Introduction
Dans son opinion dissidente à l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur le statut international du Sud-Ouest africain, le juge Alvarez affirmait que « le nouveau droit des gens fondé sur l’interdépendance sociale a des fins différentes de celles du droit international classique : harmoniser les droits des États, favoriser leur coopération, faire une large place à l’intérêt général ; il vise, également, à favoriser le progrès social et culturel. En somme, il tend à la réalisation de ce qu’on peut appeler la justice sociale internationale. » Par cette formule ambitieuse, Alvarez annonçait dès 1950 une évolution du droit international vers un ordre juridique moins fondé sur le volontarisme étatique et davantage structuré autour de valeurs universelles et impératives. Cette transformation se traduit notamment par l’émergence d’un noyau de règles fondamentales auxquelles aucune dérogation n’est admise, les normes de jus cogens, censées incarner les exigences minimales de la conscience juridique de la communauté internationale.
En droit international, les normes impératives, ou normes de jus cogens, désignent des règles universellement reconnues comme fondamentales, auxquelles aucune dérogation n’est permise, même par accord entre États. L’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 les définit comme des normes « acceptées et reconnues par la communauté internationale des États dans son ensemble comme norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une norme de droit international général ayant la même nature ». Ces normes diffèrent des autres normes de droit international, qui n’engagent les États que dans la mesure où ils y consentent. Leur reconnaissance introduit une hiérarchie normative au sein du droit international, pourtant historiquement fondé sur le principe d’égalité souveraine et le volontarisme. Le jus cogens bouleverse ainsi la logique traditionnelle, en affirmant que certaines règles, parce qu’elles protègent les intérêts fondamentaux de la communauté internationale, priment sur les volontés étatiques individuelles. La question posée ne porte donc pas seulement sur l’existence formelle de telles normes, qui est indiscutable, mais sur leur reconnaissance effective, leur contenu et leur mise en œuvre, dans un ordre juridique encore largement régi par le principe de souveraineté.
La notion de norme impérative est relativement récente dans l’histoire du droit international. Le droit classique, issu du modèle westphalien, reposait quasi exclusivement sur le consentement des États et leur égalité souveraine. Les règles internationales étaient perçues comme contractuelles : un État n’était lié que par les obligations qu’il avait expressément acceptées. Cette vision a commencé à évoluer au XXe siècle, sous l’influence de plusieurs facteurs. D’abord, les atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale ont révélé la nécessité de règles fondamentales supérieures aux volontés étatiques. Les procès de Nuremberg ont marqué une rupture en affirmant que certains actes (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide) sont interdits erga omnes, et que les responsables doivent être jugés même en l’absence de norme interne contraire. La décolonisation, les luttes pour les droits de l’homme et l’affirmation d’un droit international du développement ont accentué cette tendance à rechercher des principes universels et non dérogeables. C’est dans ce contexte que la Convention de Vienne sur le droit des traités a, en 1969, consacré juridiquement, à son article 53, l’existence de normes de jus cogens. Depuis lors, la doctrine et la jurisprudence s’efforcent d’en préciser le contenu et la portée.
Au vu de ces éléments, il convient de se demander si le droit international reconnaît réellement l’existence de normes impératives, supérieures à la volonté des États et, le cas échéant, comment celles-ci sont identifiées et mises en œuvre dans un système fondé sur la souveraineté étatique.
Pour répondre à cette problématique il conviendra de voir dans un premier temps que le droit international reconnaît bien l’existence de normes impératives communes à la communauté internationale (I). Toutefois, il s’agira d’étudier dans un second temps leur effectivité réelle et la question de l’identification de ces normes ainsi que les procédures de sanction pouvant être mises en œuvre si un État déroge à ces règles (II).
I - La reconnaissance de l’existence de normes impératives en droit international
Longtemps considéré comme un système juridique fondé exclusivement sur la volonté des États, le droit international a progressivement admis l’idée qu’il pouvait exister des normes objectives, universelles et hiérarchiquement supérieures, qui s’imposent à tous les sujets sans exception. Cette reconnaissance repose à la fois sur une consécration juridique explicite dans les textes et la jurisprudence (A), et sur l’identification d’un noyau dur de principes fondamentaux qui incarnent les valeurs essentielles de la société internationale (B).
A - Une consécration des normes impératives en droit positif par la jurisprudence et le droit international
L’existence de normes impératives ne relève pas seulement d’un développement doctrinal : elle a été juridiquement consacrée dans les principaux instruments du droit international contemporain et confirmée par la pratique des juridictions internationales. Cette reconnaissance passe, d’une part, par l’introduction explicite du jus cogens dans la Convention de Vienne (1), et d’autre part, par son invocation progressive dans les décisions de justice internationales et les comportements étatiques (2).
1 - La consécration de l’existence du jus cogens par l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969
La consécration explicite des normes impératives en droit international trouve sa source principale dans l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, adoptée en 1969 sous l’égide de la Commission du droit international. Ce texte codifie de manière formelle la notion de jus cogens, en définissant une norme impérative comme une norme « acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble comme norme à laquelle aucune dérogation n’est permise, et qui ne peut être modifiée que par une norme du même caractère ». L’article 53 introduit une véritable hiérarchie des normes au sein du droit international, en posant un principe de nullité absolue pour tout traité qui serait contraire à une norme impérative. Cette disposition est complétée par l’article 64, qui prévoit la caducité d’un traité existant lorsqu’une nouvelle norme de jus cogens apparaît. Il s’agit là d’un changement profond dans un ordre juridique historiquement horizontal et consensualiste. Désormais, certaines normes s’imposent objectivement et universellement, sans qu’un État puisse s’y soustraire par un accord particulier.
La portée de cette reconnaissance est très importante, même si la Convention de Vienne n’énumère pas les normes de jus cogens. Elle confirme cependant que leur existence est acceptée par les États ayant adhéré à la Convention, ainsi que par ceux qui, même non parties, reconnaissent son caractère coutumier pour certaines dispositions fondamentales. La consécration du jus cogens dans un traité multilatéral majeur représente donc une rupture doctrinale et normative, signalant que le droit international contemporain n’est plus uniquement fondé sur le consentement des États, mais qu’il peut aussi être traversé par des normes supérieures, protectrices de l’intérêt général de la communauté internationale.
2 - La reconnaissance du jus cogens dans la jurisprudence et la pratique étatique
La reconnaissance des normes de jus cogens ne se limite pas à leur consécration textuelle dans la Convention de Vienne, elle a également été confirmée et renforcée par la jurisprudence internationale et, dans une certaine mesure, par la pratique des États. Bien que les juridictions internationales fassent un usage encore mesuré du concept, plusieurs décisions clés attestent de la montée en puissance de cette catégorie normative. La Cour internationale de Justice a reconnu à plusieurs reprises l’existence de règles fondamentales opposables à tous. Dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Rwanda) de 2005, elle considère explicitement l’interdiction du génocide, de l’agression et de l’esclavage comme relevant du jus cogens. De même, dans l’affaire Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal, 2012), la CIJ souligne que l’interdiction de la torture constitue une norme impérative, s’imposant à tous les États, indépendamment de leurs obligations conventionnelles.
Les juridictions régionales ont également intégré cette logique. La Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme ont reconnu dans plusieurs arrêts que certains droits, notamment l’interdiction de la torture ou l’interdiction de l’esclavage, relèvent d’un ordre juridique supérieur, insusceptible de dérogation. Du côté des États, la référence au jus cogens est également de plus en plus fréquente dans les plaidoiries, résolutions diplomatiques, et positions devant les juridictions. S’il n’existe pas toujours un consensus sur le contenu exact des normes impératives, l’idée même qu’un socle de valeurs universelles existe est largement admise. On observe ainsi une pratique tendant à reconnaître l’autorité de certains principes fondamentaux au-delà du consentement individuel des États. Cette jurisprudence et cette pratique confirment donc que la notion de jus cogens n’est pas seulement théorique mais s’inscrit progressivement dans une logique normative et contentieuse, consolidant sa place dans le système international.
B - Le contenu des normes impératives : l’existence de principes fondamentaux de l’ordre international
L’existence de normes impératives suppose qu’elles aient un contenu identifiable. Si la Convention de Vienne n’en établit pas la liste, la doctrine, la jurisprudence et la pratique étatique tendent à converger vers l’idée qu’un noyau dur de normes s’impose à tous les États. Certaines de ces normes prennent la forme d’interdictions absolues, liées à la protection de la dignité humaine ou à la préservation de la paix (1), tandis que d’autres expriment des principes structurants de l’ordre juridique international, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou le principe de non-recours à la force (2)
1 - La reconnaissance d’interdictions universelles incontestées : le cas de la torture, l’esclavage, le crime de génocide et la guerre d’agression
Le noyau dur des normes de jus cogens est constitué d’un ensemble d’interdictions clairement identifiées comme absolues, car elles protègent les fondements mêmes de l’ordre public international. Ces interdictions ne souffrent aucune dérogation, que ce soit en temps de paix ou de guerre, et s’imposent à tous les États, indépendamment de leurs engagements conventionnels. Un des exemples les plus unanimement admis est celui de l’interdiction de la torture. Cette norme est reconnue comme impérative par la jurisprudence de la CIJ (Belgique c. Sénégal, 2012), ainsi que par la Cour européenne des droits de l’homme et les organes des Nations unies. Aucun État ne peut justifier le recours à la torture, même en invoquant l’ordre public, l’état d’urgence ou une menace sécuritaire. De même, l’esclavage et la traite des êtres humains, expressément prohibés par des instruments internationaux majeurs (Convention de 1926, Pacte international relatif aux droits civils et politiques), relèvent sans contestation du jus cogens.
Une autre norme impérative incontestée est l’interdiction du génocide, posée notamment par la Convention de 1948 et consacrée par la CIJ dans plusieurs affaires comme l’affaire Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) de 2007. Le génocide est non seulement proscrit, mais il crée aussi une obligation erga omnes de prévention et de répression, y compris par des États non directement concernés. Enfin, l’interdiction de la guerre d’agression, inscrite à l’article 2§4 de la Charte des Nations unies, est également perçue comme impérative. Bien qu’elle soulève encore des débats quant à sa portée exacte, notamment en ce qui concerne la distinction entre agression et intervention humanitaire, elle figure régulièrement dans la doctrine comme une norme de jus cogens centrale, visant à préserver la paix et la sécurité internationales. Ainsi, un consensus solide existe autour de certaines normes impératives, fondées sur la dignité humaine et la stabilité de la société internationale, ce qui témoigne d’un mouvement vers la constitutionnalisation du droit international.
2 - L’identification de principes fondamentaux structurant la société internationale : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’interdiction de l’usage de la force
Outre les interdictions universelles portant sur des comportements inhumains ou criminels, certaines principes généraux du droit international ont également été reconnus comme des normes de jus cogens, en ce qu’ils structurent l’ordre international contemporain et traduisent les valeurs communes à la communauté internationale des États. Parmi eux figure le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, affirmé dans la Charte des Nations unies en ses articles 1§2 et 55 et précisé par la résolution 1514 de l’Assemblée générale des Nations unies en 1960. Ce principe a également été confirmé par la jurisprudence de la CIJ, notamment dans son avis consultatif de 1971 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité. Ce principe a permis la délégitimation du colonialisme et a servi de fondement à de nombreuses luttes d’émancipation nationale. Il est aujourd’hui considéré comme un principe impératif, en ce qu’il consacre l’égalité et la liberté politique des peuples, y compris face à des régimes imposés par la force.
Un autre principe fondamental est celui de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales, énoncé à l’article 2§4 de la Charte des Nations unies. Cette interdiction, bien que parfois violée dans les faits, est au cœur du système de sécurité collective mis en place après 1945. Elle est considérée comme impérative car elle conditionne la stabilité des relations internationales et empêche la légitimation du recours unilatéral à la guerre. La CIJ l’a reconnue comme une règle coutumière contraignante dans plusieurs affaires, notamment dans son célèbre arrêt Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) de 1986. Ces principes structurants du droit international dépassent le cadre conventionnel : ils s’imposent même aux États qui ne les auraient pas explicitement acceptés. Leur inclusion dans le jus cogens témoigne d’un effort de la communauté internationale pour institutionnaliser une forme d’ordre public international, fondé sur la paix, l’égalité et le respect des peuples.
II - L’épineuse question de l’identification des normes impératives et des mécanismes de sanction pour garantir leur effectivité
Si l’existence de normes impératives en droit international est désormais largement reconnue, leur mise en œuvre effective demeure problématique. Le droit international reste un système dépourvu d’autorité centrale et de mécanismes automatiques de sanction, ce qui affaiblit la portée réelle du jus cogens. Les difficultés tiennent, d’une part, à l’absence de procédure claire et consensuelle pour identifier ces normes (A), et d’autre part, à la faiblesse des mécanismes de contrôle et de répression en cas de violation (B).
A - L’absence de procédure consensuelle d’identification des normes impératives
Si la Convention de Vienne reconnaît l’existence du jus cogens, elle ne précise pas comment ces normes doivent être identifiées, ni qui est compétent pour les définir. Cette lacune laisse place à des incertitudes doctrinales et jurisprudentielles, qui limitent la portée opérationnelle de ces règles. L’absence de liste officielle (1), combinée à la diversité des positions étatiques et des juridictions sur le contenu du jus cogens (2), nuit à leur application uniforme et effective.
1 - Le jus cogens, une notion floue dépourvue de liste exhaustive sanctionnée par le droit international
L’une des principales limites à l’effectivité des normes de jus cogens réside dans l’absence d’une liste précise, officielle et consensuelle de ces normes. L’article 53 de la Convention de Vienne affirme leur existence mais ne les énumère pas, renvoyant à une reconnaissance par la « communauté internationale des États dans son ensemble », formule vague qui suscite de nombreuses interprétations. Cette indétermination laisse une marge d’appréciation considérable, tant aux États qu’aux juridictions et à la doctrine. Il n’existe à ce jour aucune autorité centrale chargée de déterminer de manière définitive et contraignante quelles normes relèvent du jus cogens. La Commission du droit international a certes engagé des travaux sur le sujet, notamment dans son projet de conclusions adopté en 2022, mais ses propositions restent non contraignantes.
En l’absence de codification formelle, les normes impératives sont identifiées au cas par cas, ce qui pose des problèmes de sécurité juridique. À titre d’exemple, certains auteurs incluent dans le jus cogens des principes comme la prohibition de la corruption, du terrorisme ou de la pauvreté extrême, sans qu’un consensus n’existe à leur sujet. D’autres contestent que le jus cogens puisse s’appliquer en dehors des cas les plus largement reconnus tels que le génocide, la torture ou l’esclavage. Cette incertitude ouvre également la voie à des instrumentalisations politiques, certains États invoquant le jus cogens pour contester un traité ou une action, sans fondement juridique clair. Elle rend aussi difficile l’usage effectif de l’article 53 de la Convention de Vienne, qui permet de considérer comme nul un traité contraire à une norme impérative, mais dont la mise en œuvre dépend précisément de l’identification incontestable d’une telle norme. Ainsi, tant que la communauté internationale ne parviendra pas à établir une procédure claire et largement admise de détermination du jus cogens, ces normes impératives resteront marquées par une incertitude structurelle, qui limite leur portée pratique.
2 - Le rôle ambivalent des États et des juridictions internationales dans l’identification des normes impératives
L’identification des normes de jus cogens dépend très largement du rôle joué par les États et les juridictions internationales, qui constituent les principaux vecteurs de leur reconnaissance. Toutefois, ce rôle demeure ambivalent, oscillant entre soutien à l’idée de normes impératives universelles et résistances fondées sur la préservation de la souveraineté étatique. D’un côté, certains États participent activement à la définition du jus cogens à travers leur pratique diplomatique, leur engagement dans des traités universels ou leur argumentation devant les juridictions. Ainsi, les États sont nombreux à reconnaître, dans leurs mémoires soumis à la CIJ, que certaines interdictions, comme le génocide ou la torture, relèvent de normes impératives. De même, plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies ont affirmé le caractère absolu de certains principes, témoignant d’une tendance à la consolidation normative. D’un autre côté, la volonté des États de conserver leur autonomie normative freine toute reconnaissance trop large ou automatique du jus cogens. Beaucoup refusent d’admettre qu’une norme puisse leur être imposée sans leur consentement, surtout lorsque cette norme affecte leurs intérêts stratégiques ou remet en cause des accords existants. Ce réflexe souverainiste limite considérablement le développement consensuel du jus cogens.
Quant aux juridictions internationales, elles jouent un rôle croissant dans l’interprétation et la confirmation de certaines normes impératives. La Cour internationale de Justice, par exemple, a reconnu dans plusieurs arrêts l’existence de règles impératives, mais elle reste prudente dans leur énumération, afin d’éviter de heurter les sensibilités étatiques. Les juridictions régionales et les comités des Nations unies adoptent parfois une approche plus ambitieuse, mais leur portée reste limitée à leurs domaines de compétence respectifs. En définitive, l’identification du jus cogens repose sur une construction jurisprudentielle et diplomatique fragile, dépendant d’un équilibre délicat entre affirmation normative et réalisme politique, ce qui en limite la portée juridique systématique.
B - Le faible développement des mécanismes de mise en œuvre et de sanction comme frein à l’effectivité des normes impératives
Au-delà des difficultés liées à l’identification du jus cogens, une autre limite majeure tient à l’absence de mécanismes spécifiques de mise en œuvre et de sanction. Les violations de normes impératives ne font l’objet ni d’un contrôle juridictionnel centralisé, ni de procédures automatiques de réparation. Cette faiblesse institutionnelle contribue à relativiser leur force obligatoire, tant en matière de contentieux international (1) que face aux violations persistantes commises dans l’indifférence ou l’impunité (2).
1 - L’absence de mécanisme juridictionnel impératif pour sanctionner la dérogation à une norme de jus cogens
Malgré leur statut de normes supérieures, les règles de jus cogens souffrent d’un défaut de mécanismes institutionnels dédiés à leur protection, impératif pour les États et ouvert aux particuliers. Il n’existe pas, à ce jour, par exemple, de juridiction internationale spécialisée ayant compétence exclusive pour constater, sanctionner ou prévenir les violations de ces normes impératives. Cette lacune institutionnelle affaiblit la portée juridique du jus cogens. La Cour internationale de Justice, bien qu’elle ait reconnu dans certains arrêts le caractère impératif de certaines normes, ne peut être saisie que par les États, et uniquement avec leur consentement. Cette condition limite fortement l’accès au juge, en particulier pour les victimes de violations graves de jus cogens (torture, génocide, esclavage), qui ne disposent d’aucun droit d’action directe devant les juridictions internationales.
En outre, les juridictions internationales qui ont compétence dans des domaines spécifiques, comme la Cour pénale internationale ou les tribunaux régionaux des droits de l’homme, ne traitent que d’une partie des violations possibles et sont soumises à des limitations de compétence temporelle, matérielle ou personnelle. Elles ne sont pas investies d’un pouvoir général de faire respecter l’ensemble du jus cogens. Sur le plan national, les tribunaux internes peuvent, dans certains cas, se fonder sur le jus cogens pour écarter l’immunité d’un dirigeant en cas de crimes internationaux. Mais cette tendance reste minoritaire et sujette à des controverses. Les cours suprêmes de nombreux États continuent de privilégier la souveraineté et les immunités, ce qui entrave l’effectivité du jus cogens au plan interne. Ainsi, en l’absence de juridiction centrale, de compétence automatique et de voies de recours accessibles, le jus cogens, bien que théoriquement supérieur, manque des instruments concrets pour faire valoir son autorité de manière systématique et cohérente et voit par conséquent de nombreuses violations restées impunies.
2 - Des violations souvent impunies des normes impératives : le cas de la torture, de l’agression, ou de la colonisation prolongée
Le caractère impératif des normes de jus cogens suppose, en théorie, qu’elles soient respectées en toutes circonstances et que leur violation entraîne des conséquences juridiques spécifiques, notamment la nullité d’un traité contraire, l’obligation de cessation de l’acte illicite, et la réparation intégrale du préjudice. Or, dans la pratique, de nombreuses violations manifestes de ces normes restent impunies, remettant en cause leur portée réelle.
Un des exemples les plus frappants est celui de la torture, interdite en toutes circonstances. Malgré cette interdiction absolue, de nombreux États ont pratiqué ou toléré la torture, notamment dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » après 2001. Peu de poursuites ont été engagées, et l’immunité des agents publics a souvent été invoquée, y compris devant des juridictions nationales. Cela révèle un décalage entre la normativité formelle du jus cogens et sa justiciabilité effective. De nombreux exemples de torture institutionnalisée sont aujourd’hui encore recensés comme dans la prison de Saydnaya en Syrie sous le régime Assad ou encore au sein de la prison numéro 2 de Taganrog en Russie, où sont torturés les prisonniers ukrainiens.
De même, la prohibition de la guerre d’agression est régulièrement violée sans qu’aucune réaction institutionnelle ne soit engagée. L’intervention américaine en Irak de 2003, en dehors de tout mandat onusien, ou plus récemment l’invasion de l’Ukraine par la Russie ayant cours depuis 2022, ont suscité de fortes condamnations politiques, mais aucune action juridictionnelle concrète n’a pu être menée devant la CIJ ou la Cour pénale internationale en raison d’obstacles procéduraux ou de l’absence de consentement des États concernés. Enfin, certaines situations de colonisation prolongée ou d’occupation militaire, comme dans le cas des territoires palestiniens, sont contraires au droit à l’autodétermination, une norme impérative. Pourtant, la réaction de la communauté internationale demeure essentiellement diplomatique ou symbolique, sans effets juridiques tangibles. Des mandats d’arrêts ont été émis contre Vladimir Poutine ou Benyamin Netanyahou, sans toutefois que ceux-ci aient été suivis d’effet, y compris en cas d’entrée sur le territoire d’États parties à la convention de Rome et par conséquent en principe tenus de les arrêter.
Ces exemples montrent que, malgré l’existence proclamée des normes de jus cogens, les mécanismes de réaction et de sanction font défaut, et leur application dépend souvent du rapport de force politique plus que du droit. Cette impunité récurrente affaiblit leur autorité, et laisse planer un doute sur leur véritable fonction normative dans l’ordre international.
