Les rapports patrimoniaux des époux – Partie 1 : la contribution aux charges du mariage et la solidarité ménagère (cas pratique)

Énoncé du sujet

Vous êtes en pleines révisions pour votre examen en droit de la famille et avez spécifiquement demandé à ne pas être dérangé(e) durant vos intenses heures de travail… C’était sans compter sur votre mère, qui crie sur tous les toits que vous faites du droit. Elle l’a d’ailleurs dit à son ami d’enfance, Nicolas, qui connaît des problèmes sentimentaux.

Nicolas a fait des études en histoire de l’art et travaille actuellement dans une galerie d’art moderne à Tours. C’est au détour d’un vernissage qu’il a eu le coup de foudre pour Habib. Les deux tourtereaux se sont rapidement mariés en 2018 et ont acquis, dans la foulée, une maison d’architecte dans la banlieue de Tours. Le logement est idéal et convient parfaitement au couple et à leurs trois enfants, Giuliana, Sasha et Bianca, qu’ils ont adoptés.

La maison est aujourd’hui intégralement remboursée et a même été améliorée : une belle véranda a été installée, pour favoriser les talents de jardinage de toute la famille.

Cette jolie vie de famille a volé en éclat il y a quelques mois, quand Habib a décidé de quitter le logement et de prendre un petit studio en centre-ville de Tours, pour, soi-disant, se recentrer sur lui-même.

Nicolas a fait part de ses inquiétudes à votre mère.

C’est lui qui a intégralement payé l’acquisition de la jolie maison, car il avait à l’époque des revenus supérieurs à ceux de Habib. Votre mère vous précise que ce remboursement s’est fait par le paiement des échéances du prêt contracté par les deux époux. Nicolas pourra-t-il obtenir un remboursement des sommes payées ?

Par ailleurs, Nicolas croule sous les factures et les visites des commissaires de justice. Il souhaiterait avoir votre avis sur certaines d’entre elles.

Les travaux d’agrandissement de la véranda ne sont pas intégralement payés. Les deux époux s’étaient pourtant mis d’accord pour payer alternativement chaque mensualité du prêt contracté. Mais voilà plus de cinq mois que Habib ne paye plus ! Les factures s’entassent dans le bureau de Nicolas, qui refuse de toutes les payer. Les commissaires de justice souhaitent désormais saisir certains de ses salaires pour rembourser l’établissement de crédit : le peuvent-ils ? Et surtout, Nicolas peut-il forcer Habib à payer ces factures ?

Les ennuis ne s’arrêtent pas là : les deux époux étant mordus d’art, ils ont fait l’acquisition d’une collection d’œuvres d’un jeune peintre prometteur. Les deux hommes ont signé ensemble dans la galerie le contrat de cession, mais ils ont opté pour un paiement en plusieurs fois sans frais. Les œuvres n’ont pas été intégralement payées au jour du départ de Habib et les dernières factures arrivent toujours au domicile commun des époux. Nicolas refuse de payer, au prétexte qu’il n’a jamais aimé l’artiste en question et qu’il s’agissait d’un achat plaisir de Habib. Vers qui la galerie peut-elle se tourner pour obtenir remboursement ? Nicolas doit-il s’inquiéter ?  

La situation de rupture a eu un effet dévastateur sur les enfants. Ces derniers sont devenus de vrais casse-cous, moyen pour eux de montrer leur mécontentement face à la situation de séparation de leurs parents.

Giuliana, l’aînée, s’est cassée le bras en voulant escalader la mezzanine du studio de Habib. Plus de peur que de mal, heureusement, mais l’hôpital demande à Nicolas de payer : Habib a renseigné l’adresse du domicile commun sur le formulaire d’hospitalisation. Nicolas refuse : il n’était même pas là quand Giuliana s’est blessée !

Furieux, il aurait menacé Habib de lui faire payer sa facture de dentiste : Sasha, le cadet, a réussi l’exploit d’un vol plané dans le jardin de la maison. Il s’en est sorti indemne, car c’est Nicolas qui l’a réceptionné. Mais ce dernier a perdu une dent dans l’accident, l’obligeant à se rendre chez le dentiste là encore en urgence. Qui devra payer et rembourser ces différents frais d’hospitalisation ?

Résolution du cas

Nicolas nous consulte. Il est marié à Habib, et ils ont ensemble trois enfants. Le couple est cependant séparé de fait. Plusieurs questions d’ordre pécuniaire se posent consécutivement au départ de Habib du foyer commun :

  • Nicolas pourra-t-il obtenir le remboursement des sommes versées au titre du financement du logement familial ?
  • Qui est tenu de payer les différentes factures en attente, à savoir les travaux d’agrandissement de la maison, les œuvres d’art et les frais d’hospitalisation ?

Il faudra d’abord s’intéresser aux règles relatives à la contribution aux charges du mariage (I), puis à celles relatives à l’obligation à la dette, c’est-à-dire la solidarité ménagère (II).

I - La contribution de Nicolas à l'acquisition du logement commun

Le mariage entraîne un certain nombre d’effets personnels et patrimoniaux, qui sont d’ordre public. Ces effets se retrouvent dans le régime primaire (art. 212 à 226 c. civ.). Tout couple marié se voit appliquer le régime primaire, jusqu’au décès d’un des époux ou le prononcé du divorce. Cela suppose que la séparation de fait ne met pas fin aux devoirs du mariage (Civ. 1re, 6 janv. 1981, n° 79-14.105).

L’article 212 du Code civil prévoit que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance ». En cas de litige entre les époux sur leur contribution dans les dépenses quotidiennes, l’article 214 du Code civil prévoit que les époux contribuent, à hauteur de leurs facultés respectives, aux charges du mariage. Ces charges du mariage ne sont pas définies par le législateur. La jurisprudence considère qu’il s’agit des dépenses ordinaires et nécessaires aux besoins de la vie familiale, mais encore les dettes d’agrément et de loisir. Cette notion englobe ainsi le financement aux fins d’acquérir le logement familial (Civ. 1re, 14 mars 2006, n° 05-15.980), mais non les sommes affectées à un investissement immobilier (Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.944).

Sauf si cette question est réglée par convention, il faudra prendre en compte les facultés contributives de chacun des époux pour déterminer leur part contributive (art. 214, al. 1er c. civ.) Ce sera alors au juge de fixer la frontière des contributions et d’apprécier cette question.

En d’autres termes, et pour résumer, l’article 214 du code civil a notamment pour objet de régler la contribution définitive des époux aux charges du mariage et de vérifier si l’un des époux n’a pas sur ou sous-contribué auxdites charges.

Nicolas et Habib sont deux hommes mariés, ce qui entraîne l’application du régime primaire des articles 212 et suivants du code civil. Ils sont donc assujettis à la contribution aux charges du mariage de l’article 214 du code civil. La question est relative à la contribution aux charges, car il s’agit de se demander si Nicolas peut obtenir le remboursement des sommes qu’il a versées au titre du financement du logement familial.

Il faut d’abord qualifier la somme litigieuse. Cette dernière porte sur l’acquisition du logement familial. La jurisprudence admet que l’acquisition du logement familial soit comprise dans les charges du mariage (Civ. 1re, 14 mars 2006, n° 05-15.980). Il importe peu que Habib n’habite plus dans la maison, qui demeure le logement familial et la résidence des enfants communs. Cela signifie donc que le financement de l’acquisition du logement familial participe de l’exécution, par Nicolas, de son obligation de contribuer aux charges du mariage.

La qualification de charges du mariage implique que par principe, Nicolas ne peut obtenir remboursement des sommes payées, sauf à prouver une sur-contribution de sa part, c’est-à-dire en l’espèce que le financement de l’acquisition dépasse une contribution normale aux charges du mariage. Pour ce faire, le juge devra prendre en considération les facultés financières respectives des deux époux, ainsi que le montant payé.

Nous savons que Nicolas a payé car il avait, à cette époque, des revenus plus élevés que ceux de Habib. Le juge considérera donc que Nicolas devait contribuer plus largement aux charges du mariage, eu égard à ses facultés au moment du paiement.

Dès lors, l’action de Nicolas en remboursement des frais exposés pour acquérir la maison ne devrait pas être accueillie par les juges, ou alors partiellement, car il s’agit d’une charge du mariage, correspondant aux facultés financières de Nicolas.

II - La solidarité des dettes conclues par Nicolas et Habib

Lorsqu’une dette n’est pas encore payée, la question n’est plus celle de la contribution (qui doit in fine régler cette dette ?), mais celle de l’obligation à la dette (qui peut être actionné par les créanciers ?). Alors que l’article 214 du code civil concerne les relations pécuniaires des époux entre eux, l’article 220 du code civil concerne la solidarité ménagère, aux fins de protéger les intérêts des créanciers des époux.

L’article 220 du Code civil prévoit que les époux sont tenus solidairement au paiement des dettes ayant pour objet l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants, même si la dette n’a été contractée que par l’un d’eux (al. 1er). Le critère est donc celui de la qualification de la dette comme « ménagère ». La jurisprudence apprécie de manière restreinte les dettes ménagères, car elles doivent strictement correspondre à « l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants ». Cela exclut les dépenses de loisir ou d’agrément, les dépenses d’investissement ou encore les dettes strictement personnelles à l’un des époux, comme les dettes de réparation d’un préjudice.

La première limite à la solidarité concerne les achats manifestement disproportionnés eu égard au train de vie du ménage, à l’utilité ou l’inutilité de l’opération, ou encore la bonne ou mauvaise foi du créancier (al. 2). La seconde limite concerne les achats à tempérament ou les emprunts, sauf à ce que ces derniers portent sur des sommes modestes (al. 3).

En l’absence de solidarité, seul l’époux ayant contracté la dette est tenu au paiement envers les créanciers. Bien évidemment, si les époux ont, tous deux, consenti à la dette, ils ne pourront pas se défaire de leur engagement, et l’article 220 ne leur sera d’aucune utilité (Civ. 1re, 3 juin 2003, n° 00-20.370).

Ces dispositions liminaires posées, plusieurs factures sont en l’espèce présentées. Nous réglerons d’abord la question des travaux de la véranda (A), le paiement des œuvres d’art (B), pour terminer par les frais d’hospitalisation de Giuliana (C) et de Nicolas (D).

A - Les travaux d'agrandissement

Les époux ont contracté un emprunt pour agrandir leur maison et construire une véranda. Au moment où Nicolas nous consulte, certaines échéances demeurent impayées. Nicolas souhaite savoir s’il peut forcer Habib à payer une partie de ces factures.

Il s’agit d’une facture impayée, donc d’une relation pécuniaire entre un créancier et les époux. La question est de savoir si les deux époux sont tenus solidairement de payer la dette.

Pour appliquer l’article 220 du code civil et faire jouer la solidarité ménagère, il faut d’abord qualifier la dette. Il s’agit de travaux d’agrandissement de la maison familiale. On peut hésiter à faire entrer cette dette dans la catégorie des dettes ménagères ayant pour objet l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants, d’autant plus que l’utilité d’une véranda peut être discutée, tout comme son prix. Pour autant, la véranda avait une utilité, car il est précisé qu’elle entrait en partie dans l’éducation des enfants au jardinage.

En réalité, la qualification de dette ménagère est un détour inutile. Il est précisé, dans l’énoncé, que « les deux époux s’étaient mis d’accord » sur l’échelonnage du paiement de ces travaux. Cela signifie qu’ils ont contracté ensemble cette dette et qu’ils sont donc tous les deux tenus à son remboursement. L’article 220 du code civil n’a pas vocation à jouer ici.

L’exception de l’alinéa 3 de l’article 220 n’a donc pas vocation à s’appliquer, même si en l’espèce, la dette prend effectivement la forme de mensualités d’un emprunt.

En conclusion, Nicolas peut parfaitement forcer Habib à payer les factures litigieuses. Il peut encore, s’il en a les moyens, payer les factures, puis se retourner contre Habib pour en réclamer le remboursement pour moitié.

B - Les œuvres d'art

Les époux ont acheté une collection d’œuvres d’art, grâce à un paiement échelonné. Mais Habib refuse de payer les mensualités. Nicolas peut-il refuser de payer les factures ?

Il s’agit d’une facture impayée, donc d’une relation pécuniaire entre un créancier et les époux. La question est de savoir si les deux époux sont tenus solidairement de payer la dette.

Pour appliquer l’article 220 du code civil et faire jouer la solidarité ménagère, il faut d’abord qualifier la dette. L’achat d’une collection d’œuvres d’art n’entre pas dans l’éducation des enfants. Les œuvres d’art pourraient participer de l’entretien du ménage, comme éléments de décoration du logement, mais rien n’est dit à ce sujet. De plus, le prix de la collection semble élevé, car Nicolas évoque un « achat plaisir » de Habib. Il ne s’agit donc pas d’une dette ménagère au sens de l’alinéa 1er de l’article 220 du code civil. Plus encore, s’agissant d’un paiement échelonné, et donc à tempérament, la solidarité devrait de toute manière être exclue au titre de l’alinéa 3 de l’article 220 du code civil.

Mais là encore, l’application de l’article 220 du code civil n’est pas requise pour engager les deux époux envers les créanciers. Les deux époux ont contracté la dette ensemble. Il importe peu que Nicolas précise, après coup, que l’idée de l’acquisition provenait de Habib. Leurs noms apparaissent sur le contrat conclu avec la galerie.

Les deux époux sont donc tenus, sauf à ce que Nicolas aille sur le terrain du droit commun des obligations pour se libérer de ce paiement, en invoquant un vice de son consentement.

C - Les frais d'hospitalisation de Giuliana

Giuliana, la fille aînée du couple, s’est blessée chez Habib et a été amenée aux urgences. Les frais d’hospitalisation n’ont pas été payés et l’établissement hospitalier se retourne contre Nicolas en retraçant l’adresse donnée lors de l’hospitalisation. Nicolas peut-il refuser de payer, au motif qu’il n’était pas présent lors de l’accident ?

Il s’agit d’une facture impayée, donc d’une relation pécuniaire entre un créancier et les époux. La question est de savoir si les deux époux sont tenus solidairement de payer la dette. L’article 220 du code civil a vocation à s’appliquer.

La première étape est de déterminer si la dette est ménagère. Les frais d’hospitalisation d’un enfant commun rentrent dans le cadre de l’entretien du ménage et l’éducation des enfants (en ce sens : Civ. 2e, 10 juill. 1996, n° 94-19.388).

La seconde étape consiste à vérifier si la dette qualifiée de ménagère ne fait pas l’objet d’une exception. En l’espèce, la somme n’est pas communiquée. Mais l’on peut imaginer qu’elle n’est pas manifestement disproportionnée pour au moins trois raisons : les époux ont un train de vie confortable (au regard de leurs emplois, de leurs achats passés…), Nicolas n’invoque pas le caractère trop onéreux de la facture pour s’en défaire, et enfin la dépense est utile car elle permet de soigner un enfant commun. L’alinéa 2 de l’article 220 du code civil n’a donc pas vocation à s’appliquer pour écarter la solidarité.

Par ailleurs, la dette n’est ni un emprunt, ni un achat à tempérament. L’alinéa 3 de l’article 220 du code civil n’a donc pas vocation à s’appliquer pour écarter la solidarité.

Dès lors, il importe peu que Nicolas refuse de payer car il n’était pas présent lors de l’hospitalisation. La dette étant ménagère, elle engage les deux époux solidairement en application de l’alinéa 1er de l’article 220 du code civil. Cela signifie que l’hôpital pourra demander à Nicolas de payer la totalité de la facture.

D - Les frais d'hospitalisation de Nicolas

Une dernière facture attire notre attention : la facture du dentiste, à la suite de l’accident de Sasha. Nicolas pourrait-il appeler Habib au paiement d’une telle dette ?

Il s’agit d’une facture impayée, donc d’une relation pécuniaire entre un créancier et les époux. La question est de savoir si les deux époux sont tenus solidairement de payer la dette. L’article 220 du code civil a vocation à s’appliquer.

La dette de dentiste doit d’abord être qualifiée. En tant que dette à caractère médical, elle peut à la fois être considérée comme une dette purement personnelle à l’époux bénéficiaire des soins ou comme une dette participant à l’entretien du ménage, sous-entendant l’idée de devoir d’assistance et de secours des époux entre eux. La jurisprudence semble trancher en faveur de la seconde option et qualifie les frais d’hospitalisation d’un époux comme des dettes ménagères (en ce sens : Civ. 1re, 17 déc. 2014, n° 13-25.117. Plus précisément sur des frais dentaires : Civ .1re, 10 mai 2006, n° 03-16.593 : « les soins dentaires dispensés à un époux constituent des dépenses engagées pour l'entretien du ménage »). La dette doit donc être qualifiée de ménagère en l’espèce.

Cependant, la solidarité disparaît en cas de dépenses manifestement disproportionnées. En l’espèce, rien n’est dit sur le montant des frais dentaires subis par Nicolas. Certains éléments peuvent être mentionnés pour écarter le caractère disproportionné de la dépense. D’une part, les époux ont un train de vie confortable, comme vu précédemment. D’autre part, les frais ont été rendus nécessaires du fait de l’accident de Sasha. Il est possible de supposer que les sommes correspondent à celles pratiquées habituellement par les dentistes. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une « lubie » de Nicolas, mais bien d’un impératif. L’alinéa 2 de l’article 220 du code civil ne permet pas d’écarter la solidarité.

Par ailleurs, la dette n’est ni un emprunt, ni un achat à tempérament. L’alinéa 3 de l’article 220 du code civil ne permet pas d’écarter la solidarité.

En conclusion, Nicolas pourra faire intervenir Habib au paiement de cette dette. Il pourra encore payer intégralement la dette, puis se retourner contre Habib pour demander le remboursement d’une partie des frais dentaires.