. Elles permettent de « lier » les États à des engagements, tout en rendant plus coûteux et plus visibles les comportements sortant de ce cadre de confiance. Ainsi, elles renforcent l’effet d’interdépendance et stabilisent les attentes mutuelles.
À titre d’exemple, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) illustre cette capacité institutionnelle à encadrer la concurrence économique entre États. Son système de règlement des différends permet de résoudre pacifiquement les litiges commerciaux, tout en dissuadant les mesures unilatérales. De même, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et l’accord de Paris offrent à travers les COP annuelles un espace régulier de dialogue, de négociation et de suivi des engagements, avec des contributions nationales déterminées, favorisant une forme de coopération progressive malgré l’absence de cadre véritablement contraignant et demeurant un système basé sur le volontarisme. Les institutions peuvent également produire et diffuser des normes internationales qui, par leur légitimité procédurale et leur autorité morale, influencent les comportements étatiques. Le rôle du Haut-Commissariat aux droits de l’homme ou celui de l’OMS dans la fixation de standards internationaux démontre cette fonction normative essentielle.
Ainsi, les institutions internationales ne suppriment pas l’anarchie, elles l’encadrent, en introduisant des règles, des procédures et des mécanismes qui permettent aux États de coopérer durablement. Elles rendent l’ordre international plus prévisible, plus stable et, dans une certaine mesure, plus gouvernable sans gouvernement.
B - Un système institutionnel ayant fait ses preuves en pratique
Il convient de noter que ce système théorique de libéralisme institutionnel a fourni des résultats tangibles non négligeables dans les relations internationales modernes. Il convient en effet de noter tut particulièrement la contribution des institutions à la pacification progressive des relations internationales (1), ainsi que leur rôle dans la structuration d’une gouvernance mondiale dans des domaines de plus en plus nombreux (2).
1 - La pacification relative des relations internationales depuis la seconde guerre mondiale
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le développement des institutions internationales a contribué à réduire significativement la fréquence et l’intensité des conflits entre grandes puissances. Cet effet stabilisateur, sans être absolu, témoigne de l’impact réel des mécanismes institutionnels dans la limitation des effets déstabilisants de l’anarchie. L'ONU, créée en 1945, représente l'incarnation la plus visible de cet effort. Si elle n’a pas empêché tous les conflits, l’ONU a joué un rôle fondamental en institutionnalisant la médiation internationale, en encadrant le recours à la force (article 2 §4 de la Charte) et en offrant des mécanismes de règlement pacifique des différends. Les missions de maintien de la paix, à l’instar de celles menées en Namibie, au Cambodge ou encore au Kosovo, illustrent la capacité des institutions à intervenir pour stabiliser des zones de tension, avec des succès variables mais néanmoins notables.
La guerre froide a montré que, même en contexte de forte rivalité, les grandes puissances ont utilisé les cadres institutionnels pour canaliser leur opposition. Les négociations sur le contrôle des armements nucléaires (SALT, START), souvent coordonnées avec l'appui des Nations Unies ou de forums multilatéraux, témoignent de la capacité des institutions à encadrer la conflictualité. Par ailleurs, les accords multilatéraux dans d’autres domaines, comme le Traité de non-prolifération nucléaire de 1968, démontrent qu’il est possible d’instaurer des régimes normatifs durables malgré l'anarchie. Ces instruments ont limité la dissémination incontrôlée de l'armement nucléaire et instauré des obligations pérennes, renforcées par des mécanismes de vérification. Ainsi, même si l’anarchie reste la structure de base du système international, l'action des institutions a permis de régulariser et civiliser une partie des rapports interétatiques. Elles offrent des espaces de dialogue, de négociation et de sanction qui n’existaient pas dans le système westphalien classique, contribuant ainsi à une pacification relative du système international contemporain.
2 - Un système institutionnel structurant la gouvernance mondiale
Au-delà de la pacification des relations sécuritaires, les institutions internationales ont contribué à structurer progressivement une gouvernance mondiale couvrant des domaines de plus en plus nombreux. Ce phénomène témoigne d’une transformation qualitative de l’ordre international, marquée par la multiplication des régulations supranationales, même dans un cadre fondamentalement anarchique. Le commerce international constitue un exemple emblématique de cette évolution. À partir du GATT de 1947, puis avec la création de l’OMC en 1995, les relations commerciales se sont trouvées régies par un ensemble de règles précises, contraignantes et multilatérales. Le mécanisme de règlement des différends de l’OMC impose des procédures quasi-juridictionnelles, offrant ainsi un mode de résolution des conflits alternatifs à la guerre commerciale.
Dans d'autres domaines globaux, les institutions spécialisées ont également renforcé leur rôle de coordination et de normativité. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit des standards de santé publique reconnus internationalement, comme lors de la gestion des pandémies. L'Organisation internationale du travail (OIT) promeut des normes sociales minimales et défend les droits fondamentaux du travail. Le Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) coordonne les efforts en matière de lutte contre le changement climatique et permet par exemple de financer des projets d’adaptation climatique via des fonds comme le fonds vert pour le climat. Cet approfondissement de la gouvernance mondiale a permis d’atténuer les effets désordonnés de l’anarchie en matière économique, sociale et environnementale et favorise l’émergence de régimes juridiques internationaux encadrant les relations entre les cadreurs des relations internationales.
L’approfondissement de la gouvernance mondiale grâce aux institutions internationales constitue ainsi l'une des contributions majeures du libéralisme à la compréhension de l’ordre international contemporain. Cependant, il est important de noter que cette gouvernance reste souvent incomplète et asymétrique. Tous les domaines ne sont pas également régulés, et les grandes puissances continuent de peser de manière disproportionnée sur l'élaboration et l'application des normes, même lorsque des institutions internationales régissent ces domaines.
II - Un système institutionnel international peinant à freiner l’anarchie persistante des relations entre États
Il convient de nuancer cette vision libérale du fait des limites structurelles affichées des institutions internationales. Ces dernières demeurent dépendantes de la volonté des États, et leur action reste entravée par les logiques de souveraineté, de puissance et d’inégalités structurelles. Une telle situation démontre la persistance du paradigme réaliste au cœur du système international (A), et met en évidence les failles internes aux institutions elles-mêmes (B).
A - La persistance des logiques de souveraineté et de puissance dans les relations internationales modernes
Les institutions ne peuvent complètement neutraliser l’anarchie, car les États conservent leur souveraineté et priorisent leurs intérêts stratégiques. Cette dynamique se manifeste dans le maintien de l’anarchie comme structure fondamentale (1), et dans les limites concrètes de l’autorité institutionnelle internationale (2).
1 - L’ancrage structurel de l’anarchie dans le système international
Malgré les avancées portées par les institutions internationales, le système mondial demeure fondamentalement anarchique, au sens où il n'existe pas d’autorité supérieure aux États capable d’imposer une règle universelle contraignante. Cette caractéristique structurelle rappelle que, même encadrées par des mécanismes institutionnels, les relations internationales restent marquées par la souveraineté des États, lesquels demeurent libres de leurs décisions ultimes. Les penseurs libéraux reconnaissent eux-mêmes que la coopération internationale repose sur le consentement volontaire des États et sur des mécanismes d’incitation, non sur une autorité coercitive comparable à un gouvernement central. En ce sens, l’ordre mondial demeure fondamentalement horizontal, où chaque État reste, en dernier ressort, le juge de ses engagements, et conserve la possibilité de s’en retirer ou de les violer si ses intérêts sont en jeu.
L’actualité internationale montre que les États continuent de privilégier leurs intérêts nationaux au respect absolu des engagements multilatéraux. Le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat par l'administration Trump, ou de l’UNESCO, illustre cette réalité. La guerre commerciale lancée par Donald Trump en est également un exemple criant. De même, les violations flagrantes du droit international, comme l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, montrent que l'interdiction du recours à la force, pourtant consacrée par la Charte des Nations Unies, reste dépendante de la volonté des acteurs majeurs. Les violations répétées du droit international humanitaire par Israël à Gaza, sans sanction internationale, en sont un autre exemple manifeste. Il pourrait pourtant être avancé qu’il n’est aucunement dans l’intérêt rationnel de la Russie d’engager unilatéralement un conflit armé, au risque de sanctions très lourdes et d’un coût humain et économique très important, ou de celui des États-Unis de lancer une guerre commerciale avec ses alliés et principaux partenaires commerciaux, causant nécessairement une hausse drastique des prix à la consommation pour les américains et une chute historique de la bourse de Wall Street. De telles mesures montrent ainsi que les États sont soumis aux changements d’administrations et ainsi aux intérêts politiques de leurs dirigeants et à leurs comportements potentiellement irrationnels, marquant dès lors les limites d’un système institutionnel volontariste.
De surcroît, en cas de conflit entre des obligations internationales et des considérations stratégiques, les États privilégient systématiquement leurs intérêts de sécurité nationale. Le réalisme classique, que les libéraux contestent partiellement, conserve ainsi toute sa pertinence pour expliquer les comportements étatiques dans les situations de crise. Ainsi, si les institutions internationales peuvent encadrer certaines dynamiques et atténuer certaines tensions, elles ne suppriment pas la nature anarchique du système international. Cette anarchie, loin d’être éradiquée, est seulement aménagée par la coopération, mais reste la toile de fond incontournable de l’ordre mondial.
2 - La faiblesse coercitive des institutions internationales face au principe de souveraineté étatique
L’une des principales limites des institutions internationales réside dans leur incapacité structurelle à contraindre les États, et en particulier les grandes puissances, à respecter les règles qu’elles édictent. Contrairement à un État disposant de la force publique et d’un appareil judiciaire effectif, les institutions internationales n’ont ni force armée propre ni pouvoir de coercition universel. Elles reposent presque exclusivement sur la coopération volontaire et le respect des engagements par les États eux-mêmes. L’Organisation des Nations Unies, par exemple, incarne cette faiblesse. Son Conseil de sécurité peut adopter des résolutions contraignantes, en vertu de l’article 39 de la Charte des Nations Unies, mais leur mise en œuvre dépend du bon vouloir des cinq membres permanents (les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie et la Chine), qui disposent d’un droit de veto. Cette situation crée une asymétrie profonde dans l’application du droit international, où certains États peuvent bloquer toute sanction ou intervention à leur encontre ou à celle de leurs alliés, et ce au sein même des Nations unies.
De manière plus générale, les mécanismes de règlement des différends internationaux, comme ceux de l’OMC ou de la Cour internationale de justice, souffrent d’un manque d’effectivité. Leur pouvoir repose sur l’acceptation préalable des États, et leurs décisions, bien que juridiquement fondées, ne peuvent être exécutées de force. L’exemple du blocage de l’Organe d’appel de l’OMC par les États-Unis depuis 2019 illustre la vulnérabilité du système face à un désengagement unilatéral. En outre, les sanctions décidées dans le cadre multilatéral (par exemple, les sanctions contre la Russie, la Corée du Nord ou l’Iran) sont souvent contournées, appliquées de manière inégale, voire ignorées selon les intérêts stratégiques des États concernés. Les institutions ne disposent pas des moyens autonomes pour en garantir l’effectivité. Ainsi, si les institutions internationales peuvent réguler les comportements lorsque les États y consentent, elles échouent à s’imposer lorsque la souveraineté est mobilisée comme rempart. Leur faiblesse coercitive confirme que l’anarchie n’est pas abolie, mais simplement tempérée par la bonne volonté des acteurs dominants.
B - Un système marqué par les asymétries de pouvoir et la politisation des institutions internationales
La structure même des institutions internationales reflète en partie des déséquilibres historiques. Les grandes puissances y conservent une influence dominante (1), et les crises récentes ont révélé un retour des logiques unilatérales qui affaiblissent la coopération multilatérale (2).
1 - La monopolisation du cadre institutionnel mondial par les grandes puissances
Si les institutions internationales ont été conçues pour favoriser un ordre fondé sur des règles communes, leur fonctionnement réel révèle de profondes asymétries de pouvoir. Loin d’être des instruments neutres ou égalitaires, nombre d’entre elles sont structurellement dominées par les grandes puissances, ce qui limite leur capacité à représenter l’ensemble des États de manière équilibrée et à produire des normes véritablement universelles. Ainsi qu’évoqué plus haut, l’exemple le plus emblématique est celui de l’Organisation des Nations Unies, et en particulier de son Conseil de sécurité, dont la composition reflète les rapports de force de 1945. Les cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni) disposent d’un droit de veto leur permettant de bloquer toute décision, y compris dans les cas de menace grave à la paix. Cette concentration du pouvoir empêche l’adoption de résolutions sur des crises majeures, dès lors qu’elles touchent les intérêts d’un membre permanent ou de ses alliés.
De même, au sein du FMI et de la Banque mondiale, les droits de vote sont liés à la part de contribution financière, donnant un poids disproportionné aux pays industrialisés. Cela se traduit par des orientations politiques conformes aux intérêts des grandes économies, parfois au détriment des pays en développement. Les critiques sur les conditionnalités imposées par les programmes d’ajustement structurel ou sur le manque de prise en compte des spécificités locales illustrent cette logique. En réalité, les grandes puissances ont la capacité de façonner les institutions internationales à leur avantage en orientant leur agenda, en sélectionnant les dirigeants de certaines agences (par exemple, la présidence américaine traditionnelle de la Banque mondiale), ou en contournant les institutions lorsqu’elles deviennent contraignantes. Dès lors, les institutions internationales ne sont pas seulement limitées par l’anarchie, elles sont aussi traversées par des rapports de domination qui traduisent la hiérarchie persistante du système international. Cette politisation affaiblit leur légitimité et alimente la défiance des États les moins influents.
2 - La résurgence des logiques unilatérales face aux défis globaux
Les crises internationales récentes ont mis en lumière la fragilité du multilatéralisme et la tendance croissante des États, y compris parmi les plus attachés à l’ordre libéral, à recourir à des stratégies unilatérales lorsqu’ils estiment, légitimement ou non, que leurs intérêts fondamentaux sont en jeu. Cette évolution illustre les limites pratiques des institutions internationales, incapables de maintenir la coopération lorsque la pression politique ou la compétition stratégique s’intensifie. La pandémie de Covid-19 en est un exemple marquant. Bien que l’OMS ait rapidement mis en place des protocoles d’alerte et de coordination, les États ont majoritairement privilégié des réponses nationales, parfois contradictoires, marquées par des restrictions unilatérales, des fermetures de frontières, ou encore des stratégies d’accaparement des vaccins. Le retrait des États-Unis de l’OMS suite à l’élection de Donald Trump symbolise ainsi le désengagement des grandes puissances face aux mécanismes collectifs qu’elles ont pourtant contribué à fonder.
De même, dans le domaine climatique, les retraits, comme celui des États-Unis de l’accord de Paris ou du Canada du Protocole de Kyoto, ou les retards de nombreux pays dans l’application de l’Accord de Paris démontrent que la coopération reste dépendante de la volonté politique des États. Les engagements pris restent juridiquement non contraignants, et de nombreux États continuent d’agir selon leurs intérêts économiques immédiats, au détriment de la logique collective. Par ailleurs, la montée des tensions géopolitiques (Chine-États-Unis, Russie-Occident) a renforcé le retour des rapports de force, y compris au sein des institutions. Face à la paralysie du Conseil de sécurité ou au blocage de certaines enceintes multilatérales, les États ont eu recours à des alliances parallèles ou à des stratégies bilatérales, marginalisant les forums collectifs. Cette résurgence du souverainisme stratégique montre que, en période de crise, les institutions internationales sont les premières victimes des logiques d’affirmation étatique. Cela confirme qu’en dépit de leur rôle stabilisateur, elles ne constituent pas un rempart absolu contre l’anarchie, mais seulement un cadre de coopération fragile, tributaire des rapports de force qu’elles prétendent encadrer.
