Inconnues du code civil de 1804, les personnes morales sont aujourd’hui des actrices essentielles de la scène juridique. Leur reconnaissance s’est faite sur le modèle des personnes physiques, au point que « ces êtres moraux, à l’instar des hommes, peuvent acquérir, contracter, être titulaires de droits, débiteurs d’obligations, bref être des sujets de droit » (J. Carbonnier, Droit civil, t. 1, PUF, 2017, p. 693, n° 353). Mais si la personne morale se rapproche de la personne physique, en adopte-t-elle pour autant le régime juridique ? C’était l’enjeu de l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 17 mars 2016, n° 15-14.072, rendu au sujet de la vie privée des personnes morales.
Les faits concernent un passage indivis desservant deux locaux. L’un des locaux appartient à une personne, qui l’a donné à bail à son fils pour qu’il y développe une activité de location et de réception. L’autre local appartient à une société exploitant un fonds de commerce de boulangerie-pâtisserie. Le locataire installe un système de vidéo-surveillance et un projecteur, dirigé notamment vers le passage commun. La société reproche au locataire d’intenter à sa vie privée par la captation d’images réalisée par l’installation.
La société saisit le juge des référés, sur le fondement de l’article 809 du code de procédure civile, aux fins d’obtenir le retrait du dispositif de surveillance. Le contentieux s’est élevé jusqu’à la cour d’appel d’Orléans. Par arrêt en date du 17 novembre 2014, les juges orléanais ont fait droit à la prétention à la société demanderesse et demandé au locataire de retirer le dispositif de surveillance litigieux. Pour statuer en ce sens, les juges d’appel ont considéré que l’usage du dispositif de vidéo ne se limitait pas à la surveillance de l’immeuble loué. Il dépassait la seule propriété et enregistrait aussi les mouvements sur le passage indivis, notamment la porte de service de la boulangerie-pâtisserie. Dès lors, il est établi que le dispositif mis en place par le locataire constitue un trouble manifestement illicite, violant le droit au respect de la vie privée de la société.
Le locataire, ainsi que la propriétaire de l’immeuble, se pourvoient en cassation contre cet arrêt d’appel. Pour les demandeurs au pourvoi, un tel raisonnement ne tient pas, dès lors que la société n’agit pas ici dans l’intérêt des droits de ses salariés, de ses clients ou de ses fournisseurs, mais dans son intérêt propre. Or, en tant que personne morale, elle ne peut invoquer une atteinte au respect de sa propre vie privée.
La première chambre civile de la Cour de cassation était donc amenée à se positionner sur la reconnaissance d’une vie privée au profit des personnes morales.
Les juges de cassation sont sensibles aux arguments des demandeurs au pourvoi et cassent l’arrêt rendu par la cour d’appel. Sur le fondement des articles 9 du code civil et 809 du code de procédure civile, la Cour considère que « si les personnes morales disposent, notamment, d'un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil, de sorte que la société ne pouvait invoquer l'existence d'un trouble manifestement illicite résultant d'une telle atteinte ». En conséquence, la cour d'appel a violé les textes visés par la Cour de cassation.
Pour décider du sort du droit au respect de la vie privée des personnes morales, la Cour de cassation raisonne de manière binaire. Il existe bien, par principe, une analogie entre les personnes morales et les personnes physiques (I). Mais ce principe peut connaître des exceptions (II), parmi lesquelles figure le droit au respect de la vie privée des personnes morales.
- I – Le principe de l’analogie entre personnes morales et personnes physiques
- A - La nature commune des personnes morales et physiques
- B - Le régime juridique commun des personnes morales et physiques
- II – Les limites de l’analogie entre personnes morales et personnes physiques
- A - L’absence de vie privée de la personne morale
- B - Les enjeux de l’absence de droit au respect de la vie privée de la personne morale
- Cass., Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 15-14.072, Bull. civ. I, n° 1060