Les sources indirectes du droit (CE, Ass., 17 févr. 1950, Ministre de l’Agriculture c. Dame Lamotte, n° 86949, publié au Recueil Lebon)

Présentation de l’exercice

L’élaboration d’une fiche d’arrêt est une étape indispensable à la bonne compréhension de la décision étudiée, ainsi qu’un préalable à la réalisation du commentaire d’arrêt. Il s’agit donc du premier vrai exercice juridique exigé des étudiants en droit. Élaborer une fiche d’arrêt suppose de savoir correctement lire et déchiffrer une décision de justice (sur ce point, voir la fiche sur le vocabulaire et la qualification juridiques). 

La fiche d’arrêt a pour objectif de présenter, de manière structurée et synthétique, une décision de justice : en partant des faits bruts proposés, l’étudiant doit être capable de retracer l’histoire procédurale du litige, de présenter les arguments en tension de part et d’autre, d’en déduire le problème de droit posé à la juridiction dont la décision est étudiée, et de présenter clairement la solution choisie par les juges. 

Il convient d’abord de prendre connaissance de la décision à étudier et de la liste des questions. Les réponses aux séries de questions posées (Exercice 1) doivent permettre, ensuite, à l’étudiant de rédiger une fiche d’arrêt complète (Exercice 2) ainsi que de comprendre la valeur et la portée de l’arrêt proposé. 

Corpus documentaire et questions

Décision étudiée : CE, Ass., 17 févr. 1950, Ministre de l’Agriculture c. Dame Lamotte, n° 86949

Vu le recours et le mémoire ampliatif présentés pour le ministre de l'agriculture, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 28 octobre 1946 et 23 février 1948 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler un arrêté en date du 4 octobre 1946 par lequel le conseil de préfecture de Lyon a annulé un arrêté en date du 10 août 1944 par lequel le préfet de l'Ain avait concédé au sieur de Testa, en vertu de l'article 4 de la loi du 23 mai 1943, le domaine dit "du Sauberthier" sis commune de Montluel appartenant à la dame X... née Y... ; 

Vu les lois du 19 février 1942 et du 23 mai 1943 ; 
Vu l'ordonnance du 9 août 1944 ; 
Vu l'ordonnance du 31 juillet 1945 ;

Considérant que, par un arrêté du 29 janvier 1941, pris en exécution de la loi du 27 août 1940, le préfet de l'Ain a concédé "pour une durée de neuf années entières et consécutives qui commenceront à courir le 1er février 1941", au sieur de Testa le domaine de Sauberthier commune de Montluel , appartenant à la dame X..., née Y... ; que, par une décision du 24 juillet 1942, le Conseil d'Etat a annulé cette concession par le motif que ce domaine "n'était pas abandonné et inculte depuis plus de deux ans" ; que, par une décision ultérieure, du 9 avril 1943, le Conseil d'Etat a annulé, par voie de conséquence, un second arrêté du préfet de l'Ain, du 20 août 1941, concédant au sieur de Testa trois nouvelles parcelles de terre, attenantes au domaine ;

Considérant enfin que, par une décision du 29 décembre 1944, le Conseil d'Etat a annulé comme entaché de détournement de pouvoir un troisième arrêté, en date du 2 novembre 1943, par lequel le préfet de l'Ain "en vue de retarder l'exécution des deux décisions précitées du 24 juillet 1942 et du 9 avril 1943" avait "réquisitionné" au profit du même sieur de Testa le domaine de Sauberthier ;

Considérant que le ministre de l'Agriculture défère au Conseil d'Etat l'arrêté, en date du 4 octobre 1946, par lequel le conseil de préfecture interdépartemental de Lyon, saisi d'une réclamation formée par la dame Lamotte contre un quatrième arrêté du préfet de l'Ain, du 10 août 1944, concédant une fois de plus au sieur de Testa le domaine de Sauberthier, a prononcé l'annulation de ladite concession ; que le ministre soutient que le conseil de préfecture aurait dû rejeter cette réclamation comme non recevable en vertu de l'article 4 de la loi du 23 mai 1943 ;

Considérant que l'article 4, alinéa 2, de l'acte dit loi du 23 mai 1943 dispose : "L'octroi de la concession ne peut faire l'objet d'aucun recours administratif ou judiciaire" ; que, si cette disposition, tant que sa nullité n'aura pas été constatée conformément à l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine, a pour effet de supprimer le recours qui avait été ouvert au propriétaire par l'article 29 de la loi du 19 février 1942 devant le conseil de préfecture pour lui permettre de contester, notamment, la régularité de la concession, elle n'a pas exclu le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat contre l'acte de concession, recours qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif, et qui a pour effet d'assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité. Qu'il suit de là, d'une part, que le ministre de l'Agriculture est fondé à demander l'annulation de l'arrêté susvisé du conseil de préfecture de Lyon du 4 octobre 1946, mais qu'il y a lieu, d'autre part, pour le Conseil d'Etat, de statuer, comme juge de l'excès de pouvoir, sur la demande en annulation de l'arrêté du préfet de l'Ain du 10 août 1944 formée par la dame X... ;

Considérant qu'il est établi par les pièces du dossier que ledit arrêté, maintenant purement et simplement la concession antérieure, faite au profit du sieur de Testa, pour une durée de 9 ans "à compter du 1er février 1941", ainsi qu'il a été dit ci-dessus, n'a eu d'autre but que de faire délibérément échec aux décisions susmentionnées du Conseil d'Etat statuant au contentieux, et qu'ainsi il est entaché de détournement de pouvoir ;

DECIDE : 

Article 1er - L'arrêté susvisé du conseil de préfecture de Lyon du 4 octobre 1946 est annulé. 

Article 2 - L'arrêté du préfet de l'Ain du 10 août 1944 est annulé. 

Article 3 - Expédition de la présente décision sera transmise au ministre de l'Agriculture.

Liste des questions

I.    Les faits matériels

1.    Qui sont les parties concernées par ce litige ? Quelles sont leurs relations ? 
2.    Quels sont les différents actes mentionnés dans le litige ? Par qui sont-ils pris ? Sur quel fondement juridique ?
3.    Quelle est la décision administrative contestée par Dame Lamotte dans l’arrêt étudié ?

II.    Les faits procéduraux

1.    Qui initie le litige ? Qui est saisi de ce litige ?
2.    Quelle est la décision de l’autorité saisie par rapport à la décision administrative contestée par Dame Lamotte ?
3.    Qui défère l’arrêté contesté devant le Conseil d’État ?

III.    Les prétentions des parties et la formulation du problème de droit

1.    Quels sont les griefs portés à l’encontre de l’arrêté contesté déféré devant le Conseil d’État ? Sur quels fondements juridiques s’appuient-ils ? 
2.    En comparant le sens de l’arrêté contesté et les critiques qui lui sont adressées, quel était le problème de droit posé au Conseil d’État ?

IV.    La solution du Conseil d’État

1.    Le Conseil d’État annule-t-il ou confirme-t-il l’arrêté contesté ?
2.    Quels sont les différentes étapes de leur raisonnement ? Sur quel fondement les juges administratifs se fondent-ils pour prendre leur décision ? 

V.    Sens, valeur, portée

1.    Quelle règle est prévue à l’article 4, alinéa 2 de la loi du 6 juillet 1943 ? 
2.    La lecture littérale de l’article précité aurait-elle permis à Madame Lamotte d’engager un recours contre la décision contestée ?
3.    En reconnaissant que « le recours pour excès de pouvoir est toujours ouvert, même sans texte », le Conseil d’État fait-il une lecture littérale de l’article ou ajoute-t-il une règle nouvelle ?
4.    Quelle définition pouvez-vous donner du principe général du droit ? Peut-on qualifier la règle appliquée de principe général du droit ? 
5.    Dans cet arrêt, le Conseil d’État « crée »-t-il du droit ? Quels arguments en faveur ou en défaveur d’une telle affirmation ? 
6.    Quelle est la valeur normative des PGD ? Comment s’articulent-ils avec la loi de 1943 dans l’arrêt étudié ?
7.    Qu’est-ce qu’un recours pour excès de pouvoir ? Quels sont les objectifs poursuivis par le Conseil d’État en reconnaissant que le recours pour excès de pouvoir est ouvert « même sans texte » ? 
8.    Quels peuvent-être les risques de la reconnaissance d’un pouvoir normatif du juge ? 

Exercice 1 : Répondez aux questions suivantes

I.    Les faits matériels

On appelle les « faits matériels » la reprise des éléments factuels de l’arrêt. Il ne faut cependant pas tomber dans l’écueil d’un recopiage de l’arrêt. Il est attendu de l’étudiant qu’il synthétise les seuls faits pertinents, mais aussi qu’il qualifie les parties et les situations litigieuses. 

1.    Qui sont les parties concernées par ce litige ? Quelles sont leurs relations ? 

Les faits concernent principalement un terrain, le « domaine de Sauberthier », appartenant à Dame Lamotte. Le préfet de l’Ain tente, à plusieurs reprises, de concéder ce terrain à Monsieur Teste. 

2.    Quels sont les différents actes mentionnés dans le litige ? Par qui sont-ils pris ? Sur quel fondement juridique ?

Plusieurs actes sont mentionnés. Ils sont tous pris sur le fondement d’un loi du 27 août 1940, qui autorise les préfets à concéder à des tiers des terrains et exploitations abandonnées ou incultes depuis plus de deux ans, et ce dans un but de mise en culture immédiate des terres alors que la France vient de capituler après à peine un an de guerre contre l’Allemagne. 

Le préfet de l’Ain prend un premier arrêté le 29 janvier 1941 et concède le terrain litigieux à M. Testa pour une durée de 9 ans. Cet arrêté est annulé par le Conseil d’État par décision du 24 juillet 1942.

Le préfet prend un deuxième arrêté, le 20 août 1941, concernant des terres attenantes au terrain litigieux, qui sera également annulé par décision du Conseil d’État du 9 avril 1943. 

Un troisième arrêté est pris par le préfet de l’Ain, en date du 2 novembre 1943, aux fins de « retarder l’exécution » des décisions d’annulation du Conseil d’État de 1942 et 1943. Cet arrêté est également annulé par décision du 29 décembre 1944 par le Conseil d’État. 

Un quatrième arrêté est pris par le préfet de l’Ain le 10 août 1944, toujours aux fins de concéder le terrain litigieux à M. Testa.

3.    Quelle est la décision administrative contestée par Dame Lamotte dans l’arrêt étudié ?

Dame Lamotte, propriétaire du terrain, conteste le quatrième arrêté en date du 10 août 1944. 

II.    Les faits procéduraux

On appelle les « faits procéduraux » l’ensemble des étapes de la procédure. Elle débute le plus souvent avec une assignation, ou avec une requête. Il s’agit de retracer le déroulé de la procédure jusqu’au pourvoi devant la juridiction suprême. 

1.    Qui initie le litige ? Qui est saisi de ce litige ?

Dame Lamotte initie le litige : elle forme une réclamation devant le conseil de préfecture interdépartemental de Lyon. 

2.    Quelle est la décision de l’autorité saisie par rapport à la décision administrative contestée par Dame Lamotte ?

Le conseil de préfecture interdépartemental de Lyon fait droit à la réclamation de Dame Lamotte. Il annule l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944, par un arrêté du 4 octobre 1946.

3.    Qui défère l’arrêté contesté devant le Conseil d’État ?

Le ministère de l’Agriculture défère l’arrêté d’annulation du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon du 4 octobre 1946 devant le Conseil d’État. 

III.    Les prétentions des parties et la formulation du problème de droit

Une fois les éléments factuels et procéduraux posés et compris, il faut plonger davantage dans le fond du raisonnement : que souhaitent l’une et l’autre des parties ? En confrontant les prétentions de chacune des parties à l’instance, il sera possible d’en déterminer la question posée aux juges. 

1.    Quels sont les griefs portés à l’encontre de l’arrêté contesté déféré devant le Conseil d’État ? Sur quels fondements juridiques s’appuient-ils ? 

Le ministère de l’Agriculture considère que l’action de Dame Lamotte aurait dû être déclarée irrecevable. Il s’appuie sur l’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 mai 1943 qui dispose désormais que l’octroi d’une concession par le préfet ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire. Cela signifie donc que Dame Lamotte n’avait aucun recours possible contre l’arrêté pris par le préfet le 10 août 1944. Le Conseil d’État doit donc annuler l’arrêté du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon du 4 octobre 1946. 

2.    En comparant le sens de l’arrêté contesté et les critiques qui lui sont adressées, quel était le problème de droit posé au Conseil d’État ?

L’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 mai 1943 interdit-il tout recours contre l’arrêté préfectoral octroyant la concession d’un terrain à un tiers ? En l’espèce, l’arrêté du 4 octobre 1946 du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon doit-il être annulé en raison de l’irrecevabilité de la demande initiale de la propriétaire de la parcelle litigieuse ? 

IV.    La solution du Conseil d’État

La fiche se termine avec la solution de la juridiction dont la décision est étudiée. Il s’agit de comprendre le sens de la décision, le raisonnement emprunté, les fondements choisis. Il s’agit également de synthétiser et de reformuler le raisonnement pour qu’en une phrase ou deux, l’essentiel puisse être retenu.

1.    Le Conseil d’État annule-t-il ou confirme-t-il l’arrêté contesté ?

Le Conseil d’État décide de ne pas suivre l’argumentaire déployé par le ministère de l’Agriculture. Il confirme l’arrêté du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon d’octobre 1944. 

2.    Quels sont les différentes étapes de leur raisonnement ? Sur quel fondement les juges administratifs se fondent-ils pour prendre leur décision ? 

Le Conseil d’État prend appui sur la loi de 1943 pour reconnaître qu’en l’absence d’annulation de la loi, elle demeure applicable au litige. Cependant, les juges opèrent une distinction entre les recours « classiques » et le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État : le recours pour excès de pouvoir ne fait pas partie du champ d’application de la loi et est « ouvert même sans texte ». Dès lors, en l’espèce, Dame Lamotte était donc recevable à agir pour excès de pouvoir contre l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944. 

Le Conseil d’État opère donc son contrôle, et estime que l’arrêté du conseil de préfecture d’octobre 1946, annulant l’arrêté d’août 1944, doit être confirmé en ce que l’arrêté litigieux constituait un détournement de pouvoir du préfet, qui souhaitait faire échec aux décisions d’annulation antérieures du Conseil d’État. 

V.    Sens, valeur, portée

Les dernières questions préparent l’étudiant à raisonner en vue de la construction du plan et de la rédaction du commentaire. Elles portent sur le raisonnement employé par le Conseil d’État pour parvenir à sa décision. 

1.    Quelle règle est prévue à l’article 4, alinéa 2 de la loi du 6 juillet 1943 ? 

L’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 mai 1943 dispose que les décisions préfectorales d’attribution des terrains, laissés à l’abandon depuis au moins deux ans en application de la loi du 27 août 1940, ne pouvaient faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire.

2.    La lecture littérale de l’article précité aurait-elle permis à Madame Lamotte d’engager un recours contre la décision contestée ?

Une lecture littérale de l’article 4, alinéa 2 de la loi de 1943 aurait dû mener le juge à considérer que la formulation était large : aucun recours, qu’il soit administratif ou judiciaire, n’est possible. Or, ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus (là où la loi ne distingue pas, nous ne devons pas distinguer) : la loi ne détaillant pas quels sont les recours visés par l’interdiction, il y a lieu de retenir que tous les recours de nature administrative ou juridictionnelle ne sont pas admis en la matière. 

3.    En reconnaissant que « le recours pour excès de pouvoir est toujours ouvert, même sans texte », le Conseil d’État fait-il une lecture littérale de l’article ou ajoute-t-il une règle nouvelle ?

Le Conseil d’État s’écarte ici de l’analyse littérale de l’article. En admettant que le recours pour excès de pouvoir existe « même sans texte », il indique que le principe est l’existence d’un recours pour excès de pouvoir contre toute décision, qu’un texte le prévoit ou non. L’exception serait alors qu’un texte écarte expressément ce recours dans un contexte précis. Or, en l’espèce, la loi de 1943 n’écarte pas spécifiquement ce recours. Le Conseil d’État interprète donc ce texte en y ajoutant une règle spécifique. 

4.    Quelle définition pouvez-vous donner du principe général du droit ? Peut-on qualifier la règle appliquée de principe général du droit ? 

En droit administratif, les principes généraux du droit sont des « règles admises par la jurisprudence comme s’imposant à l’administration et à ses rapports avec les particuliers, même sans texte » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, 10e éd., 2015, p. 804).

Les principes généraux du droit sont donc des règles extratextuelles et qui sont « admises » par la jurisprudence. Le Conseil d’État en fait pour la première fois une utilisation explicite dans l’arrêt Aramu (CE, Ass., 26 oct. 1945).

En l’espèce, le Conseil d’État met en avant la règle selon laquelle toute décision administrative peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. La règle est bien « admise » par un juge et a donc un caractère jurisprudentiel. De plus, le Conseil d’État précise que la règle s’applique « même sans texte ». Par ailleurs, la formulation est large et générale. 

Il peut donc bien s’agir d’un principe général du droit. 

5.    Dans cet arrêt, le Conseil d’État « crée »-t-il du droit ? Quels arguments en faveur ou en défaveur d’une telle affirmation ? 

Deux thèses se distinguent quant au rôle créateur du juge. 

D’une part, on peut défendre la thèse selon laquelle le juge ne fait que constater l’existence de principes généraux du droit. Le juge ne fait que « découvrir », « rappeler » que des principes généraux du droit, qui préexistaient mais n’avaient pas encore été utilisés.

D’autre part, on peut défendre la thèse de l’œuvre créatrice du juge, qui vient créer de toutes pièces des principes généraux du droit. Mais même si l’on considère que des principes généraux sont préexistants à leur reconnaissance, le juge n’en perd pas moins son œuvre créatrice car il décide toujours de faire apparaître ces principes, mais également du moment, du litige pour le reconnaître. 

6.    Quelle est la valeur normative des PGD ? Comment s’articulent-ils avec la loi de 1943 dans l’arrêt étudié ?

La valeur juridique des principes généraux du droit a été précisée dans un arrêt postérieur du Conseil d’État : ils ont une valeur supra-réglementaire / décrétale (CE, Sect., 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils). Les principes généraux semblent donc avoir une valeur législative. 

7.    Qu’est-ce qu’un recours pour excès de pouvoir ? Quels sont les objectifs poursuivis par le Conseil d’État en reconnaissant que le recours pour excès de pouvoir est ouvert « même sans texte » ? 

Un recours pour excès de pouvoir est un « recours contentieux tendant à l’annulation d’une décision administrative et fondé sur la violation par cette décision d’une règle de droit » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, 10e éd., 2015, p. 865). Autrement dit, le recours pour excès de pouvoir permet à un justiciable de demander au juge de vérifier la légalité d’une décision administrative, afin de l’annuler le cas échéant. 

En considérant qu’un recours pour excès de pouvoir existe même sans texte, le Conseil d’État poursuit un principal objectif : celui d’assurer « le respect de la légalité », et ce « conformément aux principes généraux du droit ». Le Conseil d’État se fait donc ici le garant de la protection des droits procéduraux des justiciables, et en particulier de Dame Lamotte dans cette affaire : s’assurer que tout administré dispose d’un recours effectif contre une décision administrative illégale. Cette garantie peut être rapprochée du principe de l’accès effectif à un juge, qui est aujourd’hui notamment consacré à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.  

Pour comprendre la portée de cette solution, il faut reprendre le contexte du litige. La loi de 1943 semblait avoir pour objectif de donner une plus grande marge de manœuvre aux préfets lorsqu’ils concédaient des terrains jugés abandonnés, et ce, en interdisant tout recours (il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans un contexte de guerre). Or, cela permettait notamment au préfet de l’Ain, qui avait déjà vu trois de ses arrêtés annulés par le Conseil d’État, de concéder tout de même le terrain litigieux, sans que Dame Lamotte puisse s’y opposer. L’administration pouvait donc échapper au contrôle du juge en se retranchant derrière une loi restrictive, et tout en privant l’administré la garantie essentielle de contester la légalité d’une décision devant le juge. 

8.    Quels peuvent-être les risques de la reconnaissance d’un pouvoir normatif du juge ? 

Plusieurs risques peuvent être identifiés.

Tout d’abord, il existe un risque institutionnel : celui de l’atteinte à la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Le juge paraît empiéter sur le domaine du législateur en « créant » des normes sans base textuelle, alors même que le législateur possède une légitimité constitutionnelle et démocratique que n’a pas le juge.

Ce risque existe d’autant plus que, les principes généraux du droit n’ayant pas de base textuelle, il n’en existe pas de liste exhaustive. Le Conseil d’État pourrait ainsi, et c’est la deuxième idée, être accusé d’arbitraire dans le choix des normes qu’il consacre. La jurisprudence devient alors une source mouvante, difficile à intégrer dans la hiérarchie des normes.

Enfin, admettre un pouvoir normatif au juge revient à brouiller la nature de la fonction juridictionnelle elle-même. Sans revenir à la citation de Montesquieu, pour qui les juges doivent être la bouche de la loi et doivent limiter leur mission à l’application de la loi, le juge sort ici de son rôle classique pour proposer des interprétations créatrices de droit. Or, le problème est de trouver la frontière entre application et interprétation de la loi, d’autant plus que dans une conception rigide et légicentrée, la loi doit être générale et impersonnelle. Elle implique donc nécessairement d’être appliquée à un cas d’espèce. Cette remarque doit d’ailleurs être nuancée en droit administratif, qui, en l’absence d’un corps de droits fondamentaux mais également de textes, a dû se construire par le biais de sa jurisprudence.

Pour autant, et au regard de l’espèce commentée, les principes généraux du droit dégagés s’inspirent de l’« esprit des lois » existante, mais aussi de l’état du droit positif ou encore du large consensus rencontré par le principe dans l’ordre normatif. Le juge vise surtout à garantir des principes fondamentaux (égalité, accès au juge…), en assurant l’équilibre entre l’administration et les administrés. Le pouvoir normatif du juge s’exerce donc dans une logique de consolidation du droit positif, plus que de substitution au législateur.

Exercice 2 : Rédigez une fiche d’arrêt

Énoncé

A l’aide des réponses aux question précédentes, rédiger une fiche d’arrêt structurée, avec une accroche et une annonce de plan. Proposer ensuite un plan comprenant deux parties principales (I / II), elles-mêmes divisées en deux sous-parties (A / B).

Corrigé

« Interpréter est alors choisir, ce qui est presque créer… » (R. Cabrillac, Introduction générale au droit, Cours Dalloz, 16e éd., 2025, n° 154, p. 155). L’on retrouve, dans les propos du professeur Rémy Cabrillac, toute la difficulté de tracer une frontière nette entre l’interprétation nécessaire des textes et l’interprétation créatrice des juges. Le « gouvernement des juges » aujourd’hui brandi n’est pas un phénomène récent. Dès 1950, dans son célèbre arrêt d’Assemblée Dame Lamotte du 17 février 1950, le Conseil d’État découvrait un principe général du droit selon lequel tout acte administratif peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, même sans texte.

Les faits concernent principalement un terrain, le « domaine de Sauberthier », appartenant à Dame Lamotte. Sur le fondement d’une loi du 27 août 1940 autorisant la concession à des tiers des terrains et exploitations abandonnées ou incultes depuis plus de deux ans, le préfet de l’Ain tente, par quatre reprises, de concéder ce terrain à Monsieur Teste. Les trois premiers arrêtés pris, entre janvier 1941 et novembre 1943, sont tous annulés par le Conseil d’État. Un quatrième arrêté est pris par le préfet de l’Ain le 10 août 1944, toujours aux fins de concéder le terrain litigieux à M. Testa.

Dame Lamotte, propriétaire du terrain, en conteste la légalité et forme une réclamation devant le conseil de préfecture interdépartemental de Lyon. Ce dernier fait droit à la réclamation de Dame Lamotte. Il annule l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944, par un arrêté du 4 octobre 1946. 

Le ministère de l’Agriculture défère l’arrêté d’annulation du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon du 4 octobre 1946 devant le Conseil d’État. Au soutien de son recours, il se fonde sur l’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 mai 1943 qui dispose désormais que l’octroi d’une concession par le préfet ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire. Cela signifie donc que Dame Lamotte n’avait aucun recours possible contre l’arrêté pris par le préfet le 10 août 1944 et devait donc être déclarée irrecevable. 

L’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 mai 1943 interdit-il tout recours contre l’arrêté préfectoral octroyant la concession d’un terrain à un tiers ? En l’espèce, l’arrêté du 4 octobre 1946 du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon doit-il être annulé en raison de l’irrecevabilité de la demande initiale de la propriétaire de la parcelle litigieuse ? 

Le Conseil d’État ne suit pas l’argumentaire déployé par le ministère de l’Agriculture et confirme l’arrêté du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon d’octobre 1944. Le Conseil d’État prend appui sur la loi de 1943 pour reconnaître qu’en l’absence d’annulation de la loi, elle demeure applicable au litige. Cependant, les juges opèrent une distinction entre les recours « classiques » et le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État : le recours pour excès de pouvoir ne fait pas partie du champ d’application de la loi et est « ouvert même sans texte ». Dès lors, en l’espèce, Dame Lamotte était donc recevable à agir pour excès de pouvoir contre l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944. 

Le Conseil d’État opère donc son contrôle et estime que l’arrêté du conseil de préfecture d’octobre 1946, annulant l’arrêté d’août 1944, doit être confirmé en ce que l’arrêté litigieux constituait un détournement de pouvoir du préfet, qui souhaitait faire échec aux décisions d’annulation antérieures du Conseil d’État. 

Le Conseil d’État « admet » dans cet arrêt l’existence d’un principe général du droit selon lequel tout acte administratif peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, même en l’absence de texte (I). La consécration de ce principe général n’est pas sans interroger les conséquences du pouvoir du juge dans l’interprétation et la création des règles législatives (II).

I - La consécration d’un principe général du droit d’accès à un recours pour excès de pouvoir

A - Le refus d’une interprétation littérale des dispositions législatives

B - Le choix de la reconnaissance d’une garantie procédurale d’accès à un juge de la légalité

II - Les conséquences de la consécration d’un principe général du droit d’accès à un recours pour excès de pouvoir

A - L’illustration du rôle créateur du juge

B - La contrariété vis-à-vis des sources directes du droit