Introduction

La plupart des activités administratives se traduisent par un bénéfice pour les administrés. Il arrive, toutefois, que certaines d’entre elles causent un dommage aux citoyens du fait de la réalisation d’un risque qu’une personne publique leur a légalement fait courir. En pareille hypothèse, le juge administratif admet que la responsabilité sans faute pour risque de l’Etat puisse être engagée. L’arrêt Consorts Lecomte est l’occasion pour le Conseil d’Etat de donner une nouvelle illustration de ce régime de responsabilité.

Dans cette affaire, une patrouille de police poursuivait, sur ordre du préfet de police, une voiture occupée par des personnes suspectes. A cette occasion, un gardien de la paix tira un coup de feu qui blessa mortellement un passant. La famille de l’intéressé demanda réparation du préjudice ainsi causé à la ville de Paris devant le conseil de préfecture. Mais, celui-ci estima, le 9 juillet 1946, que la ville ne pouvait être tenue pour responsable de cet accident et se déclara incompétent pour apprécier la responsabilité de l’Etat. La famille se pourvut, donc, en cassation devant le Conseil d’Etat qui, le 24 juin 1949, fit droit à sa demande en engageant la responsabilité de l’Etat.

La nouveauté de cette affaire réside dans le fait qu’après avoir rappelé que la responsabilité du service de police peut être engagée sur la base d’une faute lourde, la Haute juridiction accepte d’engager la responsabilité sans faute de l’Etat pour le risque que l’opération de police a fait peser sur les tiers à l’opération et qui s’est traduit par la mort d’un passant. Le Conseil d’Etat applique, ainsi, aux armes à feu sa jurisprudence sur la responsabilité pour risque du fait des choses et activités dangereuses inaugurée en 1919 par l’arrêt Regnault-Desroziers. La responsabilité de l’Etat ne sera, toutefois, engagée que si certaines conditions sont remplies : certaines tiennent à l’arme utilisée, d’autres à la victime.

Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, les fondements possibles de la responsabilité du service de police (I) et d’analyser, dans une seconde partie, les conditions d’engagement de la responsabilité pour risque du service de police (II).

I – Les fondements possibles de la responsabilité du service de police

Le Conseil d’Etat retient deux fondements possibles à l’engagement de la responsabilité du service de police en l’espèce. Le premier est classique et a trait à l’existence d’une faute – lourde - dudit service (A). Le second est nouveau et vise l’engagement de la responsabilité sans faute pour risque de l’Etat en cas d’usage d’armes ou d’engins dangereux (B).

A – La responsabilité pour faute lourde du service

Le premier fondement à la responsabilité de l’Etat concerne donc classiquement l’existence d’une faute imputable au service de police. Le juge administratif considère ainsi qu’ « en principe, le service de police ne peut être tenu pour responsable que des dommages imputables à une faute lourde commise par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions ». Le Conseil d’Etat applique ici sa jurisprudence Tomaso Grecco (CE, 10/02/1905) par laquelle il a admis le principe même d’une responsabilité pour faute des services de police et posé le niveau de gravité que la faute doit atteindre.

Ce n’est, en effet, qu’en 1905 que le juge administratif a admis la possibilité d’engager la responsabilité pour faute des services de police. Jusqu’alors, il considérait que la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée du fait de ses activités régaliennes, celui-ci estimant que « l’Etat n’est pas, en tant que puissance publique, et notamment en ce qui touche les mesures de police, responsable de la négligence de ses agents » (CE, 13/01/1899, Lepreux).

Cette responsabilité n’était, toutefois, pas « générale et absolue ». Elle supposait, comme le relève l’arrêt commenté, la commission d’une « faute lourde ». C’était notamment le cas pour les opérations de maintien de l’ordre sur le terrain, car le juge considérait que les activités matérielles de police s’accomplissent, par principe, dans des conditions particulièrement difficiles : ainsi, en l’espèce, l’affaire concerne la poursuite par une patrouille de police d’une véhicule suspect. A l’inverse, seule une faute simple était exigée pour les mesures juridiques de police, celles-ci s’accomplissant, généralement, dans des conditions plus aisées que les activités sur le terrain.

Cette distinction qu’applique encore l’arrêt Consorts Lecomte a, toutefois, été, par la suite, abandonnée (hormis pour quelques activités spécifiques, telles que les activités de renseignement). Le juge se contente, désormais, qu’il s’agisse d’activités matérielles ou juridiques, d’une faute simple pour engager la responsabilité des services de police. Il en va ainsi, pour les activités de police sur le terrain, en matière de secours en mer (CE, sect., 13/03/1998, Améon) ou de lutte contre l’incendie (CE, 29/04/1998, Commune de Hannapes).

En l’espèce, toutefois, le Conseil d’Etat ne retient pas de faute lourde à la charge du service de police, mais envisage un autre fondement à la responsabilité de l’Etat.

B – La responsabilité sans faute pour risque du service

Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que « la responsabilité de la puissance publique se trouve engagée, même en l'absence d'une telle faute, dans le cas où le personnel de la police fait usage d'armes ou d'engins comportant des risques exceptionnels pour les personnes et les biens, et où les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent être normalement supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l'existence de ce service public ». Ce régime est un régime de responsabilité qui s’applique même sans faute. Il conduit à indemniser les personnes qui ont subi un dommage du fait de la réalisation d’un risque que la personne publique leur a fait courir légalement. En d’autres termes, si la responsabilité de l’administration est engagée, c’est parce que le risque pris par elle est à l’origine d’une situation anormale pour la victime qui doit être indemnisée, dès lors qu’il y a dommage et quelles qu’en soient les caractéristiques.

Le régime de responsabilité pour risque s’applique aux dommages accidentels de travaux publics, aux accidents survenus aux collaborateurs occasionnels de l’administration, ainsi qu’aux choses et activités dangereuses comme en l’espèce. Pour cette dernière hypothèse, la consécration a, initialement, été faite par l’arrêt Regnault-Desroziers (CE, 28/03/1919). Dans cette affaire, une forte explosion s’était produite au fort de la Double-Couronne au nord de Saint-Denis. Or, ce bâtiment contenait des grenades et des bombes incendiaires. Cet accident fit de nombreuses victimes et d’importants dégâts matériels. Le juge administratif admit, alors, que la responsabilité sans faute de la puissance publique pouvait être engagée en raison du risque que cette situation dangereuse avait fait courir aux intéressés. Par la suite, ces principes ont été appliquées à d’autres hypothèses : le régime de semi-liberté pour les mineurs délinquants (CE, sect., 03/02/1956, Thouzelier), l’aléa thérapeutique (CE, ass. 09/04/1993, Bianchi), les situations dangereuses (CE, ass., 06/11/1968, Dame Soulze : institutrice enceinte exposée en permanence aux dangers de contamination de la rubéole), les produits dangereux (CE, ass., 26/05/1995, Consorts N’Guyen : mauvaise qualité des produits sanguins transfusés).  Dans l’affaire Consorts Lecomte, c’est l’usage de leur arme à feu par les policiers qui faisait courir un risque aux passants à proximité de la course-poursuite. Cet arrêt a donc appliqué ce régime de responsabilité au risque exceptionnel pour les personnes et les biens causé par l’emploi d’armes ou d’engins dangereux. Mais, pour que la responsabilité sans faute de l’Etat soit engagée, d’autres conditions doivent, également, être remplies.

II – Les conditions d'engagement de la responsabilité pour risque du service de police

Pour que la responsabilité sans faute pour risque du fait des armes et engins dangereux soit retenue, l’arme doit présenter certains caractères (A) et la victime doit respecter certaines conditions (B).

A – Les conditions tenant à l'arme utilisée

La jurisprudence Consorts Lecomte suppose, pour s’appliquer, que l’arme ou l’engin ayant causé le préjudice présente un caractère dangereux. Le Conseil d’Etat a jugé, récemment, que ce caractère s’apprécie à l’aune de « l’usage normal de l’arme » (CE, 31/05/2024, n° 468316). C’est, ainsi, que, jusqu’à présent, cette qualité n’est reconnue qu’aux seules armes à feu létales. C’était le cas dans l’affaire présentement commentée, puisqu’il s’agissait d’une mitraillette. La même solution avait été retenue pour l’usage d’un pistolet (CE 1°/06/1951, Époux Jung). Depuis leur entrée en service chez les forces de l’ordre, la question se posait, également, de savoir si les flash-ball pouvaient revêtir une telle qualification. La cour administrative d’appel de Nantes a apporté un début de réponse. Elle a considéré que le lanceur de balles de défense de type « LBD 40x46 mm », arme beaucoup plus puissante et précise que les « Flash-Ball » classiques, constitue une arme dangereuse comportant des risques exceptionnels pour les personnes (CAA Nantes, 05/07/2018, n° 17NT00411).

En revanche, ne sont pas regardées comme des armes dangereuses des choses telles que les matraques ou les grenades lacrymogènes (pour ce dernier cas : CE, 16/03/1956, Epoux Domenech). La même solution a, récemment, été appliquée, dans le cadre du contentieux créé à la suite des manifestations des « Gilets jaunes », à une grenade lacrymogène de type MP7 qui constitue une munition de rétablissement de l’ordre dite "de force intermédiaire" destinée à émettre un nuage lacrymogène important, persistant et dense (arrêt du 31/05/2024).

D’autres conditions tiennent à la victime.

B – Les conditions tenant à la victime

Ces conditions concernent soit la qualité de la victime, soit son comportement. Sur le premier point, la responsabilité sans faute pour risque du fait des choses dangereuses ne s’applique que si la victime du dommage est un tiers par rapport à l’opération de police. C’est là l’une des caractéristiques principales des différents régimes de responsabilité pour risque. Ceux-ci concernent, en effet, essentiellement des victimes qui sont tierces par rapport à l’action administrative : n’en tirant aucun profit, elles doivent être couvertes de tous les préjudices. En revanche, quand la victime est la personne visée par l’opération de police, c’est une responsabilité pour faute qui s’applique. Mais, quelles qu’aient été les difficultés de l’opération, une faute simple suffit (hors activités de maintien de l’ordre qui font l’objet d’un régime plus nuancé). Dans l’affaire Consorts Lecomte, les policiers poursuivaient une voiture occupée par des personnes suspectes. C’est à l’occasion de cette poursuite qu’une personne, qui était tierce par rapport à l’opération, fut blessée. La question de savoir si la personne victime est ou non visée par l’opération, c’est-à-dire lui est ou non tierce, se pose souvent lorsque des dommages sont causés lors d’une manifestation. Ainsi, dans l’affaire jugée par la cour administrative d’appel de Nantes, la personne blessée par le tir de flash-ball contestait faire partie des manifestants et se présentait comme un tiers par rapport à l’opération de maintien de l’ordre. Il est donc revenu à la cour de déterminer son rôle par rapport à la manifestation afin d’identifier le régime de responsabilité applicable : responsabilité sans faute pour risque si l’intéressé était un tiers ou responsabilité pour faute s’il était visé par l’opération.

Sur le second point, le Conseil d’Etat juge en l’espèce « qu'il ressort des pièces du dossier qu'aucune imprudence ou négligence ne peut être reprochée au sieur X..., mortellement atteint par un coup de feu tiré par un gardien de la paix dans les conditions ci-dessus relatées ». La Haute juridiction analyse ici le comportement de la victime. En effet, une faute de cette dernière peut être de nature à exonérer, en tout ou partie, l’administration de sa responsabilité. Il peut s’agir, par exemple, d’une imprudence, d’une vitesse excessive ou d’un défaut de surveillance des parents lorsque ce sont leurs enfants qui subissent un dommage. Mais, rien de tel ne peut être reproché à la victime dans cette affaire.

Aucune circonstance ne permettant d’exonérer l’Etat de sa responsabilité, le Conseil d’Etat conclut, alors, que sa responsabilité est engagée dans cet accident, quand bien même aucune faute lourde ne pourrait être imputable au service de police. Il renvoie, ensuite, les parties devant le ministre de l’Intérieur pour procéder à l’évaluation du préjudice.

CE, 24/06/1949, Consorts Lecomte

Vu la requête présentée pour la dame veuve X... et le sieur X... Pierre, demeurant ..., ladite requête enregistrée au Secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 6 décembre 1946 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler un arrêté en date du 9 juillet 1946 par lequel le Conseil de préfecture du département de la Seine s'est déclaré incompétent pour statuer sur la demande d'indemnité qu'ils avaient présentée contre la ville de Paris ;

Vu le décret du 5 mai 1934 ;
Vu l'ordonnance du 31 juillet 1945 ;

Sur les conclusions dirigées contre la ville de Paris :

Considérant qu'il est établi par l'instruction que le coup de feu qui a entraîné la mort du sieur X... a été tiré par un gardien de la paix au cours d'une opération de police générale, conduite sur ordre du préfet de police en vue d'arrêter une voiture automobile signalée comme occupée par des personnes suspectes ; que, dans ces circonstances, la ville de Paris ne saurait être tenue pour responsable de cet accident, dont la réparation ne pourrait éventuellement être assurée que par l'Etat et que c'est, par suite, à bon droit que le conseil de préfecture, après avoir implicitement rejeté la demande en tant que dirigée contre la ville, s'est déclaré incompétent pour connaître de ladite demande en tant qu'elle aurait mis en cause la responsabilité de l'Etat ;

Sur les conclusions dirigées contre l'Etat :

Considérant que, dans ses observations sur le pourvoi, le ministre de l'Intérieur a expressément refusé de reconnaître la responsabilité de l'Etat dans l'accident survenu au sieur X..., et que les requérants concluent à l'annulation de la décision incluse dans lesdites observations ;

Considérant que si, en principe, le service de police ne peut être tenu pour responsable que des dommages imputables à une faute lourde commise par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions, la responsabilité de la puissance publique se trouve engagée, même en l'absence d'une telle faute, dans le cas où le personnel de la police fait usage d'armes ou d'engins comportant des risques exceptionnels pour les personnes et les biens, et où les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent être normalement supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l'existence de ce service public ;

Considérant d'autre part qu'il ressort des pièces du dossier qu'aucune imprudence ou négligence ne peut être reprochée au sieur X..., mortellement atteint par un coup de feu tiré par un gardien de la paix dans les conditions ci-dessus relatées ; que dès lors, même en admettant que sa mort ne soit pas imputable à une faute lourde du service de police, la responsabilité de l'Etat est engagée dans cet accident ;

Considérant que l'état de l'instruction ne permet pas d'apprécier les éléments du préjudice subi par les consorts X... et de déterminer le montant des indemnités auxquelles ils seraient fondés à prétendre ; qu'il y a lieu de les renvoyer devant le ministre de l'Intérieur pour qu'il soit procédé à un nouvel examen de leur réclamation ;

DECIDE :
Article 1er - La décision susvisée du ministre de l'Intérieur rejetant la demande d'indemnité présentée par les consorts X... contre l'Etat est annulée.
Article 2 - Les consorts X... sont renvoyés devant le ministre de l'Intérieur pour être procédé à un nouvel examen de leur demande et, le cas échéant, à la liquidation des indemnités auxquelles ils peuvent avoir droit.
Article 3 - Le surplus des conclusions de la requête est rejeté. Article 4 - Les dépens sont mis à la charge de l'Etat. Article 5 - Expédition de la présente décision sera transmise au ministre de l'Intérieur.