La loi bioéthique n° 2021-1017 du 2 août 2021 a ouvert la possibilité aux couples de femmes et aux femmes célibataires de recourir à une assistance médicale à la procréation (ci-après AMP). La question de la filiation de la mère non gestatrice, et donc non protégée par l’article 311-25 du code civil et l’adage mater semper certa est, est réglée par l’instauration d’une reconnaissance conjointe anticipée des deux femmes auprès d’un notaire, aux termes du nouvel article 342-10 du code civil. Pour autant, demeurait le problème des couples de femmes ayant procédé à une AMP à l’étranger antérieurement à la loi de 2021. La loi n° 2022-219 du 21 février 2022 tend à remédier à ces situations, en prévoyant un dispositif transitoire d’adoption plénière de l’enfant par la mère non gestatrice. C’est sur l’interprétation des conditions de ce dispositif, prévu par l’article 9 de la loi de 2022, que la première chambre civile de la Cour de cassation a dû statuer, dans cet arrêt du 23 mai 2024.
Un couple de femmes, mariées depuis le 23 juin 2018, souhaite accueillir un enfant. Pour poursuivre ce projet parental commun, une AMP avec tiers donneur est réalisée en Belgique, donnant lieu à la naissance d’un enfant le 4 octobre 2018. L’épouse gestatrice de l’enfant consent, par un acte notarié du 23 octobre 2019, à l’adoption plénière de l’enfant par son épouse, mère d’intention de l’enfant, qui dépose une requête en adoption plénière de l’enfant le 30 novembre 2019. Cependant, la mère gestatrice avait retiré son consentement le 25 novembre 2019.
L’arrêt n’indique pas la position du tribunal de première instance. Cependant, en appel, la cour d’appel de Lyon ordonne, par arrêt du 9 juin 2022, l’adoption plénière de l’enfant par sa mère d’intention et le changement du nom de famille de l’enfant en conséquence, laissant le JAF statuer sur les conséquences de cette adoption.
Un pourvoi est formé par la mère gestatrice, qui se fonde sur l’article 9 de la loi n° 2022-219 du 21 février 2022.
En effet, elle rappelle que l’article 9 de la loi de 2022 autorise le juge à passer outre le consentement du parent biologique de l’enfant, à la condition d’une décision spécialement motivée dans laquelle il relève que le refus opposé par le parent biologique est contraire à l’intérêt de l’enfant et si sa protection l’exige. Or, en l’espèce, elle reproche à la cour d’appel de s’être placée du point de vue de la mère d’intention, et non de l’intérêt de l’enfant en cause. Plus encore, la cour d’appel avait relevé que la mère d’intention ne présentait pas une figure stable pour l’enfant, et qu’elle s’en était désintéressée à plusieurs reprises, ce qui était contraire à l’intérêt de ce dernier. Elle lui reproche aussi de ne pas avoir constaté en quoi le prononcé forcé de l’adoption plénière constituait une protection pour l’enfant, et de se borner à mettre en avant la nécessité pour l’enfant d’avoir un double lien de filiation établi. Enfin, et surtout, elle reproche au juge d’appel d’avoir pris en considération la situation hypothétique de l’enfant, qui aurait bénéficié de ce double lien de filiation maternelle, si les deux femmes avaient réalisé l’AMP après la loi bioéthique du 2 août 2021.
La Cour de cassation, réunie en sa première chambre, était donc amenée à statuer sur les dispositions transitoires de l’article 9 de la loi de 2022. Plus précisément, il lui était demandé comment apprécier les conditions tenant à l’intérêt de l’enfant et sa protection pour prononcer l’adoption forcée de l’enfant par la compagne de la mère légale (§10).
La première chambre civile de la Cour de cassation décide de suivre le raisonnement de la cour d’appel de Lyon et rejette en conséquence le pourvoi de la mère gestatrice légale.
Elle rappelle, dans un premier temps (§8 et 9), la teneur des articles 6, IV, alinéa 1er de la loi bioéthique du 2 août 2021 et 9 de la loi du 21 février 2022. Le premier texte consacre la possibilité, pour un couple de femmes, de recourir à l’AMP lorsque cette dernière a eu lieu avant la publication de la présente loi. La filiation avec l’enfant né par AMP sera alors établie à l’égard de la mère non gestatrice par une reconnaissance conjointe des deux mères établie devant notaire. Le second texte est une disposition transitoire réglant le problème des couples de femmes ayant réalisé une AMP à l’étranger avant la loi bioéthique et dans lesquels la mère biologique et légale refuse de procéder à une telle reconnaissance conjointe. Dès lors, la mère non gestatrice est autorisée à demander l’adoption plénière de l’enfant, si elle ramène « la preuve du projet parental commun et de l’AMP réalisée à l’étranger avant la publication » de la loi bioéthique de 2021. Le juge est alors autorisé « à titre exceptionnel » à ordonner l’adoption forcée de l’enfant, s’il constate que le refus opposé par la mère biologique et légale « est contraire à l’intérêt de l’enfant et si la protection de ce dernier l’exige ».
Elle rappelle ensuite la raison d’être de ces dispositions transitoires : « régler la situation des couples de femmes ayant eu recours à une AMP à l’étranger avant la loi du 2 août 2021 et qui se sont séparées, de manière conflictuelle, depuis le projet parental commun » (§11).
Elle précise alors l’intention du législateur dans la rédaction de cet article : il ne s’agissait pas ici de priver l’enfant issu de l’AMP de la protection offerte par un second lien de filiation du seul fait du conflit entre les deux femmes à l’origine du projet parental. Pour la Cour de cassation, l’ajout d’une condition tenant à prouver que l’adoption de l’enfant par la mère non gestatrice est une mesure indispensable pour protéger l’enfant d’un danger conduirait à atténuer la finalité recherchée par le législateur (§12 et 13).
Dès lors, la Cour considère donc que les juges du fond doivent prononcer l’adoption « si, en dépit du refus, sans motif légitime, de la femme qui a accouché de procéder à la reconnaissante conjointe, elle est conforme à l'intérêt de l'enfant, souverainement apprécié par le juge en considération des exigences de sa protection » (§14).
Il lui faut ensuite appliquer cette nouvelle interprétation de l’article 9 de la loi de 2022 aux faits de l’espèce. Il ressort des constatations de la cour d’appel de Lyon que l’enfant issu de l’AMP nécessitait une attention importante et constante, qui avait pu « déstabiliser » le couple. C’est donc pour préserver l’enfant du contexte conflictuel, en sus de toute infection durant la pandémie de Covid-19, que la mère non gestatrice a souhaité s’en éloigner, sans que ce départ ne remette en cause sa place dans le projet parental ni dans l’appréhension de la mère non gestatrice comme le second parent de l’enfant (§15 et 16), ce qui était appuyé par le fait que l’enfant était intégré dans les familles des deux femmes (§18).
La cour d’appel a de plus relevé que la mère non gestatrice portait un grand intérêt à l’enfant, qu’elle voyait régulièrement dans un « cadre adapté », en employant toujours un comportement approprié tenant compte des liens de l’enfant avec sa mère biologique (§17).
Dès lors, la cour d’appel de Lyon a correctement et souverainement déduit que l’adoption plénière de l’enfant par sa mère non gestatrice devait être prononcée, car conforme à l’intérêt de l’enfant.
Cet arrêt s’insère dans un contexte connu : celui de la filiation de la mère non biologique d’un enfant né par AMP à la suite d’un projet parental porté par un couple de femmes. Pour autant, il répond ici à une difficulté toute particulière : l’interprétation de l’article 9 de la loi du 21 février 2022, dispositif transitoire prenant fin au début de l’année 2025. L’interprétation proposée, loin de se limiter aux seules dispositions transitoires de la loi de 2022, invite à interroger plus largement la vision portée par la Cour sur l’adoption en matière d’AMP, et plus largement sur la filiation elle-même, l’AMP étant aux frontières des filiations charnelle et adoptive. Ainsi, l’interprétation des conditions de l’adoption forcée de l’enfant né par AMP, telle que proposée par la Cour de cassation (I) laisse entrevoir un certain nombre de conséquences quant aux fondements de la filiation et au rôle qu’elle entend jouer dans la refonte du droit de la filiation (II).
- I – Les conditions de l’adoption plénière de l’enfant né par AMP avant la loi du 2 août 2021
- A – Le maintien de la condition préalable d’un projet parental commun
- B - La relecture jurisprudentielle des conditions tenant à l'intérêt de l'enfant
- II – Les conséquences de l’adoption plénière de l’enfant né par AMP avant la loi du 2 août 2021
- A - Une conséquence temporaire : l’adoption plénière forcée de l’enfant
- B - Une conséquence durable : la transformation du droit de l’adoption
- Cass., Civ. 1re, 23 mai 2024, n° 22-20.069