La responsabilité sans faute fondée sur la garde (CE, sect., 1°/02/2006, Ministre de la justice c/ MAIF)

Introduction

Les grands principes de la responsabilité administrative ont été posés il y a déjà fort longtemps. Rares sont les arrêts récents qui viennent instaurer de nouveaux régimes en la matière. Tel est le cas de l’arrêt GIE Axa Courtage de 2005 qui a consacré un régime de responsabilité sans faute fondé non pas sur le risque, mais sur la notion civiliste de garde. L’arrêt présentement commenté vient, utilement, compléter ce régime.

Dans cette affaire, un mineur délinquant, dont la garde avait été confiée à l’association « L’Igloo » sur la base de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, a causé, dans la nuit du 14 au 15 juin 1998, un incendie dans la maison de M. L’Huissier. L’intéressé et son assureur ont, alors, demandé à l’assureur de l’association, la MAIF, la réparation du préjudice ainsi subi. L’assureur a, d’abord, fait droit à cette demande et a versé la somme de 101 022,32 €. Puis, il s’est retourné, par une lettre du 10 octobre 2000, contre le ministre de la Justice pour obtenir le remboursement de la somme versée. Ayant rejeté cette demande, la MAIF a saisi le tribunal administratif de Caen qui a, le 11 juillet 2001, condamné l’Etat a rembourser une partie de la somme versée. Jugeant l’indemnité insuffisante, l’assureur a fait appel devant la cour administrative d’appel de Nantes. Cette dernière a, le 19 février 2004, porté l’indemnité à la charge de l’Etat à la somme de 101 022,32 €. Le ministre de la Justice s’est donc pourvu en cassation devant le Conseil d’Etat. Le 1° février 2006, la Haute juridiction confirme, par un arrêt de section, l’arrêt rendu par les juges de Nantes en se fondant sur la responsabilité pour risque de l’Etat du fait de l’emploi de méthodes dangereuses de rééducation.

Avec cet arrêt, le Conseil d’Etat enrichi le régime de responsabilité s’appliquant aux dommages causés par les mineurs délinquants bénéficiant de méthodes libérales de rééducation. Plus précisément, il admet que deux régimes de responsabilité sans faute peuvent être invoqués par les victimes. Le régime traditionnel fondé sur le risque d’abord. Puis, le régime fondé sur la garde, consacré en 2005 avec l’arrêt GIE Axa Courtage pour les mineurs bénéficiant d’une mesure d’assistance éducative, que le juge administratif étend en l’espèce aux mineurs placés sur la base de l’ordonnance du 2 février 1945. Les victimes de dommages causés par des mineurs délinquants bénéficient donc d’un choix. Dans cette affaire, c’est la responsabilité pour risque de l’Etat qui est engagée.

Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, le double fondement de la responsabilité de l’Etat (I) et d’analyser, dans une seconde partie, les précisions apportées par l’arrêt Ministre de la justice c/ MAIF (II).

I – Un double fondement à la responsabilité de l'Etat

Le Conseil d’Etat retient ici un double fondement à la responsabilité de l’Etat. Ainsi, cette dernière peut être engagée soit sur la base de la garde (A), soit sur la base du risque spécial de dommages (B).

A – La responsabilité sans faute fondée sur la garde

Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que « la décision par laquelle une juridiction des mineurs confie la garde d'un mineur, dans le cadre d'une mesure prise en vertu de l'ordonnance du 2 février 1945, à l'une des personnes mentionnées par cette ordonnance transfère à la personne qui en est chargée la responsabilité d'organiser, diriger et contrôler la vie du mineur ; qu'en raison des pouvoirs dont elle se trouve ainsi investie lorsque le mineur lui a été confié, sa responsabilité peut être engagée, même sans faute, pour les dommages causés aux tiers par ce mineur ». Cette solution remonte à un arrêt GIE Axa Courtage (CE, sect., 11/02/2005) par lequel le juge administratif avait transposé en droit administratif la notion civiliste de la garde.

La notion de garde est posée par l’article 1384 du Code civil. Elle signifie que les personnes, assumant la garde de mineurs, tels que les parents, sont responsables des actes dommageables de ceux-ci. La Cour de cassation en a, alors, déduit que les dommages causés par un mineur placé par le juge des enfants dans un établissement privé engagent la responsabilité de ce dernier sur la base de la garde (Cass., 29/03/1991, Blieck). Ces principes valent que le mineur relève du régime de l’assistance éducative ou de celui de l’enfance délinquante.

Le Conseil d’Etat a repris les principes de cette solution. Il considère, ainsi, désormais, que la personne publique qui est dotée du pouvoir juridique « d’organiser, diriger et contrôler la vie du mineur » doit assumer les conséquences dommageables des actes de ce mineur. Il s’agit d’une responsabilité objective applicable dès lors que la personne assume la garde du mineur. En d’autres termes, la décision de confier la garde du mineur à une personne publique transfère à cette dernière la responsabilité de celui-ci. Cette responsabilité n’est écartée qu’en cas de faute de la victime ou de cas de force majeure. Comme le relevait le professeur Lachaume, l’objectif de ce nouveau régime est d’assurer la socialisation du risque, en permettant l’indemnisation des victimes des dommages causés par un mineur dont la garde relève non pas de ses parents mais de l’administration.

Ce régime que reprend le Conseil d’Etat en l’espèce n’exclut pas l’application de la responsabilité sans faute de l’Etat du fait de l’emploi de méthodes dangereuses.

B – La responsabilité sans faute pour risque spécial de dommage

Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que l’action fondée sur le régime de la garde « ne fait pas obstacle à ce que soit également recherchée, devant la juridiction administrative, la responsabilité de l'Etat en raison du risque spécial créé pour les tiers du fait de la mise en œuvre d'une des mesures de liberté surveillée prévues par l'ordonnance du 2 février 1945 ». Ce régime de responsabilité a été, initialement, consacrée par l’arrêt Thouzellier (CE, sect., 03/02/1956). Il se fonde sur le risque que créent, pour les tiers, les méthodes libérales de réinsertion sociale des mineurs délinquants. L’ordonnance du 2 février 1945 a, en effet, substitué au régime antérieur d’incarcération un système plus libéral d’internat surveillé, mais qui offre plus de facilité d’évasion. Dès lors, si ces méthodes modernes de rééducation offrent une meilleure réinsertion des mineurs, elles laissent aux intéressés une liberté dont ils peuvent, parfois, profiter pour accomplir des méfaits. Le législateur fait donc courir aux administrés un risque spécial. Aussi, lorsque ce risque se réalise, c’est-à-dire quand un mineur cause un dommage à un tiers, le juge administratif estime que le préjudice doit donner lieu à réparation par la puissance publique.

Cette solution a été appliquée, toujours s’agissant des mineurs délinquants, aux institutions privées pratiquant les mêmes méthodes libérales de rééducation (CE, sect., 19/12/1969, Etablissements Delannoy), ainsi qu’aux personnes reconnues « dignes de confiance » (CE, sect., 05/12/1997, Garde des Sceaux c. Pelle). Elle a, également, été admise lorsque les mineurs sont confiés aux grands-parents (CE, 26/07/2007, Garde des Sceaux c. M. et Mme Jaffuer) et même lorsqu’ils effectuent un séjour autorisé dans leur famille (CE, 06/12/2012, Garde des Sceaux c. Association JLCT).

La jurisprudence Thouzellier a, ensuite, été appliquée à d’autres publics. Elle a, d’abord, bénéficié aux malades mentaux : le Conseil d’Etat a, ainsi, jugé qu’à côté du principe de l’internement, les malades mentaux présentant certains dangers peuvent bénéficier de sorties d’essai propres à assurer leur réadaptation progressive à des conditions normales de vie et que cette méthode thérapeutique crée un risque spécial de dommages (CE, sect., 13/07/1967, Département de la Moselle). Puis, elle a été étendue aux dommages causés par les détenus bénéficiaires de permissions de sortie (CE, 02/12/1981, Garde des Sceaux c. Theys), ainsi que de mesures de libération conditionnelle et de semi-liberté (CE, sect., 29/04/1987, Garde des Sceaux c. Banque Populaire de la région économique de Strasbourg).

Au-delà de la combinaison de ces deux régimes de responsabilité, l’arrêt du 1° février 2006 apporte, également, d’autres précisions bienvenues.

II – La jurisprudence Ministre de la justice c/ MAIF : entre précisions bienvenues et règlement d'espèce traditionnel

L’arrêt étudié vient compléter la jurisprudence GIE Axa courtage de façon innovante (A). En revanche, le règlement du litige est, lui, traditionnel (B).

A – Des précisions utiles apportées par le Conseil d'Etat

Le juge administratif suprême innove sur deux points dans l’arrêt du 1° février 2006 : le premier concerne le champ d’application de la jurisprudence GIE Axa Courtage, le second a trait à l’articulation entre les deux régimes de responsabilité.

S’agissant du champ d’application, la jurisprudence GIE Axa Courtage concernait, à l’origine, uniquement les mineurs placés dans le cadre de mesures d’assistance éducative. L’arrêt présentement commenté l’étend aux dommages causés par les mineurs délinquants faisant l’objet d’un placement sur la base de l’ordonnance du 2 février 1945. Deux autres arrêts viendront ultérieurement poursuivre l’extension de son champ d’application. Ainsi, l’arrêt Lauze du Conseil d’Etat du 17 décembre 2008 viendra indiquer que l’établissement assumant la garde d’un mineur est responsable, même lorsque le dommage a été causé alors que le mineur n’était pas sous sa surveillance matérielle au moment du dommage. En d’autres termes, la garde n’est forcément effective et matérielle ; elle doit seulement être théorique, abstraite et juridique. Dans une autre affaire (CE, 13/11/2009, Ministre de la justice c/ Association tutélaire des inadaptés), la Haute juridiction a posé le principe selon lequel la jurisprudence GIE Axa courtage est applicable quel que soit le statut de la victime : en d’autres termes, le régime de responsabilité fondé sur la garde s’applique tant aux tiers par rapport au service public qu’aux autres mineurs placés dans la même institution et ayant la qualité d’usagers du service public.

S’agissant de l’articulation entre les deux régimes de responsabilité, le régime fondé sur la garde ne fait pas disparaitre celui basé sur le risque spécial. En d’autres termes, lorsqu’est en cause un dommage causé par un mineur délinquant, la victime a le choix entre l’un ou l’autre de ces deux régimes de responsabilité. En l’espèce, la MAIF retient la responsabilité sans faute de l’Etat pour risque spécial de dommages.

B – Un règlement traditionnel du litige

Il convient, d’abord, de rappeler les faits de l’espèce. Dans la nuit du 14 au 15 juin 1998, un mineur avait causé un incendie dans la maison de M. L’Huissier. Or, la garde de ce mineur avait été confiée, sur le fondement de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, à l’association « L’Igloo ». A la suite de cela, M. L’Huissier avait obtenu de la MAIF, assureur de l’association, le versement d’une indemnité. La MAIF avait, alors, demandé à l’Etat de prendre en charge la somme ainsi versée sur la base de la responsabilité sans faute pour risque du fait de l’emploi de méthodes dangereuses. La cour administrative d’appel de Nantes avait fait droit à sa requête. Le Conseil d’Etat valide son raisonnement en décidant que la cour n’a pas commis d’erreur de droit « en estimant que la mise en œuvre, dans le cas du mineur qui a provoqué l'incendie litigieux, du régime de liberté surveillée prévu par l'ordonnance du 2 février 1945 était la cause directe et certaine du dommage subi par M. X et en en déduisant, en l'absence de toute faute commise par l'association « Igloo », que l'Etat, au titre de l'action en garantie introduite par la MAIF, devait être condamné à rembourser l'indemnité versée à la victime par la MAIF ».

L’on retrouve dans ce considérant les exigences quant aux préjudices indemnisables. Ainsi, ceux-ci doivent être certains, ce qui ne pose pas de problème en l’espèce. Ils doivent, par ailleurs, trouver leur cause directe dans l’action de la puissance publique : ici le juge considère que les méthodes libérales de rééducation ont permis et facilité l’incendie causé par le jeune mineur. La responsabilité sans faute pour risque de l’Etat est donc engagée. Celui-ci est donc condamné, conformément à l’arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes, à verser à l’assureur de l’association la somme de 101 022,32 euros.

CE, sect., 1°/02/2006, Ministre de la justice c/ MAIF

Vu le recours, enregistré le 28 mai 2004 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, qui demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt, en date du 19 février 2004, par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a réformé le jugement du 11 juillet 2001 du tribunal administratif de Caen et a porté à 101 022,32 euros la somme que l'Etat est condamné à verser à la Mutuelle assurance des instituteurs de France, avec les intérêts au taux légal à compter du 12 octobre 2000 en remboursement de l'indemnité versée par elle en réparation du préjudice causé par l'incendie d'un bâtiment appartenant à M. X par un mineur confié à l'association « Igloo » dont la Mutuelle est l'assureur ; 

Vu les autres pièces du dossier ; 
Vu le code civil ; 
Vu le code des assurances ; 
Vu l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 modifiée ; 
Vu le code de justice administrative ; 

Après avoir entendu en séance publique : 
- le rapport de Mlle Maud Vialettes, Maître des Requêtes, 
- les observations de Me Le Prado, avocat de la mutuelle assurance des instituteurs de France (MAIF), 
- les conclusions de M. Mattias Guyomar, Commissaire du gouvernement ; 

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'un incendie a été provoqué dans la nuit du 14 au 15 juin 1998 dans une maison d'habitation appartenant à M. X située à Sallen (Calvados) par un mineur dont la garde avait été confiée, en vertu d'une mesure prise par le juge des enfants du tribunal de grande instance de Bobigny sur le fondement de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, à l'association « Igloo » dont le siège est à Sallen ; qu'à la suite de cet incendie, la victime et son assureur ont recherché la responsabilité de l'association ; que l'assureur de cette dernière, la Mutuelle assurance des instituteurs de France (MAIF), leur a versé la somme de 662 663 F (101 022, 32 euros), puis s'est retournée contre l'Etat en demandant au GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, par lettre du 10 octobre 2000, le remboursement de la somme exposée ; que par l'arrêt du 19 février 2004 dont le ministre demande l'annulation, la cour administrative d'appel de Nantes a porté à 101 022, 32 euros la somme que l'Etat avait été condamné à payer à la MAIF, par un jugement du tribunal administratif de Caen et l'a assortie des intérêts au taux légal ; 

Considérant, en premier lieu, que la décision par laquelle une juridiction des mineurs confie la garde d'un mineur, dans le cadre d'une mesure prise en vertu de l'ordonnance du 2 février 1945, à l'une des personnes mentionnées par cette ordonnance transfère à la personne qui en est chargée la responsabilité d'organiser, diriger et contrôler la vie du mineur ; qu'en raison des pouvoirs dont elle se trouve ainsi investie lorsque le mineur lui a été confié, sa responsabilité peut être engagée, même sans faute, pour les dommages causés aux tiers par ce mineur ; que l'action ainsi ouverte ne fait pas obstacle à ce que soit également recherchée, devant la juridiction administrative, la responsabilité de l'Etat en raison du risque spécial créé pour les tiers du fait de la mise en oeuvre d'une des mesures de liberté surveillée prévues par l'ordonnance du 2 février 1945 ; que par suite, en retenant que la généralisation de l'emploi des méthodes prévues par cette ordonnance crée un risque spécial pour les tiers et est susceptible, en cas de dommages causés aux tiers par les enfants confiés soit à des établissements spécialisés soit à une personne digne de confiance, d'engager, même sans faute, la responsabilité de la puissance publique à leur égard, la cour administrative d'appel de Nantes n'a commis aucune erreur de droit ; 

Considérant, en second lieu, qu'en estimant que la mise en oeuvre, dans le cas du mineur qui a provoqué l'incendie litigieux, du régime de liberté surveillée prévu par l'ordonnance du 2 février 1945 était la cause directe et certaine du dommage subi par M. X et en en déduisant, en l'absence de toute faute commise par l'association « Igloo », que l'Etat, au titre de l'action en garantie introduite par la MAIF, devait être condamné à rembourser l'indemnité versée à la victime par la MAIF, dont le montant n'est pas contesté, la cour administrative d'appel de Nantes n'a pas davantage commis d'erreur de droit ; 

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ; 

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : 

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l'Etat le versement à la MAIF de la somme de 2 250 euros qu'elle demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; 

D E C I D E : 
Article 1er : Le recours du GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE est rejeté. 
Article 2 : L'Etat versera à la MAIF la somme de 2 250 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. 
Article 3 : La présente décision sera notifiée au GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE et à la MAIF.