Introduction
En 2006, dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Rwanda), la Cour internationale de justice a considéré que certaines obligations en droit international étaient des normes de jus cogens, ce qui implique qu’elles ont un caractère impératif et s’imposent à tous les États indépendamment de leur consentement (en l’espèce la Cour a reconnu que l’interdiction du génocide était une norme de jus cogens). Cette décision illustre un débat récurent en droit international : celui de l’existence d’une hiérarchie entre les normes.
La question de la hiérarchie des normes en droit international invite à examiner si l’ordre juridique international est structuré de façon pyramidale, comme les ordres juridiques internes. En droit interne la hiérarchie des normes, conceptualisée notamment par Kelsen, établit une subordination entre règles avec la Constitution au sommet, les règles de niveau inférieur devant obligatoirement respecter les règles de niveau supérieur. En droit international, le système repose sur l’égalité souveraine des États (article 2 §1 de la Charte des Nations Unies) et le volontarisme : les États ne sont liés que par les règles qu’ils acceptent. Cette logique horizontale semble peu compatible avec une hiérarchie rigide. Il semble ainsi exister une égalité de principe entre les normes de droit international dans la mesure où les modalités de formation des règles reposent sur la même base : l’engagement international de l’Etat. Cependant, certaines sources du droit international semblent nuancer cette observation. D’une part, l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969 reconnaît l’existence de règles impératives du droit international général (jus cogens), auxquelles aucune dérogation n’est permise et qui rendent nuls les traités contraires. D’autre part, l’article 103 de la Charte des Nations Unies affirme la primauté des obligations découlant de la Charte sur celles résultant d’autres accords internationaux. Enfin, la jurisprudence internationale a renforcé la distinction entre normes ordinaires et obligations supérieures, comme les obligations erga omnes, dues à la communauté internationale dans son ensemble. Ainsi, si le droit international demeure globalement horizontal, certaines règles tendent à s’élever au-dessus des autres, introduisant une hiérarchie limitée et fonctionnelle.
D’un point de vue historique, le droit international classique est marqué par l’absence de hiérarchie normative. Dans un monde dominé par la souveraineté absolue, toutes les règles avaient pour fondement le consentement des États. Les traités, en vertu du principe pacta sunt servanda, avaient la même valeur, quelle que soit leur nature, et les coutumes internationales reposaient également sur la pratique et l’acceptation étatique. La Société des Nations (1919) n’a pas fondamentalement modifié cette structure horizontale. La Seconde Guerre mondiale marque une certaine rupture. La Charte des Nations Unies de 1945 introduit l’idée d’un ordre juridique mondial hiérarchisé, en plaçant la paix et la sécurité internationales au sommet des priorités collectives. L’article 103 consacre la primauté des obligations issues de la Charte vis à vis des autres obligations internationales des États. Parallèlement, la condamnation des crimes nazis lors des procès de Nuremberg consacre l’existence de normes supérieures, dont la violation engage la responsabilité pénale individuelle. Cette évolution se consolide avec l’adoption de la Convention de Vienne de 1969, qui formalise la notion de jus cogens, et avec la jurisprudence de la CIJ, notamment dans les affaires Barcelona Traction (1970) sur les obligations erga omnes et Activités armées au Congo (2006) sur le caractère impératif de certaines normes. Dès lors, l’idée d’une hiérarchie des normes s’impose progressivement, même si son contenu et sa portée demeurent discutés.
Peut-on affirmer que le droit international repose sur une hiérarchie normative structurée, ou bien cette hiérarchie demeure-t-elle limitée à certaines catégories de règles exceptionnelles ?
Pour répondre à cette interrogation, il convient d’analyser l’affirmation progressive d’une hiérarchie normative en droit international, à travers la reconnaissance du jus cogens et de la primauté de la Charte des Nations Unies (I), avant de souligner les limites et contestations de cette hiérarchie, dans un système qui demeure largement horizontal et consensuel (II).
I - L’affirmation progressive d’une hiérarchie normative en droit international
Si le droit international s’est longtemps présenté comme un ordre purement horizontal reposant sur le seul consentement des États, des évolutions majeures ont progressivement introduit des éléments de hiérarchie entre les différentes normes. La consécration des normes impératives (dites de jus cogens), qui s’imposent à tous les États et invalident toute règle contraire, témoigne de l’existence d’un socle supérieur au sein de l’ordre juridique international (A). Cette dynamique est renforcée par la primauté reconnue à la Charte des Nations Unies ainsi que par la reconnaissance d’obligations erga omnes, affirmant l’existence de devoirs supérieurs dus à la communauté internationale dans son ensemble (B).
A - La reconnaissance de normes impératives de jus cogens
L’émergence de la notion de jus cogens illustre clairement l’introduction d’une hiérarchie dans le droit international. En effet, ces normes impératives se situent au sommet de l’ordre juridique international, en ce qu’elles lient l’ensemble des États indépendamment de leur consentement. Leur reconnaissance formelle dans la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités a marqué un tournant, en affirmant que certaines règles ne peuvent être écartées par l’accord des parties (1). Cette consécration implique certains effets juridiques, notamment la nullité des traités contraires et l’opposabilité erga omnes de ces obligations (2).
1 - Une reconnaissance du jus cogens par la Convention de Vienne de 1969
La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités a pour la première fois formalisé la notion de jus cogens. Son article 53 définit une norme impérative du droit international général comme « une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ». Cet article précise qu’un traité en conflit avec une telle norme est considéré comme nul. L’article 64 de la même Convention ajoute que « si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin ». Ces dispositions consacrent l’idée que certaines règles transcendent le principe du consentement des États. Contrairement aux règles ordinaires de droit international, fondées sur le volontarisme, les normes de jus cogens s’imposent de manière objective et universelle, plaçant ainsi la protection de valeurs fondamentales au-dessus des volontés particulières des États. Elles constituent une véritable innovation dans un système historiquement horizontal et introduisent une hiérarchie normative inédite dans le droit international.
Le problème réside dans le fait que ni la Convention de Vienne ni aucun autre texte de droit international ne fixe de liste des normes relevant du jus cogens. De manière notable la Cour internationale de justice, dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (2006), a reconnu le principe général de l’existence de normes de jus cogens. La Cour a également considéré que l’interdiction du génocide relevait d’une telle obligation qui s’impose à tous les États sans exception.
Certains auteurs ont pu avancer que des normes telles que l’interdiction du recours à la force, le principe de l’autodétermination des peuples, l’interdiction du génocide, de l’esclavage et de la torture relevaient du jus cogens. Toutefois la CIJ ne s’est pas prononcée sur l’ensemble de ces normes. Il existe par conséquent une certaine incertitude à la fois sur l’existence même de cette notion (puisqu’elle est contestée à la fois par une partie de la doctrine et par certains États comme la France) et sur son contenu (puisque la liste des normes impératives n’est pas clairement fixée et que le mode de formation du jus cogens est assez indéterminé).
2 - Les effets juridiques des normes impératives : nullité des traités contraires et opposabilité erga omnes
Deux conséquences principales découlent de la reconnaissance de normes de jus cogens : l’invalidité des traités contraires aux normes impératives et l’opposabilité universelle de ces règles à l’ensemble des États.
D’une part, l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969 dispose qu’un traité est « nul » s’il est en conflit avec une norme impérative du droit international général. Cette nullité absolue s’applique de plein droit, indépendamment de la volonté des parties. Ainsi, aucun État ne peut invoquer un accord pour justifier la violation d’une règle fondamentale, comme l’interdiction du génocide. Par ailleurs, l’article 64 de la Convention prévoit que l’apparition d’une nouvelle norme impérative entraîne l’extinction de tout traité antérieur contraire. Cela signifie que les États ne peuvent se soustraire à d’éventuelles nouvelles obligations par un accord particulier, ou en invoquant un accord antérieur, ce qui traduit une véritable supériorité normative.
D’autre part, les normes de jus cogens possèdent un caractère erga omnes. Elles créent des obligations à l’égard de la communauté internationale dans son ensemble, et non seulement entre États parties à un traité ou reconnaissant une coutume. La Cour internationale de Justice a confirmé cette opposabilité dans l’affaire Barcelona Traction (1970), en affirmant que certains droits sont dus « à la communauté internationale dans son ensemble ». Ce caractère erga omnes implique que tout État peut invoquer la violation d’une norme impérative, même s’il n’est pas directement lésé.
B - La primauté de la Charte des Nations Unies et l’émergence d’obligations supérieures
Au-delà du jus cogens, la Charte des Nations Unies a introduit un autre élément de hiérarchie en droit international. En effet, son article 103 affirme explicitement la primauté des obligations découlant de la Charte sur celles issues d’autres accords internationaux, conférant ainsi à ce texte une valeur supérieure dans l’ordre juridique international (1). Parallèlement, la jurisprudence de la CIJ a consacré l’existence d’obligations erga omnes qui, par leur caractère universel et incontournable, renforcent l’idée d’un noyau de règles supérieures à la volonté des États (2).
1 - L’article 103 et la supériorité des obligations de la Charte
L’article 103 de la Charte des Nations Unies énonce que « en cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». Cette disposition, sans équivalent dans les autres traités internationaux, consacre clairement la primauté des obligations de la Charte, introduisant ainsi une hiérarchie normative explicite. Cette supériorité découlant de l’article 103 de la Charte est par ailleurs reconnue par l’article 30 §1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités.
Cette supériorité se justifie par la vocation universelle et institutionnelle de la Charte. Adoptée en 1945, elle se présente comme la « Constitution de la communauté internationale », fixant les règles fondamentales du maintien de la paix et de la sécurité collectives. Le Conseil de sécurité, organe chargé de faire respecter ces règles, peut adopter des décisions obligatoires en vertu du Chapitre VII, qui s’imposent à l’ensemble des États membres (article 25). L’article 103 garantit donc que ces décisions priment sur d’éventuels engagements incompatibles, qu’il s’agisse d’accords bilatéraux ou multilatéraux.
La pratique internationale confirme cette interprétation. Ainsi, dans l’affaire Lockerbie (Questions d'interprétation et d'application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l'incident aérien de Lockerbie, ordonnance en indications de mesures conservatoires du 14 avril 1992), la CIJ a reconnu que les obligations découlant d’une résolution du Conseil de sécurité primaient sur celles issues d’un traité d’extradition invoqué par la Libye. De même, certaines juridictions régionales, ont admis que les obligations issues de la Charte pouvaient s’imposer à l’ordre juridique européen (voir les arrêts Al Dulimi c. Suisse (2013) devant la Cour européenne des droits de l’homme et Kadi (2008) devant la Cour de justice de l’Union européenne).
Cette primauté a toutefois suscité des débats, notamment lorsque les décisions du Conseil de sécurité ont été contestées pour leur conformité au jus cogens. Des affaires comme Kadi devant la CJUE (2008) montrent que si l’article 103 établit une hiérarchie claire entre la Charte et les autres engagements conventionnels, cette primauté ne saurait justifier des violations des normes impératives.
2 - Les obligations erga omnes consacrées par la jurisprudence internationale
La jurisprudence de la Cour internationale de Justice a contribué à renforcer l’idée d’une hiérarchie normative en consacrant l’existence d’obligations erga omnes. Ces obligations se distinguent des obligations classiques en ce qu’elles sont dues à la communauté internationale dans son ensemble et non seulement à un ou plusieurs États particuliers. Leur violation engage donc la responsabilité envers l’ensemble des États, qui peuvent invoquer cette violation même sans être directement lésés.
L’arrêt Barcelona Traction de 1970 constitue le point de départ de cette reconnaissance. La CIJ y distingue obligations ordinaires, nées des relations bilatérales ou multilatérales entre États, et obligations erga omnes. La Cour affirme que ces dernières concernent tous les États et que tous ont un intérêt juridique à ce qu’elles soient respectées.
Depuis lors, d’autres décisions ont confirmé et précisé cette catégorie. Dans l’affaire Timor oriental (1995), la Cour rappelle que le droit à l’autodétermination des peuples relève des obligations erga omnes. Dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (2006), elle souligne que l’interdiction du génocide s’impose à tous, indépendamment du consentement étatique.
Les obligations erga omnes renforcent donc l’idée d’un noyau dur de normes supérieures, distinctes du droit conventionnel classique. Elles rejoignent partiellement la logique du jus cogens, bien que la distinction subsiste : toutes les normes de jus cogens sont des obligations erga omnes, mais toutes les obligations erga omnes ne sont pas nécessairement des normes impératives. Le jus cogens renvoie plutôt à l’idée de qualité de la norme tandis la notion d’obligation erga omnes renvoie à l’étendue de l’obligation. Il faut de plus souligner que la doctrine distingue les obligations erga omnes partes et erga omnes omnium. Les premières existent dans le cadre d’obligations conventionnelles multilatérales et, si elles prévoient la protection d’intérêt collectifs, elles ne s’appliquent qu’entre les parties à la convention. Les secondes existent dans le cadre des principes généraux du droit et de la coutume universelle, leur objet est la protection d’un droit fondamental de la communauté internationale et elles s’appliquent de ce fait à tous les États.
Il n’en demeure pas moins qu’en consacrant des obligations universelles, opposables à tous, la jurisprudence a ouvert la voie à un contrôle plus collectif du respect du droit international. Cette évolution contribue à dépasser la logique purement bilatérale et volontariste du droit international classique et renforce l’idée que certaines normes protègent des valeurs fondamentales de la communauté internationale et s’imposent au-dessus de la volonté des États.
II - Les limites et contestations de la hiérarchie des normes en droit international
Si l’existence du jus cogens, de l’article 103 de la Charte et des obligations erga omnes traduit l’existence d’éléments hiérarchiques dans l’ordre juridique international, cette hiérarchie demeure imparfaite et controversée. D’une part, son contenu reste incertain : l’identification des normes impératives fait l’objet de débats doctrinaux et aucune instance centrale n’est chargée d’assurer leur respect (A). D’autre part, la structure générale du droit international reste marquée par le volontarisme et l’égalité souveraine des États, ce qui maintient un système largement horizontal où la hiérarchie apparaît comme une exception et non comme une règle générale (B).
A - Une hiérarchie des normes incomplète et contestée
L’affirmation d’une hiérarchie des normes en droit international souffre de certaines insuffisances structurelles. La portée des normes supérieures est limitée en pratique par l’incertitude entourant leur contenu exact (1) et par l’absence d’institutions centralisées chargées de les identifier et d’en contrôler l’application (2). Ces deux faiblesses fragilisent la cohérence d’un système qui repose encore largement sur l’accord et l’interprétation des États.
1 - Le flou entourant l’identification des normes impératives
Si la Convention de Vienne de 1969 a reconnu l’existence de normes impératives de jus cogens, elle n’a pas dressé de liste précise. Cette absence laisse place à des débats doctrinaux et à des divergences dans la pratique des États et des juridictions. La CIJ a pu reconnaitre à certains principes la valeur de norme impérative (comme pour l’interdiction du génocide) mais il ne s’agit que d’une reconnaissance ponctuelle et au cas par cas. La Cour ne s’est jamais prononcée sur la valeur de nombreux principes qui sont parfois avancés par la doctrine comme relevant du jus cogens.
Le jus cogens apparait ainsi comme une notion relativement insaisissable. Son existence même est contestée par certains membres de la doctrine mais aussi par certains États (c’est notamment le cas de la France). Tant l’article 53 de la Convention de Vienne que la jurisprudence de la CIJ viennent néanmoins donner du crédit à l’existence de cette notion. Cependant, même en acceptant le principe de l’existence de normes impératives, se pose encore la question du mode de formation et du contenu du jus cogens. Il n’existe en effet pas de liste établie des normes relevant du jus cogens ni d’autorité spécifiquement chargée d’identifier ces normes. Certaines normes parfois présentées comme relevant de cette catégorie peuvent de plus être contradictoires (par exemple l’interdiction du recours à la force et la légitime défense) ce qui ne règle pas le problème de leur articulation ou de leur hiérarchie.
2 - L’absence d’organe central chargé de faire respecter la hiérarchie
L’un des principaux obstacles à l’effectivité d’une hiérarchie normative en droit international réside dans l’absence d’institution centrale dotée de la compétence d’identifier, de déclarer et de sanctionner la violation des normes supérieures. Contrairement aux systèmes juridiques internes, où une juridiction constitutionnelle ou suprême garantit le respect de la hiérarchie des normes, le droit international repose sur une pluralité d’acteurs sans autorité unique.
La Cour internationale de Justice, bien qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, n’exerce pas un rôle équivalent à celui d’une cour constitutionnelle mondiale. Elle ne peut être saisie que par les États avec leur consentement, ce qui limite sa compétence. Si elle a parfois reconnu le caractère impératif de certaines normes (comme dans l’arrêt Activités armées sur le territoire du Congo), elle demeure prudente et n’a jamais dressé une liste exhaustive des règles de jus cogens et semble souhaiter éviter d’ouvrir trop largement le champ de cette notion. Il n’est par ailleurs pas clair que la CIJ soit la seule autorité apte à qualifier une règle de jus cogens. On peut ainsi s’interroger si les États eux-mêmes, voire la doctrine, pourraient reconnaitre une norme comme ayant une valeur impérative. La définition du jus cogens dans la Convention de Vienne (une norme « acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble ») ne permet guère de répondre à ces questions puisque ses critères semblent introduire une certaine subjectivité dans l’identification de ces normes.
De plus, d’autres juridictions internationales ou régionales adoptent des positions parfois divergentes. La Cour européenne des droits de l’homme a par exemple reconnu l’interdiction de la torture comme norme impérative, mais elle a accepté dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni (2001) que l’immunité des États prime en l’espèce, illustrant une tension entre principes supérieurs. Cette fragmentation accroît l’incertitude et complique l’application uniforme d’une hiérarchie normative. Cette incertitude fragilise également la sécurité juridique : les États peuvent contester qu’une règle relève du jus cogens en arguant de l’absence de consensus sur la question.
Par ailleurs, aucun mécanisme politique universel n’assure le respect du jus cogens ou des obligations erga omnes. Le Conseil de sécurité, qui pourrait jouer ce rôle, agit selon des critères éminemment politiques et n’est pas juridiquement lié par une obligation de protéger les normes impératives. Cette absence d’organe central contraste avec l’idée d’une hiérarchie effective. Les normes supérieures existent en théorie, mais leur respect dépend largement de la volonté des États et de la cohérence, souvent fragile, de la jurisprudence internationale. Ce décalage nourrit les critiques selon lesquelles la hiérarchie des normes en droit international est plus déclaratoire que réellement opérationnelle.
B - La persistance d’un système fondé sur le volontarisme et l’égalité souveraine
Malgré l’émergence de normes supérieures, l’ordre juridique international conserve une structure largement horizontale. Les États demeurent libres de créer des règles par leur consentement, ce qui reflète la primauté persistante du principe pacta sunt servanda et de l’autonomie normative des acteurs étatiques (1). En outre, la hiérarchie reste marginale dans un système marqué avant tout par l’égalité souveraine des États, de sorte que les règles impératives apparaissent comme des exceptions ponctuelles plutôt que comme le fondement d’une véritable pyramide normative (2).
1 - L’autonomie normative des États et la résilience du principe pacta sunt servanda
Malgré l’affirmation de certains éléments accréditant une certaine forme de hiérarchie des normes, le droit international demeure avant tout un système fondé sur le volontarisme étatique. L’essentiel des règles internationales, qu’il s’agisse de coutume ou de traités, repose sur l’accord ou l’acceptation des États. Cette logique illustre la centralité du principe pacta sunt servanda, codifié à l’article 26 de la Convention de Vienne de 1969, selon lequel « tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ».
Ce principe traduit l’idée que le consentement des États reste la source première de leurs obligations internationales. Les traités, qui constituent la principale source du droit international contemporain, n’ont d’effet obligatoire qu’entre les parties qui les ont ratifiés. De même, la coutume internationale repose sur la pratique acceptée comme droit (opinio juris), ce qui implique là encore un assentiment étatique, explicite ou implicite.
Cette autonomie normative limite la portée de toute hiérarchie. Les États peuvent conclure des accords bilatéraux ou multilatéraux adaptés à leurs intérêts, y compris en dehors du cadre institutionnel onusien. Les organisations régionales, comme l’Union européenne ou l’OTAN, illustrent cette capacité à créer des systèmes juridiques spécifiques, parallèles au droit de la Charte.
La persistance du volontarisme explique aussi la difficulté à imposer une hiérarchie universelle : en l’absence d’institutions centralisées chargées de faire respecter cette hiérarchie, chaque État demeure largement maître de son engagement. Les normes supérieures reconnues restent ainsi relativement marginales et difficiles à faire respecter en pratique.
2 - La hiérarchie comme exception dans un ordre juridique globalement horizontal
La portée réelle des normes supérieures en droit international ne semble pas de nature à remettre en question significativement la structure générale du système, qui demeure fondamentalement horizontal. Dans ce cadre la hiérarchie des normes apparaît plutôt comme une exception que comme un fondement du système international contemporain. Le droit international a en effet, toujours aujourd’hui, un caractère fondamentalement consensualiste au sens où l’État n’est lié par le droit international que dans la mesure de son engagement. Dans ce cadre, les normes internationales sont relatives (elles lient les Etats qui se les ont rendues opposables) et indifférenciées (leur validité et leurs effets n’ont pas d’autres fondement que la volonté des Etats, ce qui s’oppose à l’idée d’une hiérarchie normative). Il est indiscutable que le jus cogens vient questionner ce consensualisme. Néanmoins du fait des nombreuses incertitudes qui entourent cette notion il ne nous paraît pas en mesure de le remettre en cause de manière significative, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, la rareté des normes impératives reconnues souligne leur caractère exceptionnel. Même si sa liste n’est pas fixée, il est admis que les normes jus cogens ne recouvrent qu’un noyau restreint de règles. En dehors de ces principes, la grande majorité des règles internationales repose encore sur le consentement des États, sans qu’une hiérarchie ne vienne s’imposer. Cela limite considérablement la portée pratique du concept de hiérarchie normative.
Ensuite, l’absence de mécanisme institutionnel centralisé renforce l’idée que le droit international n’est pas organisé comme une pyramide normative. Chaque juridiction internationale ou régionale est susceptible d’interpréter et d’appliquer les normes supérieures selon ses propres critères, sans coordination véritable. Cette fragmentation aboutit à une application partielle et parfois contradictoire de la notion de hiérarchie des normes.
Enfin, la hiérarchie normative se heurte à la résistance des États eux-mêmes. Nombre d’entre eux restent attachés à leur souveraineté et ne souhaitent pas admettre l’existence de règles supérieures qui limiteraient leur liberté. L’invocation du jus cogens ou des obligations erga omnes demeure souvent instrumentalisée dans un cadre politique, davantage que respectée pour sa valeur intrinsèque.
Un dispositif tel que l’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui prévoit d’une part que la Charte des Nations Unies prime sur les autre traités (§1) et d’autre part que si un traité précise dans son texte qu'il est subordonné ou ne doit pas être incompatible avec un autre traité antérieur ou postérieur, les dispositions de celui-ci l’emportent (§2) ou à défaut prévoit la priorité de l’engagement international le plus récent dans la mesure où toutes les parties au traité antérieur sont parties au traité postérieur (§3) nous semble relever plutôt d’une hiérarchie d’obligations que d’une hiérarchie des normes. En effet cet article introduit une hiérarchie en termes de priorité d’application des normes. Il peut conduire à écarter une norme en cas de conflit sans pour autant que cette dernière disparaisse de l’ordre juridique.
Ainsi, la hiérarchie des normes en droit international existe bien, mais à titre limité et exceptionnel. Elle protège certaines valeurs fondamentales considérées comme universelles, mais ne remet pas en cause le caractère consensuel et horizontal de l’ordre juridique international et ne semble pas pouvoir être considérée comme un principe structurant l’ensemble du système.
