Le droit de la filiation est un droit complexe, qui repose sur trois composantes difficilement conciliables : la biologie, la volonté et le vécu. Le modèle classique de la filiation biologique et hétéronormative est aujourd’hui bousculé par la recherche de son identité, recherche portée par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention EDH). Face à ces enjeux, la Cour de cassation tente de maintenir un équilibre entre le droit au respect de la vie privée et familiale des justiciables et les objectifs poursuivis par les règles en matière de filiation. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 5 octobre 2016, en est une parfaite illustration, au sujet des délais de prescription de l’action en contestation de paternité.

En l’espèce, une femme est née en 1946, son lien de filiation maternelle est établi. Son lien de filiation paternelle est établi le 30 juin 1965 à l’égard de son beau-père, par reconnaissance et par légitimation par mariage avec sa mère. Aucune contestation ne naît quant à cette filiation et ce jusqu’au décès de l’auteur de la reconnaissance en 2001, la requérante venant à sa succession.

Par acte du 25 novembre 2005, la requérante est reconnue par un autre homme, décédé par la suite en 2006.

La requérante a tenté, en vain, de contester la première reconnaissance datant de 1965. Un jugement, devenu irrévocable le 20 novembre 2007, a déclaré sa demande irrecevable comme prescrite. Ce même jugement a donc annulé la seconde reconnaissance réalisée en 2005.

Dans un second temps, la requérante a assigné, par acte du 29 juillet 2011, les descendants de l’auteur de la première reconnaissance sur le fondement de l’article 327 du code civil, aux fins de voir ordonner une expertise biologique, son souhait étant d’établir sa filiation avec l’auteur de la seconde reconnaissance.

Aucune information n’est donnée sur le sens de la décision de première instance. En appel, sa demande est rejetée par la cour d’appel de Rouen dans un arrêt du 13 mai 2015, au motif essentiel que la demande était irrecevable en raison de l’autorité de la chose jugée attachée au jugement irrévocable rendu en 2007, ce qui entraîne l’impossibilité d’établir une nouvelle filiation paternelle sans combattre la filiation paternelle déjà existante sur le fondement de l’article 320 du code civil.

La requérante forme alors un pourvoi en cassation. Au soutien de ce pourvoi, elle décline un moyen, divisé en trois branches.

D’une part, elle reproche à la cour d’appel d’avoir méconnu les exigence de l’article 8 de la Convention EDH, et plus particulièrement de son « droit à connaître ses origines et à voir établie la filiation correspondante ». Or, elle considère que les délais dans lesquels sont enfermés les actions en contestation de paternité (c. civ. art. 320 et 321) constituent une restriction excessive à son droit à connaître ses origines. Elle reproche ainsi aux dispositions internes de ne pas tenir compte de l’ignorance de sa filiation réelle, en fixant le point de départ de la prescription des actions en contestation au jour de la majorité de la requérante en 1967, et non au jour où elle a eu connaissance de l’existence de la réalité de sa filiation en 2005.

D’autre part, elle rappelle que les restrictions à un droit fondamental doivent satisfaire aux exigences de nécessité et de proportionnalité. Elle reproche ainsi à la cour d’appel d’avoir méconnu les exigences de l’article 8 de la Convention EDH en ne procédant pas à un contrôle concret de proportionnalité entre son intérêt à la connaissance de ses origines et à la reconnaissance de son lien de filiation, et l’intérêt de la famille de l’auteur prédécédé de la première reconnaissance.

Enfin, elle rappelle qu’en matière de filiation, l’expertise biologique est de droit, sauf motif légitime de ne pas y procéder. Elle reproche ainsi à la cour d’appel d’avoir méconnu l’article 146 du code de procédure civile et l’article 8 de la Convention EDH en ne précisant pas pour quel motif sa demande d’expertise biologique était rejetée, alors même que son géniteur avait manifesté le souhait, de son vivant, de procéder à une telle expertise et qu’il était dans le droit de la requérante de connaître ses origines et d’établir sa filiation.

La requérante interrogeait ainsi la Cour de cassation en ces termes : L’application du principe chronologique en matière de filiation est-elle conforme au droit de connaître ses origines garanti par l’article 8 de la Convention EDH ?

La Cour de cassation, en sa première chambre, répond par la positive à cette question. Elle rejette en conséquence le pourvoi en répondant en trois temps à la requérante.

D’une part, elle relève que l’arrêt d’appel n’a pas déclaré l’action irrecevable comme prescrite, mais qu’elle a constaté que la demande avait déjà été jugée par le jugement de 2007, lequel était devenu irrévocable et avait autorité de chose jugée. Dès lors, il existe déjà une filiation paternelle, qui fait obstacle à l’application de l’article 327 du Code civil.

D’autre part, elle relève que l’existence de délais de prescription et, partant, l’impossibilité qui peut en découler de faire reconnaître un lien de filiation est bien une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée de la requérante, garanti par l’article 8 de la Convention EDH. Cependant, la cour d’appel a parfaitement relevé que cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir « garantir la stabilité du lien de filiation et à mettre les enfants à l’abri des conflits de filiation ».

Enfin, la Cour constate que la cour d’appel a relevé que l’auteur de la première reconnaissance était considéré par tous, y compris la requérante, comme son père de 1965 à 2001 (date de son décès). Cela signifie que le titre était bien conforté par la possession d’état. La requérante a, de plus, disposé d’un délai de 30 ans après sa majorité pour contester cette filiation, donc jusqu’en 1997. Or, elle n’avait pas contesté cette filiation et avait hérité de l’auteur de la première reconnaissance. La requérante avait disposé de procédures pour mettre en conformité sa situation juridique à la réalité biologique. Dès lors, la cour d’appel a, à bon droit, considéré qu’il n’y avait pas ici d’atteinte disproportionnée.

Dans cet arrêt, la Cour de cassation était saisie d’un litige hautement symbolique, qui concernait la mise en œuvre du principe chronologique de l’article 320 du code civil. Après avoir, sur le fondement de ce principe chronologique, constaté l’irrecevabilité de l’action en contestation de paternité (I), les juges de cassation contrôlent qu’une telle irrecevabilité n’est pas disproportionnée eu égard au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante à établir sa filiation (II).

  • I - Le rappel de la portée du principe chronologique en matière de filiation
    • A - La constatation de la fin de non-recevoir de l’action en contestation de paternité
    • B - La confirmation subséquente du rejet de l’action en recherche de paternité
  • II - La proportionnalité du principe chronologique en matière de filiation
    • A - La proportionnalité abstraite de l’ingérence
    • B - La proportionnalité concrète de l’ingérence
  • Cass., Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.507

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