Les branches du droit (fiche d’arrêt – 2 espèces)

Présentation de l’exercice

Le droit est une science de catégorisation. Cela est d’autant plus vrai que le droit lui-même, dans son enseignement ou dans sa pratique, est divisé en plusieurs catégories, parfois appelées « branches » du droit. Deux « branches » surplombent l’édifice normatif : le droit public et le droit privé. Mais à l’intérieur même de ces deux « branches » principales, des divisions s’opèrent. Ainsi le droit privé englobe le droit civil, le droit du travail, le droit commercial... Le droit public englobe quant à lui le droit administratif, le droit constitutionnel, les finances publiques… Certaines sous-branches se rapprochent du droit privé, sans pour autant y appartenir entièrement : c’est le cas du droit judiciaire privé ou du droit international privé. Le même constat s’opère avec le droit communautaire ou le droit fiscal, qui partagent une filiation plus ou moins forte avec le droit public. Enfin, certaines matières sont rétives à toute catégorisation : c’est le cas du droit pénal, mais également de nouveaux domaines du droit comme le droit de l’environnement ou le droit du numérique. 

L’exercice proposé permet de réfléchir à la portée de cette division du droit, mais également de mettre à profit la méthodologie de la fiche d’arrêt, acquis lors des précédentes fiches : les questions posées sont plus directes et générales, afin d’entraîner l’étudiant à réaliser sans aide une fiche d’arrêt adéquate. Deux décisions seront ici étudiées : 

1.    Une décision du Tribunal des conflits de 1873, relative à la célèbre affaire d’Agnès Blanco heurtée par un wagonnet et interrogeant la distinction droit civil / droit administratif ;
2.    Un arrêt de la Cour de cassation de 1996, relative au paiement de prestations sociales et interrogeant la distinction entre droit du travail et droits civil et commercial. 

Pour chacune des décisions reproduites, et à l’aide de vos réponses aux questions suivantes, rédigez une introduction* de commentaire d’arrêt.

a)    Quels sont les faits matériels ayant amené au litige présenté ?

b)    Sait-on qui est à l’origine de la demande initiale ? Connaît-on la position du juge de première instance ? D’appel ? Si oui, précisez-la. 

c)    Qui forme la demande donnant lieu à la décision étudiée ? Quelles sont les prétentions du demandeur ? 

d)    Quel est le problème de droit posé à la juridiction saisie ?

e)    Quelle est la solution apportée par la juridiction saisie ? Quel raisonnement adopte-t-elle ?

f)    Quelles étaient les branches du droit en conflit dans la décision étudiée ?

g)    Sur quel(s) critère(s) se fonde la juridiction saisie pour trancher en faveur de l’une des branches ? Pouvez-vous l’expliquer ? 

h)    Quels sont les faits qui justifient ce choix ? Quelle est la finalité recherchée ? Quelles auraient été les conséquences si l’autre branche avait été préférée ? 

*Rappel méthodologique : l’introduction d’un commentaire d’arrêt comprend une accroche présentant succinctement la décision commentée, son contexte et sa solution, la présentation des faits pertinents, les prétentions en présence, le ou les problèmes de droit posés par l’arrêt, la solution de droit de la juridiction ainsi qu’une annonce problématisée de plan.  

Tribunal des conflits, 8 févr. 1873, n° 00012, Agnès Blanco

Décision étudiée

Vu l'exploit introductif d'instance, du 24 janvier 1872, par lequel Jean Y... a fait assigner, devant le tribunal civil de Bordeaux, l'Etat, en la personne du préfet de la Gironde, Adolphe Z..., Henri X..., Pierre Monet et Jean A..., employés à la manufacture des tabacs, à Bordeaux, pour, attendu que, le 3 novembre 1871, sa fille Agnès Y..., âgée de cinq ans et demi, passait sur la voie publique devant l'entrepôt des tabacs, lorsqu'un wagon poussé de l'intérieur par les employés susnommés, la renversa et lui passa sur la cuisse, dont elle a dû subir l'amputation ; que cet accident est imputable à la faute desdits employés, s'ouïr condamner, solidairement, lesdits employés comme co-auteurs de l'accident et l'Etat comme civilement responsable du fait de ses employés, à lui payer la somme de 40,000 francs à titre d'indemnité ; 

Vu le déclinatoire proposé par le préfet de la Gironde, le 29 avril 1872 ; Vu le jugement rendu, le 17 juillet 1872, par le tribunal civil de Bordeaux, qui rejette le déclinatoire et retient la connaissance de la cause, tant à l'encontre de l'Etat qu'à l'encontre des employés susnommés ; Vu l'arrêté de conflit pris par le préfet de la Gironde, le 22 du même mois, revendiquant pour l'autorité administrative la connaissance de l'action en responsabilité intentée par Y... contre l'Etat, et motivé : 1° sur la nécessité d'apprécier la part de responsabilité incombant aux agents de l'Etat selon les règles variables dans chaque branche des services publics ; 2° sur l'interdiction pour les tribunaux ordinaires de connaître des demandes tendant à constituer l'Etat débiteur, ainsi qu'il résulte des lois des 22 décembre 1789, 18 juillet, 8 août 1790, du décret du 26 septembre 1793 et de l'arrêté du Directoire du 2 germinal an 5 ; 

Vu le jugement du tribunal civil de Bordeaux, en date du 24 juillet 1872, qui surseoit à statuer sur la demande ; 

Vu les lois des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an 3 ; 
Vu l'ordonnance du 1er juin 1828 et la loi du 24 mai 1872 ;

Considérant que l'action intentée par le sieur Y... contre le préfet du département de la Gironde, représentant l'Etat, a pour objet de faire déclarer l'Etat civilement responsable, par application des articles 1382, 1383 et 1384 du Code civil, du dommage résultant de la blessure que sa fille aurait éprouvée par le fait d'ouvriers employés par l'administration des tabacs ;

Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ;

Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ;

Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ;

DECIDE : Article 1er : L'arrêté de conflit en date du 22 juillet 1872 est confirmé. Article 2 : Sont considérés comme non avenus, en ce qui concerne l'Etat, l'exploit introductif d'instance du 24 janvier 1872 et le jugement du tribunal civil de Bordeaux du 17 juillet de la même année. Article 3 : Transmission de la décision au garde des sceaux pour l'exécution.

Corrigé

Encore aujourd’hui considéré comme l’acte fondateur du droit administratif, la décision du Tribunal des conflits du 8 février 1873, dite « Blanco » (du nom de la jeune victime à l’origine du litige), consacre le régime spécial de la responsabilité extracontractuelle de l’État dans le cadre d’un service public. Elle illustre ainsi la division du droit entre droit privé et droit public.

En l’espèce, une enfant est heurtée par un wagonnet manipulé par des employés d’une manufacture exploitée en régie par l’État. L’accident entraîne l’amputation de la jambe de l’enfant blessée. 

Le père de la victime assigne l’État, en la personne du préfet de la Gironde, ainsi que les employés de la manufacture, devant les juridictions judiciaires afin de voir condamner solidairement au paiement de dommages et intérêts sur le fondement des anciens articles 1382 à 1384 du Code civil.  

Le juge du tribunal civil saisi s’estime compétent et rejette le déclinatoire de compétence émis par le préfet de la Gironde en 1872. Face au rejet de son déclinatoire, le préfet prend alors un arrêté de conflit en date du 22 juillet 1872, par lequel il élève le conflit et le porte devant le Tribunal des conflits. 

Au soutien de son arrêté, le préfet de la Gironde estime d’une part que doit être déterminée la part de responsabilité des employés, dès lors que la manufacture était gérée en régie par l’État : est posée la question d’une possible responsabilité extracontractuelle de l’État. D’autre, part, il estime que l’affaire ne concerne pas le juge civil, car le demandeur initial met en cause l’État comme débiteur de dommages et intérêts : les juridictions administratives doivent être reconnues compétentes.

Ainsi, le Tribunal des conflits était saisi d’une question principale : la responsabilité de l’État peut-elle être engagée en cas de dommage causé par l’un de ses agents dans le cadre d’un service public ? En cas de réponse positive, cette responsabilité extracontractuelle de l’État relève-t-elle des dispositions du Code civil ou d’un régime spécial et quelle juridiction est compétente pour en connaître ? 

Le Tribunal des conflits consacre la possibilité d’une responsabilité extracontractuelle de l’État pour les dommages causés par ses agents dans le cadre d’un service public. Cependant, et contrairement au père de la victime, il estime que cette responsabilité extracontractuelle ne relève pas du droit civil, puisqu’il ne s’agit pas d’un rapport entre particuliers. Elle doit recevoir un régime spécial, adapté aux nécessités du service public. Par corollaire, la spécificité de cette responsabilité implique la compétence exclusive de l’autorité administrative.

Par cette décision, le Tribunal des conflits tranche une question en apparence simple mais structurante pour la distinction entre droit privé et droit public : la responsabilité extracontractuelle de l’État relève-t-elle du droit civil ou d’un droit administratif spécial ? En prenant comme critère l’existence d’un service public, le Tribunal des conflits consacre l’existence d’une responsabilité extracontractuelle propre à l’État (I). La spécificité de l’exercice d’un service public justifie l’application d’un régime juridique distinct des dispositions du Code civil, afin d’adapter la réparation du dommage aux nécessités du service public (II).

Cass., Soc., 13 nov. 1996, n° 94-13.187

Décision étudiée

Attendu qu'à la suite d'un contrôle, l'URSSAF a réintégré dans l'assiette des cotisations dues par la Société générale pour les années 1984 et 1985, d'une part, les sommes versées au personnel à titre de « gratification hold up » et de complément de retraite, d'autre part, celles versées à titre d'honoraires à des conférenciers extérieurs à l'entreprise ; […]

Mais sur le moyen relevé d'office après que les parties ont été invitées à présenter leurs observations ;

Vu l'article L. 242-1 du Code de la sécurité sociale, ensemble les articles L. 121-1 du Code du travail et 620, alinéa 2, du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu, selon le premier de ces textes, que, pour le calcul des cotisations des assurances sociales, des accidents du travail et des allocations familiales, sont considérées comme rémunérations toutes les sommes versées aux travailleurs en contrepartie ou à l'occasion d'un travail accompli dans un lien de subordination ; que le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; que le travail au sein d'un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l'employeur détermine unilatéralement les conditions d'exécution du travail ;

Attendu que, pour décider que les honoraires versés aux conférenciers et intervenants extérieurs étaient soumis aux cotisations du régime général de la sécurité sociale, l'arrêt retient que leurs prestations s'effectuaient dans le cadre d'un service organisé ;

Qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que le thème de l'intervention des conférenciers et leur rémunération n'étaient pas déterminés unilatéralement par la Société générale, mais convenus avec les intéressés, et que ceux-ci n'étaient soumis par ailleurs à aucun ordre, à aucune directive, ni à aucun contrôle dans l'exécution de leur prestation, ce dont il résultait que les conférenciers et intervenants n'étaient pas placés dans un lien de subordination à l'égard de la Société générale, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés ; […]

PAR CES MOTIFS, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le premier moyen :

CASSE ET ANNULE […]

Corrigé

Longtemps perçu comme un ensemble homogène, sous l’égide du Code civil de 1804, le droit privé s’est divisé sous le coup de l’autonomisation des branches issues du droit civil, au premier rang desquelles le droit du travail à partir de la fin du XIXᵉ siècle. Dans cette logique, la chambre sociale de la Cour de cassation, par son arrêt du 13 novembre 1996, rappelle et formalise le critère du lien de subordination pour distinguer le droit du travail du droit civil.

Une banque fait intervenir des conférenciers, moyennant le versement d’honoraires. Un contrôle de l’URSSAF aboutit à réintégrer, pour les années 1984 et 1985, ces honoraires dans l’assiette des cotisations sociales dues par la banque. 

Il peut être suggéré que la banque initie la procédure. La cour d’appel, allant dans le sens de l’URSSAF, considère que les honoraires versés aux intervenants extérieurs devaient être qualifiés de salaires, et donc être intégrés dans l’assiette des cotisations sociales. Le point discuté fait l’objet d’un pourvoi. Cependant, le moyen commenté ne provient pas de l’une des parties : il s’agit d’un moyen relevé d’office par la Cour de cassation. 

La tension se cristallise autour de la qualification des sommes versées aux conférenciers extérieurs. En effet, dans sa calcul de l’assiette des cotisations sociales de la banque, l’URSSAF estime que les honoraires constituent une rémunération salariale au profit de intervenants extérieurs. De ce fait, l’assiette de cotisations est plus large, ce qui entraîne des cotisations plus élevées pour la banque. À l’inverse, la banque estime que les honoraires ont été versés à des indépendants : ils ne constituent donc pas des salaires et ne sont pas assujettis aux cotisations sociales.

Ainsi, la question posée à la Cour de cassation était de savoir si les sommes versées à des intervenants extérieurs devaient être qualifiées de rémunération et être, par conséquent, intégrées dans l’assiette des cotisations à la sécurité sociale. 

Pour répondre à cette question, la Cour se fonde sur l’article L. 242-1 du code de la sécurité sociale qui précise que le calcul des cotisations sociales prend en compte les rémunérations, c’est-à-dire « toutes les sommes versées aux travailleurs en contrepartie ou à l’occasion d’un travail accompli dans un lien de subordination ». Ainsi, l’enjeu pour la Cour est de qualifier les intervenants d’indépendants ou de salariés rémunérés, et plus encore de qualifier l’existence d’une relation de travail. 

La Cour rappelle alors les principaux critères de définition d’une relation de travail. La relation de travail s’appuie sur un lien de subordination, c’est-à-dire une relation sous l’autorité d’un employeur pouvant diriger, contrôler et sanctionner l’exécution du travail fourni. L’existence d’un service organisé dans lequel s’insère le travail constitue un indice pertinent mais non suffisant pour qualifier la relation de relation de travail. 

La Cour de cassation applique cette grille d’analyse à la situation litigieuse. Elle relève que la cour d’appel s’est uniquement fondée sur l’existence d’un service organisé pour considérer que les intervenants extérieurs étaient des salariés rémunérés par la banque.

Or, ce seul critère est insuffisant pour caractériser une relation de travail, en l’absence d’un lien de subordination. La Cour de cassation considère que ce lien est en l’espèce inexistant : il résulte des observations de la cour d’appel que les intervenants choisissaient indépendamment le thème de leur interventions et que leur rémunération était négociée avec la banque. Par ailleurs, la banque n’exerçait aucun pouvoir de direction, de contrôle et de sanction. Dès lors, les sommes versées aux intervenants extérieurs constituent des honoraires et non des rémunérations pouvant être intégrées à l’assiette des cotisations sociales par l’URSSAF. 

À partir d’un cas d’espèce relatif à l’assujettissement aux cotisations sociales, l’arrêt illustre une frontière interne au droit privé : droit du travail d’un côté, droit civil ou commercial de l’autre. Le glissement de l’un vers l’autre repose sur un critère directeur : le lien de subordination, défini par les pouvoirs de direction, contrôle et sanction de l’employeur sur le salarié. La mise en exergue du critère du lien de subordination (I) précède son application aux honoraires litigieux, conduisant ici à la qualification d’indépendant et à l’absence d’assujettissement au titre des salaires (II).